Interview de Christophe Guilly, géographe, parue dans le Figaro du 23/1/2023
Pour ce géographe, la réforme des retraites et l'opposition qu'elle provoque ne sont qu'un pâle reflet du malaise beaucoup plus profond qui hante la société française. Celui de l'angoisse existentielle d'une classe moyenne fragilisée par les effets de la mondialisation, de la métropolisation et de la gestion des flux migratoires. Si cette « majorité ordinaire » est, selon lui, de plus en plus défiante à l'égard d'un pouvoir qu'elle considère dépourvu d'un véritable dessein politique, elle n'est pas anti-élitiste pour autant. Elle cherche, au contraire, sans la trouver, une élite qui partagerait son diagnostic et pourrait la représenter.
LE FIGARO. - La réforme des retraites restaure une chorégraphie sociale qui correspond à ce que l'on connaît depuis trente ans sur ce sujet. Dans la charge symbolique et politique que l'on donne à cette réforme, retrouvez-vous les inquiétudes des classes populaires sur lesquelles vous travaillez depuis des années ?
Christophe GUILLUY. - Comme dans le film de Patrice Leconte (Les Grands Ducs) les vieux comédiens sont de retour : le gouvernement qui réforme, les syndicats qui manifestent et les médias qui font de la pédagogie. Le spectacle a effectivement un air de déjà-vu et surtout il est joué par des acteurs (politiques, syndicats, médias) qui aujourd'hui ne suscitent plus que de la défiance. Comme d'habitude cette énième réforme provoque un énième rejet comme le montre la forte mobilisation notamment dans les petites villes et villes moyennes de la France périphérique. Pourquoi ? C'est moins du côté du contenu des mesures qu'il faut chercher la réponse que du côté de l'absence de sens de réformes qui ne s'inscrivent dans aucun dessein politique mais seulement dans un mécano technocratique. Le seul objectif semble être de répondre aux normes d'une économie mondialisée dans laquelle la classe moyenne occidentale est en fait trop payée et trop protégée.
Aujourd'hui, les classes populaires et moyennes ne croient plus et n'écoutent plus ceux qui, depuis des années, les dépossèdent de ce qu'elles ont et de ce qu'elles sont sans jamais leur proposer d'autre horizon que celui d'une société du rationnement. Pilotée par une technostructure qui a démontré depuis bien longtemps que le bien commun n'était pas son sujet, cette énième réforme illustre bien la volonté d'être en marche mais en marche vers nulle part.
Vous parlez d'instinct de survie, d'angoisse existentielle. Qu'est-ce qui selon vous menace ces catégories d'effacement ?
La contestation sociale et politique d'aujourd'hui, n'est pas un remake des Misérables, elle n'est pas un soulèvement de « pauvres » et ne vise pas non plus l'obtention de nouveaux droits sociaux. Elle n'est pas portée par une aspiration à un « nouveau monde » mais au contraire, elle vise la poursuite de l'ancien ; un monde où la majorité ordinaire était encore au « centre ». Au centre des rouages de l'économie, au centre des préoccupations de la classe politique et au centre des représentations culturelles. Cette révolte est animée par la conviction d'avoir été dépossédé de ses prérogatives, d'avoir peu à peu été mis au bord du monde. Ses ressorts profonds, et c'est bien là sa spécificité, ne sont pas seulement matériels, mais surtout existentiels. Cette dépossession est d'autant plus violente qu'elle s'accompagne d'une perte d'un statut essentiel : celui de référent politique et culturel. Cette angoisse existentielle est renforcée par le refus des élites de reconnaître ses trois échecs les plus saillants sur la mondialisation libérale, la métropolisation et sa gestion des flux migratoires.
Diriez-vous que des décisions ou des transformations comme la fin du timbre rouge, la crise des boulangers, l'extinction des commerces dans les villes moyennes... participent de cette inquiétude ?
