Jean Mizrahi
Il est intéressant de parler de géopolitique en France, parce que cela révèle toute la dérive intellectuelle de notre pays, et plus largement des pays européens. La guerre en Ukraine est exemplaire de cette dérive, car s’y cristallisent tous les beaux sentiments engendrés par les campagnes médiatiques – on ne parlera pas de propagande – sur le sujet.
Les relations internationales ne sont pas une affaire de morale ni de sentiments, uniquement de rapports de force. Les guerres peuvent certes être attisées par des sentiments, mais, in fine, c’est la force qui décide, froidement. Celui qui est faible et veut s’attaquer au fort est un fou, Thucydide l’a clairement exprimé dans sa relation du dialogue entre les Athéniens et les Méliens. C’est en quoi Zelensky est un fou. Les plus grands chefs d’État ou stratèges ont tout autant été clairs sur la question : « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts », disait le général de Gaulle, paraphrasant ainsi Henry John Temple, Lord Parmerston, qui fut Premier Ministre du Royaume Uni au 19ème siècle : « We have no eternal allies, and we have no perpetual enemies. Our interests are eternal and perpetual, and those interests it is our duty to follow ». Dans les relations internationales, il n’y a pas de sentiments, il n’y a qu’un réalisme froid et calculateur.
Dans l’affaire ukrainienne, il est passionnant de relever les réactions aux tentatives de prendre du recul : ne pas adhérer religieusement à la doxa d’un soutien aveugle, passionné, larmoyant à l'Ukraine, c’est invariablement, pour beaucoup en Europe, être un suppôt de Poutine. Je m’amuse fréquemment à titiller les uns et les autres quand je vois leur exaltation, je suis systématiquement classifié en suppôt du diable poutinien. Il y a une passion qui s’est déclenchée à détester le dirigeant russe, comme si les décisions d’un pays de 150 millions d’âmes étaient prises par un seul homme dans sa salle de bain le matin en se rasant. Chacun se satisfait d’un manichéisme qui évite de penser et de se remettre en question. On le voit surtout avec des personnes avec un haut niveau d’instruction : la morale et les sentiments ont pris le pas sur la réflexion et la critique. Ils sont à l’image des Enthoven et BHL, ces combattants d’opérette qui déclament leur passion pour la guerre depuis le Café de Flore ou les Deux Magots. Pour tous les excités qui s’affichent avec des couleurs bleue et jaune, soit on est pour, soit on est contre, il n’y a pas d’autre position envisageable. Le conformisme règne sans partage. C’est aussi ce que l’on voit dans les grands médias, et il faut aller sur des médias plus pointus, spécialisés en géopolitique par exemple, pour découvrir des analyses plus nuancées, contradictoires, relevant les faits historiques qui ne vont pas dans le sens du discours dominant. Car les relations internationales sont compliquées. Les manipulations américaines en Ukraine depuis 2014 sont incontestables, mais ne sont pas dicibles. Les manipulations russes dans le Dombass sont tout autant incontestables. Les manœuvres américaines pour attraire l’Ukraine à l’OTAN sont incontestables, l’agression russe aussi. La complaisance ukrainienne pour les nazis ukrainiens est évidente, les bombardements du Dombass pendant 8 ans aussi, l’utilisation de pauvres bougres pour servir de chair à canon des deux côtés aussi. Il n’y a pas de bons et de méchants, il y a juste un positionnement de puissances qui se joue sur le sol d’un pays martyrisé et manipulé.
Tout cela illustre la décadence intellectuelle de l’Occident. Nos pays ne réfléchissent plus en fonction de leurs intérêts égoïstes, mais selon des prétendus principes moraux, qui sont le plus souvent à géométrie variable : on le voit avec les grands silences sur l’Arménie ou le Yémen. Nos peuples sont acculturés et manipulés par des élites qui font la course au plus moralisateur, sans réaliser qu’elles sont en train de nous conduire au désastre. Il est temps de revenir aux racines du bon raisonnement géopolitique : quels sont nos intérêts, et rien que nos intérêts. C’est égoïste, cela ne semble pas généreux, mais c’est une question de survie. Rappelons ces mots du spécialiste américain d’origine allemande Hans Morgenthau : « le but de la politique est la domination : notre ennemi, tout comme nous, utilise sa moralité pour resserrer l'ouverture de sa conscience et ignorer son appétit de pouvoir ». Arrêtons avec cette bonne conscience idiote, et ne regardons qu’une seule chose : quels sont nos intérêts à long terme. Suivre aveuglement l'une des parties au conflit, vraiment ?