Yann Bizien
Le « concept » d’État de droit a été théorisé par le juriste Hans Kelsen au début du XXème siècle pour le définir ainsi : un « État dans lequel les normes juridiques sont hiérarchisées de telle sorte que sa puissance s'en trouve limitée ».
Les quatre principes fondamentaux de l’État de droit sont la séparation des pouvoirs, le pouvoir de voter la loi (pouvoir législatif), le pouvoir d'exécuter les lois et pour ce faire d'édicter des règlements (pouvoir exécutif) et la faculté de rendre une justice indépendante (autorité judiciaire).
L’État de droit serait soumis à un droit forcément antérieur et supérieur. Autrement dit, les pouvoirs doivent obéir à l’ordonnancement juridique et à des normes préalablement votées par une majorité, qu’elle soit absolue ou relative.
Nous pourrions ajouter que l’État de droit serait indissociable de l’autorité et de la contrainte collective sur les citoyens. Il serait au service de sa propre continuité, du contrat social, de l’intérêt général, mais aussi des droits de l'homme et de la démocratie. Il devrait pouvoir associer la population dans le processus décisionnel de notre société.
Dans l’État de droit, il est également admis que les droits de l’homme protégeraient l'individu contre l'arbitraire et les atteintes excessives à ses libertés, en garantissant en particulier la dignité humaine.
La démocratie ainsi fondée sur l’État de droit s'opposerait à l'État autoritaire dominé par l'arbitraire d'un dictateur ou d'un tyran. Elle s'opposerait également à un État chaotique ou anarchique dans lequel les lois seraient inexistantes ou bien ne seraient pas respectées, appliquées ou observées.
Le problème est que l’État de droit n’offre pas toutes les garanties attendues d’égalité, de liberté et de justice en France. Il a été dévoyé par « l’arc républicain » majoritaire, qui exerce le pouvoir.
En effet, la Loi peut toujours être interprétée, et cela jusqu’au Conseil Constitutionnel. Cette interprétation, souvent pour des fondements idéologiques, peut conduire à de la faiblesse, à des dérives ou à des excès tant dans la pratique du pouvoir que dans la décision politique.
La Loi n’est donc pas toujours faite pour encadrer et limiter le pouvoir de l’État. Elle n’est pas systématiquement élaborée pour défendre le citoyen contre l’État. Au contraire, il lui arrive même d’être conçue pour défendre l’État contre l’individu.
Car, oui, l’exécutif s’abrite souvent derrière cette notion d’État de droit pour fonder, guider et justifier son action politique face aux oppositions qu’il rencontre.
Quand on observe l’État de droit, on peut même affirmer qu’il y aurait quelque chose d’immuable dans le temps : l’État prélève de l’impôt et le redistribue, mais il garantit toujours aux uns leurs richesses et aux autres leur pauvreté. Rien ne change dans notre société. Il y a toujours des riches et des pauvres.
En trompant les Français, en abusant souvent de leur naïveté, de leur ignorance, ou de leur confiance, allant parfois jusqu’au mensonge grossier, comme cela a été le cas dans l’appréciation du chaos sur l’épopée du Stade de France, le pouvoir exécutif perd toute crédibilité.
Les exemples d’égarement du pouvoir vis-à-vis de l’État de droit sont tellement nombreux que je ne pourrai évidemment pas tous les citer ici. Les Français ne sont pas dupes. Ils l’ont constaté dans la gestion des crises sous la présidence d’Emmanuel Macron.
Pendant la crise des Gilets jaunes, le pouvoir a abusé de son monopole de la violence légitime. Durant la crise sanitaire, il a divisé et enfermé les Français avant d’ostraciser les non vaccinés. Face à la guerre en Ukraine, il brûle l’argent des contribuables français sans leurs avis. Et, tout récemment, le pouvoir s’est agenouillé devant les injonctions humanitaristes de SOS Méditerranée.
Le pouvoir n’aime pas le concept de souveraineté du peuple pourtant inscrit dans le marbre de notre Constitution. Nos élus veulent bien être élus par le peuple. Mais ils n’admettent pas que celui-ci puisse émettre son avis sur des questions importantes qui ressortent du référendum. Ils ne lui font pas confiance, car ils considèrent que le peuple est dénué de bon sens et de raison.
Le pouvoir fait donc ce qu’il veut avec le concept d’État de droit. Il peut toujours invoquer un mobile supérieur et la raison d’État pour hisser sa volonté au-dessus de toutes nos normes juridiques et violer le Droit à sa façon. Il utilise en définitive le droit comme un outil au service de sa politique et de sa majorité. Et il peut considérer que ce droit reste interprétable et modulable par elle, à merci.
Oui, le pouvoir utilise le droit pour le mettre au service de ses intentions. Il peut vouloir se préserver du peuple dangereux dans les opérations du maintien de l’ordre. Il peut manipuler l’opinion avec sa propagande. Il peut gouverner avec des mobiles idéologiques qu’il assimile de facto à nos normes juridiques pour se prémunir de tout recours. Et il peut pratiquer la politique du fait accompli dans le dos des contribuables et des électeurs.
Le pouvoir fait en réalité semblant de nous écouter, tout en faisant ce qu’il veut au service de son idéal. Plutôt que l’État de droit, il use et abuse en réalité de l’État d’urgence et d’exception qui lui fournissent des marges de manœuvre et des excuses beaucoup plus importantes et plus fortes pour gouverner.
Nous n’en sommes pas encore à l’État de siège, vaste sujet. Nous y aurons peut-être droit un jour.
Montesquieu disait qu’il ne fallait « toucher aux Lois que d’une main tremblante », que « le pouvoir devait arrêter le pouvoir », que les « Lois inutiles affaiblissaient les Lois nécessaires », que pour bien gouverner il ne fallait pas « chasser les hommes devant soi mais les faire suivre » et que « quand dans un Royaume il y avait plus d’avantages à faire sa Cour que son devoir, tout était perdu ».
L’État de droit reste sous la contrainte du tumulte des passions et du choc des idées. Il est forcément malléable dans la main du pouvoir.
Voilà pourquoi la démocratie est ce qui reste de la République quand on éteint les Lumières.