Le jeu du pouvoir est évidemment de segmenter, de jouer sur des mesures catégorielles, de faire croire que nous ne sommes face qu'à une contestation des marges, de certaines catégories ou de certains territoires. La réalité est que ce qui se joue sous nos yeux c'est la disparition de ce qu'on appelait jadis de la classe moyenne occidentale. Les néolibéraux qui ont initié ce modèle (mondialisation, métropolisation) et les néokeynésiens du « quoi qu'il en coûte » (qui permettent au modèle de perdurer) jouent main dans la main. Ils accompagnent en douceur cette disparition en feignant de répondre à l'inquiétude par la distribution de chèques ou de quelques dotations sur les territoires.
Quelle place donner à l'immigration anarchique, et à la délinquance qui parfois en découle, dans cette inquiétude ?
Sur l'insécurité comme sur l'immigration - auxquelles il faut bien évidemment ajouter les thématiques qui s'y rattachent comme l'échec de l'État régalien et la survie de l'État-providence - tout a été dit depuis si longtemps... Sur la question des flux migratoires, par exemple, la démographe Michèle Tribalat a tout écrit il y a plus de trente ans. Contrairement à ce qu'affirment les médias, ces sujets sont parfaitement consensuels dans les milieux populaires, et ce quelles que soient les origines. L'explosion des violences aux personnes et plus généralement la diffusion de la délinquance sur l'ensemble du territoire ont fait voler en éclats un cadre essentiel aux yeux des gens ordinaires, celui de la maîtrise de l'espace public. Les manquements de l'État et l'autisme d'une bourgeoisie progressiste qui surjoue la posture morale (en se protégeant bien sur des effets de l'insécurité et de l'immigration) sont vécus par la majorité ordinaire comme une négation de leur existence. Mais si, sur ces sujets, la brume médiatique et académique est épaisse, elle n'effacera jamais la réalité. C'est ce qu'ont compris les élites scandinaves qui, en quelques années, ont été capables de penser contre elles-mêmes et tout simplement de faire preuve de responsabilités sur ces sujets vitaux. Un sens de la responsabilité collective et du bien commun qui, pour l'heure, reste totalement étranger aux élites.
Référendum de 2005, « gilets jaunes » et même réforme des retraites... une majorité hétéroclite s'agrège dans un front de refus mais elle ne trouve pas de débouché politique positif...
Cette majorité ordinaire présentée par une part du monde médiatique et académique comme une masse anomique composée d'abrutis a effectivement quelques difficultés à imposer son diagnostic à une classe politique « netflixisée » qui considère que la majorité n'existe pas (pas plus que le pays d'ailleurs) et qui désormais bâti ses programmes en ciblant des panels socioculturels. Contrairement à ce qu'on pense, la diabolisation ne vise pas prioritairement ce qu'on appelle « l'extrême droite » . Tout cela n'est que du spectacle. Le principal objet de la diabolisation est de délégitimer le diagnostic solide et rationnel des gens ordinaires ; un diagnostic parfaitement incompatible avec les intérêts des classes supérieures. Cette diabolisation permet au pouvoir de se maintenir sans projet, si ce n'est celui de gérer le chaos. Mais tout cela reste très fragile. Aujourd'hui le narratif dominant ne convainc plus que les bénéficiaires du modèle et une majorité de retraités. La réalité est qu'aujourd'hui la majorité ordinaire est le seul ensemble socioculturel cohérent, le seul socle sur lequel on puisse reconstruire un dessein politique commun. Autonome, sûre d'elle-même, affranchie du clivage gauche-droite et de la tutelle des syndicats ou des partis, la majorité ordinaire, c'est-à-dire la société elle-même, est engagée dans un mouvement existentiel. Ce n'est pas seulement son pouvoir d'achat qui est en jeu mais son être. Il ne manque qu'une étincelle pour qu'elle s'exprime dans la rue ou dans les urnes. Ce n'est qu'une question de temps.
Beaucoup de Français sont comme atteints de Covid long, expliquent Jérémie Peltier et Jérôme Fourquet dans une note récente. On voit la gauche se diviser entre gauche du travail et gauche du loisir. N'y a-t-il pas dans le rapport au travail un nouveau point de fracture dans les catégories populaires ?
