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15 avril 2023

De la crise démocratique à la désespérance politique

Maxime Tandonnet
(Pour Atlantico, avec M. Christophe Boutin)


Que ce soit Emmanuel Macron qui se veut inflexible ou Elisabeth Borne qui cherche à arrondir les angles, tous deux semblent ne voir dans la situation actuelle qu’un conflit social qui va s’étioler maintenant que le Conseil constitutionnel a validé l’essentiel du texte. Leur perception de la situation est-elle la bonne au regard du conflit de légitimité qui s’est créé ?

Non, ils paraissent franchement déconnectés au regard de la réalité du pays. Ils parlent de « cheminement démocratique » c’est-à-dire de respect des procédures d’approbation d’une loi. Mais ils paraissent ne pas avoir conscience de l’état psychologique du pays. Nous connaissons une profonde crise de confiance de la Nation envers ses dirigeants politiques, président, membres du gouvernement, parlementaires. Et désormais, cette crise de confiance s’étend même au Conseil constitutionnel qui est censé être une juridiction impartiale et indépendante. Jamais la crise de confiance n’avait été aussi radicale, aussi profonde, aussi totale. Et les dirigeants politique, aveuglés par leur autosatisfaction, ne paraissent pas en avoir la moindre idée. Ils confondent la légalité, c’est-à-dire respect de la procédure légale, et la légitimité, c’est-à-dire la confiance de la Nation en sa classe politique et ses institutions – qui est désormais nulle. Au fond, l’objet de la révolte populaire tient autant au débat parlementaire confisqué (usage cumulé des articles 47.1, 44 et 49.3) qu’au fond de la réforme. Mais cela, ils sont foncièrement incapables de le comprendre. C’est bien cette impression d’aveuglement des dirigeants politiques qui est effroyable dans la crise actuelle.

« Ne rien lâcher, c’est ma devise », a dit Emmanuel Macron lors de sa visite sur le chantier de Notre-Dame. Le président a aussi fait savoir qu’il voulait rencontrer les syndicats (qui ont décliné) et qu’il comptait promulguer la loi d’ici deux jours. Quelle part de l’intransigeance d’Emmanuel Macron est réelle, quelle est la part de fanfaronnade ? (Dans quelle mesure a-t-il déjà cédé sur d’autres sujets : NDDL, Catherine Vautrin, les soignants, etc.). Quels en sont les risques actuels ?

Le chef de l’État se montre tel qu’il est, jupitérien, motivé avant tout par son propre reflet dans le miroir. Il est dans le rôle du réformateur inflexible et autoritaire qui ne recule pas. Et cette posture le satisfait pleinement. Mais au fond, il n’avait pas de raison objective de reculer. La loi sur la réforme des retraites est en réalité à peu près vide. Elle n’a pas grand-chose à voir avec l’intérêt véritable du pays. Les 64 ans ne servent quasiment à rien compte tenu de la règle des 43 annuités, sinon, semble-t-il, à pénaliser injustement quelques carrières longues qui échappent aux mesures dérogatoires. La clause du grand père permet de ne pas toucher aux intérêts des bénéficiaires de régimes spéciaux. C’est pourquoi, de fait, le pays n’a pas été (jusqu’à présent) bloqué comme en décembre 1995 pendant trois semaines. La situation est sans rapport avec celle qu’a connu Alain Juppé qui lui prétendait vraiment réformer. Au fond, le rôle de Jupiter inflexible contre des manifestations et quelques dégradations, jusqu’à présent, n’était pas si difficile à tenir en l’absence de blocages comparables à ceux de 1995. On est dans le grand spectacle politique. Mais les acteurs de ce spectacle paraissent totalement indifférents aux ravages de leur attitude dans les profondeurs du pays.

Derrière la mobilisation pour la réforme des retraites qui s’essouffle, ne faut-il pas voir les ferments d’une crise démocratique plus profonde (mue par l’absence d’alternance perceptible, la confusion idéologique, l’atomisation du pays) ?

