L'un des arguments qui m'agacent le plus en ce moment dans les pseudo-débats sur la réforme des retraites est celui selon lequel il faudrait arrêter de dire que le gouvernement est passé en force de façon non démocratique, sous prétexte que la procédure du 49.3 est prévue dans la constitution et qu'il y a eu un "vote" avec la motion de censure...
Les tenants de cette ligne font semblant d'ignorer la différence entre Démocratie et Constitutionnalité, et semblent totalement ignares des questions sur la légalité, la représentativité et la légitimité. Accrochez-vous, ça va être un peu long, désolé, mais c'est comme ça.
En France, la Constitution indique que la Souveraineté est détenue par le Peuple, qui l'exerce à travers ses représentants, élus au suffrage universel.
Lorsque dans une élection, environ la majorité des électeurs décide de ne pas se déplacer aux urnes parce qu'aucun candidat n'est jugé digne de recevoir un vote, et que le candidat élu l'est avec entre la moitié et les deux tiers des votants, il est évident qu'on ne peut plus parler de représentativité de l'élu : la majorité de l'électorat n'a PAS voté pour lui.
L'Assemblée Nationale n'est PAS représentative du Peuple français.
L'Assemblée Nationale n'est pas le seul organe législatif : elle est doublée du Sénat, qui est formé par suffrage "universel indirect", c'est à dire que seuls les élus votent. Le Sénat ne représente que les élus eux-mêmes, et certainement pas le Peuple français. Or, il participe au processus législatif, peut amender des textes, peut en proposer, peut être à l'initiative de réformes, au même titre que l'Assemblée Nationale, sans pourtant être représentatif du Peuple français. Il n'a pas la même légitimité, il a pourtant quasiment les mêmes pouvoirs que l'Assemblée Nationale.
Puis vient le Gouvernement, dont le rôle constitutionnel est d'appliquer les lois : c'est le pouvoir exécutif. Le Gouvernement est censé être au service de l'Assemblée Nationale et du Sénat, eux-mêmes censés exprimer la volonté du Peuple français ; indirectement le Gouvernement est censé être au service du Peuple.
Or, le Gouvernement a pourtant l'initiative législative, détermine les ordres du jour des deux assemblées, et dispose de pouvoirs permettant de passer en force des réformes et des lois sans passer par la procédure législative habituelle : présentation du texte, discussions, amendements, débats sur les amendements, vote final. Le Gouvernement peut imposer d'interrompre la procédure à tout moment et de faire voter directement, en "engageant sa responsabilité". Rappelons que le Gouvernement est normalement un organe exécutif, pas législatif. Les membres du Gouvernement ne sont pas élus, mais désignés par un premier ministre, lui-même non élu, mais désigné par le Président de la République. On a donc un organe qui n'est ni démocratiquement désigné, ni légitime par rapport à l'exercice de la souveraineté française ("représentants élus au suffrage universel", rappelez-vous), qui agit hors de son cadre constitutionnel originel fondé sur la séparation des Pouvoirs mais bénéficie de pouvoirs de contrôle sur les deux assemblées.
Prétendre que ce système serait démocratique alors que par essence il ne l'est pas puisqu'il est de nature autocratique, c'est donc faire preuve d'une méconnaissance absolue des principes régissant le Droit Constitutionnel, qui ne se limite pas à la seule Ve République. [...] Le Droit Constitutionnel, ça inclut aussi et entre autres le préambule de la Constitution de 1946 et la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789.
L'âge du départ en retraite, jusqu'en 2008, était fixé par convention collective de branche, c'est-à-dire négocié par les représentants des travailleurs avec les représentants des employeurs, puis validé par le vote des travailleurs et des employeurs. Démocratie directe, autodétermination, souveraineté, tout était parfaitement respecté.
À partir de 2008, réforme Sarkozy qui fait basculer les conditions de départ à la retraite dans le Code de la Sécurité Sociale plutôt que dans le Code du Travail. Le Code de la Sécurité Sociale ne permet plus aux salariés de décider de leurs conditions de travail, comme le prévoient pourtant les dispositions du préambule de la Constitution de 1946, puisque c'est désormais le Gouvernement qui en gère tous les aspects.
Inconstitutionnalité de la réforme, illégitimité absolue de l'action gouvernementale, mais tout passe crème malgré les protestations populaires.
Et donc on en arrive désormais à cette réforme de 2023, qui n'est ni légitime (décidée par un organe non élu), ni démocratique (imposée aux Assemblées, puis vote bloqué non sur la Loi mais sur la confiance au Gouvernement, deux choses qui n'ont rien à voir), ni constitutionnelle (puisque viole toujours le préambule de la Constitution de 1946).
Le Conseil Constitutionnel est un organe non élu, donc les représentants sont désignés pour partie par le Président de la République, pour partie par les deux Présidents des assemblées, eux-mêmes élus par les membres desdites assemblées. Le Conseil Constitutionnel n'est donc ni démocratiquement élu, ni garant de la Souveraineté du Peuple français dont il n'émane absolument pas. Il ne se saisit que sur décision politique, et peut même décider de ne pas statuer. Dans les faits, et c'est déjà arrivé, il peut noter des inconstitutionnalités mais valider quand même un texte.
Quiconque prétend que notre système est démocratique, et que notre système politique respecte la Constitutionnalité, est un baltringue qui méritera le même sort que ces foutus enculés qui prétendent nous gouverner.
Et histoire de bien finir de casser le débat, je vais sortir le quasi Godwin : en juin 1940, Pétain est arrivé au Pouvoir en toute légalité, selon les procédures prévues par la Constitution de la IIIe République. De Gaulle, lui, était un fuyard qui a abandonné son poste, appelait à renverser le gouvernement en place et à mener des actions violentes et de sabotage, et était condamné à mort pour ça par le régime. Qui est resté dans l'Histoire comme l'archétype du traître, et qui est vu comme l'incarnation de la Souveraineté du Peuple français ?
Parle-moi encore de légitimité, de constitutionnalité et de démocratie pour défendre la réforme des retraites, et ça va très mal se passer.