Que le rapport au travail ait évolué c'est une évidence mais comment peut-on considérer, comme le pense la gauche anti-Roussel, que le travail est une valeur dépassée ou pire que les classes populaires n'aspireraient qu'aux loisirs ? Ces représentations sont typiquement celles d'une catégorie sociale totalement déconnectée qui plaque sa réalité sur celle de la majorité ordinaire. Le problème des classes populaires n'est pas de savoir comment on occupe son temps libre. Le problème du temps libre - on peut y inclure la retraite, ou les congés - n'est pas d'en avoir, mais de pouvoir en profiter. Rappelons que près de la moitié des Français ne partent jamais en vacances (une proportion qui augmente dans les milieux modestes) et que les RTT ont surtout été une bénédiction pour les classes supérieures. Entre congés payés et RTT, ces dernières disposent aujourd'hui de beaucoup plus de temps libre que, par exemple, les employés et les ouvriers non qualifiés (trente-trois jours contre vingt-six en moyenne, source : Dares, ministère du Travail 2017). Le télétravail, qui dessine aussi un autre rapport au travail, concerne d'abord ces catégories (60% des télétravailleurs sont des cadres, alors qu'ils ne représentent que 20% des salariés). Nouveau marronnier de la presse, la thématique de la « grande démission » , présentée comme massive, est un luxe que peu de catégories modestes peuvent se permettre. Fabien Roussel a eu raison de rappeler que, dans leur immense majorité, les classes populaires préfèrent le travail au chômage, de vivre des revenus de leur activité aux prestations. Pour compléter le tableau, la majorité ordinaire est aussi présentée comme une masse dont le seul objectif serait de consommer. Pour mémoire, en juin 2022, l'institut Ipsos confirmait que la marge de manœuvre budgétaire des Français n'avait cessé de baisser, et qu'aujourd'hui 58% d'entre eux font leurs courses a` 10 euros près, ou moins... un accès à la société de consommation relatif. Ces représentations émanent de classes urbaines qui baignent dans la surconsommation métropolitaine et qui seraient risibles si, in fine, elles ne masquaient pas l'essentiel. Si le rapport au travail a changé, on le doit d'abord à gens intelligents qui pilotent depuis des décennies la vie politique qui a conduit à la grande désindustrialisation du pays en plongeant des familles entières dans le chômage et les prestations sociales.
Pour résumer, ceux qui fracassent l'outil de production (la part de l'industrie est passée de 24% du PIB en 1980 à 10% en 2019) puis dissertent sur la « fin du travail » ne voient pas que les gens n'aspirent qu'à une chose : avoir un emploi correctement rémunéré.
N'est-ce pas un symptôme supplémentaire d'une société atomisée avec le seul cocon amicalo-familial comme horizon ?
Vous validez indirectement la vision nihiliste qui est celle de Netflix : une société réduite aux panels du marketing. Dans ce schéma, il n'y a plus de société, le marché fait la loi et surtout le pays n'existe plus. C'est peut-être la vision de quelques élites mais cela ne correspond pas à une réalité où les gens restent attachés à leur mode de vie, ce qui induit mécaniquement des solidarités contraintes. Et puis cette représentation d'une société atomisée n'est pas nouvelle. De Gaulle nous parlait déjà de ce pays ingouvernable aux 350 fromages. Sauf qu'à l'époque l'élite, y compris l'énarchie, était attachée à quelque chose qu'on appelait le bien commun et qui était en réalité un attachement à la nation et à ceux qui la constituent. Cet attachement a produit la grande politique industrielle et sociale de l'après-guerre qu'on a appelé le gaullo-communisme, un pur produit de l'élitisme français. On feint de croire que la critique des élites contemporaines est un antiélitisme en soi. Rien n'est moins vrai. Les gens attendent que des élites attachées au bien commun, c'est-à-dire à leur service, leur disent sincèrement « je vous ai compris » , nous nous sommes trompés, nous sommes allés trop loin dans la mondialisation libérale, dans la métropolisation, l'ouverture des frontières et nous allons enfin vous servir.
*Denier ouvrage paru : « Les Dépossédés » , Flammarion, 2022.