Ce qui est terrifiant, c’est la faillite générale de la classe politique, censée représenter les Français. L’équipe au pouvoir n’a jamais cessé de s’enfoncer dans le mépris et l’arrogance dès lors que toute cette affaire a paru avant tout motivée par la satisfaction de faire plier le pays, le soumettre. Elle a manifesté la morgue de ceux qui prétendent accomplir le bien des gens contre leur gré et les faire marcher à la baguette. L’opposition de la droite LR, à l’exception de quelques frondeurs, a tourné le dos à une partie de son électorat populaire en s’alignant ostensiblement sur le pouvoir macroniste. Les partisans acharnés des 64 ans n’ont jamais cessé de se vautrer dans le mensonge en martelant que les 64 ans étaient indispensables pour sauver le régime de retraites. La gauche Nupes a sombré dans l’invective et le chahut au point que les syndicats ont pris leurs distances avec elle. Quant au RN, il ne cache pas sa jubilation à la perspective d’une récupération électorale de la crise, annonçant d’ores et déjà son intention d’abroger la loi en 2027 (promesse absurde à une échéance si lointaine) … Et puis beaucoup de responsables politique se sont terrés, mis à l’abri, espérant gagner par leur discrétion des points de popularité. Comment compter sur des personnalités qui se cachent quand la nation souffre et s’angoisse ? Le sondage CEVIPOF sur la confiance des Français montre que 82% se sentent méprisés par les politiques, ce qui est considérable. Après cet épisode, le rejet des Français envers leur classe politique risque d’atteindre son paroxysme. Et beaucoup d’entre eux (dont l’auteur de ces lignes) ne voient absolument plus qui peut encore les représenter à l’avenir, ils sont comme écœurés, orphelins en politique…

Alors qu’en plus, le CC a censuré le RIP, beaucoup d’observateurs commencent à s’inquiéter du fait que “ça finira mal”. Faut-il effectivement le craindre ?

À court terme, c’est-à-dire dans les jours à venir, les choses peuvent sérieusement dégénérer dans la violence. La tension est extrême et la situation devient explosive, le risque est de voir le mouvement social se dégrader en émeutes avec des destructions et des victimes. Le mois de mai approche et il est propice à la révolte. La perspective de phénomènes comparables à mai 68 (bien que d’une nature différente) reste d’actualité. Ce à quoi nous assistons est une véritable honte : depuis la vague d’attentats islamistes, les Gilets jaunes, l’épidémie de covid 19, la guerre d’Ukraine et l’inflation, les Français ne connaissent pas une période de tranquillité pour vivre et travailler en paix. Le pouvoir politique vient de les jeter à nouveau dans le chaos. Mais c’est surtout sur le long terme que la situation du pays est dramatique. Quand un pouvoir fait l’objet d’un tel rejet par le pays, il ne peut plus gouverner, il est condamné à l’immobilisme et la paralysie. Les Français n’ont plus confiance en personne, ni leur président, ni le gouvernement, ni la majorité, ni même les oppositions et cette défiance s’applique désormais aux institutions dont le Conseil constitutionnel… Nous entrons dans une ère de désespérance politique absolue.

Dans quelle mesure est-on dans un scénario qui commence à ressembler à la fin de la quatrième république (sur le plan politique comme sur les dysfonctionnements des services publics) ?

Il me semble que la situation à certains égards est pire. La IVème République a sombré sur la guerre d’Algérie, une tragédie épouvantable qui ensanglantait le pays. Aujourd’hui nous ne sommes pas en guerre, l’armée est dans les casernes et le service militaire est suspendu, les appelés ne tombent pas sur le champ de bataille… C’est autre chose : même au plus fort de la guerre d’Algérie et de la chute de la IVème République, les Français continuaient d’aller voter à 80% aux législatives et ils respectaient leur président de la République, M. Auriol puis M. Coty. Ils critiquaient les échecs de la classe politique sur l’Algérie, mais ils n’étaient pas dans une situation de dégoût et de désespérance, sinon de nihilisme absolu comme aujourd’hui envers la politique. Et puis ils ont trouvé une voie de salut avec le retour du général de Gaulle qui a mis fin à la guerre d’Algérie – dans des conditions critiquables pour certains mais approuvées à un immense consensus par les Français. Le drame à l’heure actuelle, c’est qu’il n’y a rien, aucun signe d’avenir, aucune issue politique possible, aucun espoir collectif. C’est toute la différence. Alors, cela peut changer bien entendu. Mais aujourd’hui, nous sommes dans le néant.
- 15/4/2023 -