- 19/9/2022 - Au début, tu sais, il n'y eut guère plus qu'une indignation molle, de celles que l'on exprime face aux tracas subalternes de la vie. Quand le Qatar se vit attribuer l'organisation de la Coupe du Monde, nous étions en 2010. C'était il y a une éternité ! Certes, le Qatar n'enthousiasmait pas les plus démocrates d'entre nous ; mais somme toute, nous venions d'organiser des JO d'été à Pékin, nous allions organiser des JO d'hiver en Russie et, dans la lancée, nous retournerions en Chine. Et puis, tiens, on ferait même une Coupe du Monde en Russie, histoire de boucler la boucle. Alors bon... Ce n'était guère plus que la routine, un menu nid-de-poule sur l'autoroute de la modernité.
Peu après, quelques voix se sont élevées pour soupçonner que certains membres de la FIFA auraient perçu des "encouragements" à voter intelligemment. Certains, du bout des lèvres, allaient jusqu'à appeler ça corruption. L'affaire fit tant de clapotis que certaines têtes furent coupées. Mais que faire de plus ? Remettre en cause le résultat des votes ? Après tout, c'était le Qatar, on ne pouvait pas vraiment s'attendre à ce qu'ils n'achetassent pas ce qui peut s'acheter. D'ailleurs, entre temps, ils s'étaient offert le PSG avec des arguments sonnants et trébuchants, ce qui offrait enfin l'espoir que le plus grand club de France cesse de trébucher et de se faire sonner en Ligue des Champions. Alors bon... Ce n'était guère plus que la routine, un menu flash de radar sur l'autoroute de la mondialisation.
Évidemment, ensuite, il fallut construire les infrastructures. Et les immenses stades nécessaires à la grand-messe du foute, ça ne pousse pas en arrosant le sable. Il y avait urgence, alors comme nous l'enseigne infailliblement l'Histoire, quand il s'agit de construire vite et grand, rien de mieux que l'esclavage. Oh ! L'esclavage ! Tout de suite les grands mots ! Peut-être ces travailleurs étaient-ils d'humbles héraults tout entiers dévoués à la cause du foutebale ? D'ailleurs, les quelques moutons noirs cupides qui osèrent réclamer une paie furent renvoyés à domicile avec la plus stricte des fermetés. Mais entre le Guardian, qui recense un minimum de 6500 morts, et l'appareil officiel du Qatar, qui en dénombre 37, qui détient la vérité ? Alors bon... Ce n'était guère plus que la routine, un petit bouchon sur l'autoroute de la civilisation.
Là où ça a commencé à coincer un peu aux entournures (et au col, aussi), c'est quand on s'est aperçu que le Qatar était islamique. On n'avait pas vraiment conscience de cela, avant. Rapport au fait que le Qatar semblait vouloir ressembler aux plus belles démocraties occidentales, à grands coups d'architecture ambitieuse et de pétrodollars (pardon, de riyals). Mais après 2010, il y eut 2015 et le grand festival des attentats. Charlie Hebdo, Bataclan. Et après 2015, il y eut 2016 : Bruxelles, Nice. Puis 2017, 2018, et plein d'autres nombres en 201... Et chaque année apportait son lot d'attentats islamistes, en France ou ailleurs. Et l'idée d'une Coupe du Monde en terre d'islam radical est devenue moins rock'n roll. Le Qatar ne semblait pas parti pour être le prochain Woodstock. Cela dit, le Qatar se défendait d'être islamiste. Islamique seulement. Islam ferme, résolu, mais certainement pas radical. D'ailleurs, à la différence de l'Arabie Saoudite voisine, qui décapite comme d'autres prennent leur café le matin (81 en une seule journée en 2022, dans un accès de ferveur dévote), le Qatar n'exécute plus personne depuis bien longtemps. À part en 2021, mais il s'agissait d'un Népalais. Alors bon... Ce n'était guère plus que la routine, un petit vomi sur le bord de l'autoroute de l'œcuménisme.
Pour beaucoup, la problématique s'est concrétisée tardivement, au début de l'été. On s'est rendu compte de ce qu'islamique voulait dire lorsque le Qatar a fait savoir qu'une certaine tolérance serait de mise pendant la Coupe du Monde en ce qui concerne la loi locale sur les relations hors mariage. En temps habituels, toute relation hors mariage, ou pire adultérine, ou pire homosexuelle, ou pire sodomite, était passible de peine de mort, ou a minima de coups de fouets et d'emprisonnement. Bizarrement, le monde n'a pas forcément ressenti cette précision comme une preuve de la grande tolérance du Qatar. Mais bon... Ce n'était guère plus que la rout... Enfin bref, là oui, on commençait à sentir un peu que l'autoroute avait deux trois malfaçons dans l'enrobé.
Et enfin, pour la plupart, la prise de conscience est survenue après l'été 2022. On sortait de la plus longue canicule de l'histoire moderne, on n'avait plus d'eau depuis des semaines, des pays entiers étaient sous les eaux, la guerre en Ukraine provoquait une flambée des prix de l'énergie et laissait augurer un hiver bas en couleurs. Soudain, les images de ces immenses stades perdus au milieu du désert, tempérés par des batteries de climatiseurs grands comme des réacteurs de Boeing 737, sont apparues comme un signe frappant de décalage temporel. On ne pouvait plus prétendre que ce n'était rien, que c'était comme ça.
Voilà, maintenant tu sais comment, en douze années de temps, la Coupe du Monde au Qatar, avec ses stades bâtis sur des ossuaires, est devenue le symbole de la corruption, de l'atteinte aux droits humains, du dédain face à la catastrophe climatique, tout ça pour le plaisir de voir courir quelques milliardaires en culottes courtes. Voilà, mon fils, comment elle est devenue le symbole ultime du cynisme de notre civilisation. Et voilà comment elle est devenue l'instant où le monde s'est rendu compte que ce pouvait être le début de la fin ; ou le début d'autre chose. Tu n'étais pas né en 2010. Ton frère avait un an. Vous n'y pouviez rien. Et je croyais n'y rien pouvoir non plus. Mais quand on est nombreux à n'y rien pouvoir, on finit par pouvoir un peu.