Nico Naf
Rien ne serait plus comique que d’observer les néolibéraux en train de se faire les défenseurs de la « valeur travail » si ces derniers n’avaient pas tant annihilé le travail en dégradant les conditions des prolétaires depuis une quarantaine d’années. Il s’agit bel et bien d’un nouvel affront et d’un mépris de classe de la part de l’aristocratie financière vis-à-vis de ceux qui n’ont que leur force de travail comme source de revenus. Entendre Emmanuel Macron ou Nicolas Sarkozy évoquer la revalorisation du travail, ce serait un peu comme si Pablo Escobar et John Gotti avaient demandé à ce qu’on applique des peines plus lourdes pour les dealers de drogue et les gangsters.
Depuis la fin des années 70 et l’application des politiques néolibérales par Margaret Thatcher et Ronald Reagan qui ont été poursuivies par tous les pays membres de l’OCDE, gouvernements de gauche et de droite compris, des politiques de flexibilité du marché du travail ont été mises en œuvre. Ainsi ont été créés des boulots ultra précaires et flexibles comme les mini jobs en Allemagne, les contrats zéro heure au Royaume-Uni, les CDD à temps partiel en France, ce qui a provoqué une augmentation radicale du nombre de travailleurs pauvres. Les licenciements ont été assouplis et les conditions d’indemnisation des chômeurs ont été durcies notamment en Allemagne par les lois Hartz et en France par les lois Travail et la réforme Pénicaud de l’assurance chômage.
Mais c’est sans compter que le néolibéralisme a engendré ce que l’anthropologue David Graeber a appelé les « bullshit jobs » que l’on pourrait traduire par jobs à la con. Ces pseudo métiers surpayés de consultants, experts en marketing, avocats d’affaire, fiscalistes, lobbyistes, assistant manager... sont en réalité improductifs et ceux qui l’exercent passent leur temps à assister à des réunions, lire des mails ou rédiger des rapports ou des tableaux sur PowerPoint, à tel point que certains d’entre eux se sentant totalement inutiles tombent en dépression.
La mondialisation et la libre circulation des capitaux et des marchandises a également mis en concurrence les ouvriers et employés des pays industrialisés avec ceux des pays en voie de développement, accélérant ainsi la désindustrialisation et la tertiarisation/financiarisation des économies des pays riches d’un côté avec pour conséquences des délocalisations et du chômage de masse et produisant de l’autre une nouvelle forme d’esclavage moderne dans les pays pauvres, surtout en Asie du Sud Est. Au sein même des États, la concurrence a été organisée entre les travailleurs précaires et les migrants, certaines entreprises ne se privant pas d’exploiter au maximum la misère des sans-papiers travaillant au noir ou sous une fausse identité.
Mais le pire étant la destruction méthodique des métiers de la fonction publique : professeur, soignant, chercheur... dont la mission première est désormais de remplir des tonnes de paperasses afin de justifier leur rémunération au lieu d’exercer leur métier.
Tout cela s’est accompagné d’une nouvelle organisation du travail autour d’un management moderne déshumanisé et aliénant appliqué autant dans le secteur privé que public. Des objectifs inatteignables et des injonctions contradictoires ont été fixées pour les salariés entraînant ainsi la perte de sens, les burn out, le harcèlement des supérieurs et l’impression de faire toujours plus avec moins.
Désormais, l’horizon est encore d’aller plus loin et de développer ce que Gary Becker, économiste de l’école de Chicago et proche de Milton Friedman, appelle le capital humain, c’est à dire de développer l’ensemble des connaissances et des compétences des individus dans le but d’augmenter leur productivité et de leur assurer des revenus futurs, chacun devenant ainsi entrepreneur de lui-même. Loin de permettre aux travailleurs de devenir autonomes et d’accroître leurs capacités, le développement de la micro entreprise et de l’uberisation ces dernières années a réactualisé le travail à la tâche du XIXe siècle et a mis en perspective la faiblesse des rémunérations, la fragilité de la protection sociale, l'absence de perspectives professionnelles et les risques physiques et psycho-sociaux subis par les travailleurs des plateformes.
Le travail n’est pour les néolibéraux qu’une simple variable d’ajustement, une ligne comptable sur une fiche de paie. Les salaires sont désormais des coûts salariaux, les cotisations sociales des charges sociales. La préférence des néolibéraux va à la rente, au profit et à la compétitivité et non au travail. Si les entreprises du numérique cherchent tant à accélérer l’automatisation et la robotisation afin de remplacer l’activité humaine, c’est avant tout pour maximiser leurs profits en éliminant les coûts salariaux et ôter aux salariés tout rapport de force puisque les robots, eux, ne font jamais grève.
Loin de l’image que les néolibéraux se sont donnés comme défenseurs du travail pour écrire leur propre vérité, la réalité s’est traduite autrement dans les actes. Le capitalisme financier n’a eu pour conséquences que la mise à mort du travail, sa dépossession et la guerre des travailleurs entre eux.