Natalia Routkevitch
7/11/2025- Mon arrière-grand-père paternel, Ivan Petrovitch Pavlov (1889–1959), faisait partie de ceux qu’on appelle aujourd’hui les fanatiques de la révolution.
Bolchevik, clandestin, militant de la lutte armée – ainsi se présente-t-il dans ses mémoires, publiés il y a quelques années par le musée historique d’Ekaterinbourg.
Ouvrier issu d’une famille paysanne de la province d’Oufa, il appartenait à cette génération presque oubliée des vieux bolcheviks qui accompagnèrent le mouvement révolutionnaire radical pratiquement depuis la naissance de celui-ci.
Entré adolescent au Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), quelques mois après la révolution de 1905, il rejoignit aussitôt son aile la plus radicale.
Les mémoires de cet opposant acharné au tsarisme, soldat anonyme de la garde léniniste, clandestin, prisonnier politique et exilé, rédigés « pour les générations futures », ne sont pas seulement intéressants pour des raisons familiales.
Ils offrent un témoignage de première main sur le travail de terrain du POSDR(b) au début du XXᵉ siècle, à l’échelle provinciale : ses objectifs, ses moyens, ses résultats.
Ils dévoilent la psychologie de ces militants bolcheviks – hommes et femmes – qui, mus par une conviction absolue, embrassaient une vie de privations, de périls et de choix douloureux, persuadés de travailler à la libération et au bonheur de l’humanité. Ni les arrestations, ni les atrocités de la guerre civile, ni les répressions staliniennes contre le parti, le peuple et les proches de sa femme, issue de la petite noblesse, ne parvinrent à ébranler la foi d’Ivan Petrovitch dans le bolchevisme et les idéaux communistes.
« C’était nécessaire », se répétait-il.
Ce qui frappe, au-delà de cette foi ardente – disparue, pour le meilleur et pour le pire, des sociétés postmodernes –, c’est la richesse exceptionnelle d’une vie marquée par d’immenses épreuves.
« Serf, fils de serf », disait-il de ses ancêtres paysans.
Son grand-père était parti comme haleur sur la Volga ; lui-même, ayant grandi dans un petit village au cœur de la province, maîtrisait, à quatorze ans, absolument tous les travaux paysans et aimait la campagne malgré sa rudesse extrême.
À seize ans, apprenti mécanicien, il avait appris un tas de métiers – du cuivre à la forge, en passant par le tournage, l’électricité, etc.
À vingt ans, militant politique aguerri, il avait connu la prison et l’exil à trois reprises.
En 1914, il fut envoyé sur le front, où il passa trois ans.
Il traversa trois révolutions, une guerre civile et deux conflits mondiaux dévastateurs – le second lui enleva un fils –, étant l’un des acteurs engagés de ces bouleversements.
Ses mémoires évoquent les grands événements auxquels il prit part : les révolutions russes, la Première Guerre mondiale, la guerre civile, la mort de la famille impériale à Ekaterinbourg, les premières années de la construction soviétique, la reconstruction d’après-guerre, la collectivisation des campagnes, la Grande Guerre patriotique et, enfin, la mort de Staline.
Dans le bref épilogue, il imagine une grande fête familiale célébrée en l’an 2000 : il y voit sa fille, devenue une vieille dame, entourée de ses proches, levant son verre « au XXᵉ siècle, cette époque héroïque de l’histoire russe, couronnée (il n’en doutait pas) par la victoire du communisme et du léninisme » – le régime qui, croyait-il, rendrait enfin l’homme libre et heureux.
De fait, le XXᵉ siècle a prouvé, avec tout le fracas possible, qu’aucun ordre social ne peut rendre l’homme libre ou heureux.
Ni meilleur, ni plus sage, ni plus humain, ni plus prudent – malgré toutes les expériences et toutes les horreurs vécues…
La construction de l’URSS fut la dernière tentative, d’une ampleur inégalée, de s’appuyer sur de grands récits pour faire advenir une humanité meilleure, pour incarner collectivement les idéaux des Lumières, et la justice pour les plus démunis.
« Rien de grand ne s’est jamais produit dans l’Histoire sans violence ni acharnement », disait Engels.
La dernière génération encore formée dans et par le régime soviétique, on gardera la mémoire encore un peu tangible, vivante, de cette épopée à la fois terrible et monumentale qu’a été l’URSS.
Il est d’autant plus important de préserver cette mémoire – de la grandeur et de la terreur, de la violence et de l’acharnement – que les acquis sociaux, achetés au prix le plus élevé, ont été entièrement balayés après 1991. Et que l’effondrement de l’URSS – paisible seulement en apparence – a coûté aux ex-Soviétiques autant – sinon davantage – que sa construction. Le prix du sang continue d’être versé chaque jour.
La mémoire de cette entreprise grandiose a longtemps été confisquée par ceux qui voulaient effacer toute possibilité de réémergence, sous quelque forme que ce soit, d’un contre-modèle.
Mais on n’a pas réussi à effacer complètement ni les récits divergents du narratif unique, ni le crédit de confiance dont le contre-projet soviétique bénéficiait partout dans le monde. Aujourd’hui, l’alternative qui se construit face à la modernité unique – au sein de divers mouvements et regroupements internationaux – se fait notamment en se souvenant qu’une autre manière de vivre, de produire et de penser a existé dans un passé récent.
Que l’existence en dehors du système-monde occidental, voire à contre-courant, est possible.
C’est probablement cela qui est le plus précieux aujourd’hui.
Quelle forme prendra cette Alternative – ce sera la réponse des radicaux de demain, qui seront plus courageux et plus désespérés que les réformistes actuels.