Natalia Routkevitch
L’idée qui se forme à la lecture d’ « Un Occident kidnappé » de Milan Kundera, notamment du mélancolique passage ci-dessous, est qu’une culture n’a aucune chance de survivre si elle n’est que patrimoine, reliquat d’une période passée, héritage conservé dans des musées, étudié par des spécialistes et photographié par des touristes. La culture qui n’est plus habitée, appropriée, honorée, sacralisée par ceux qui sont censés être ses porteurs se transforme en vestiges de folklore et est vouée à disparaître.
"L’Europe n’a pas remarqué la disparition de son grand foyer culturel parce que l’Europe ne ressent plus son unité comme unité culturelle. Sur quoi en effet repose l’unité de l’Europe ?
Au Moyen Âge, elle reposa sur la religion commune.
Dans les Temps modernes, quand le Dieu médiéval se transforma en Deus absconsditus, la religion céda la place à la culture, que devint la réalisation des valeurs suprêmes par lesquelles l’humanité européenne se comprenait, se définissait, s’identifiait.
Or, il me semble que, dans notre siècle, un notre changement arrive, aussi important que celui qui sépare l’époque médiévale des Temps modernes.
De même que Dieu céda jadis sa place à la culture, la culture à son tour cède aujourd’hui la place.
Mais à quoi et à qui ? Quel est le domaine où se réaliseront des valeurs suprêmes susceptibles d’unir l’Europe ? Les exploits techniques ? Le marché ? Les médias ? (Le grand poète sera-t-il remplacé par le grand journaliste ?) Ou bien la politique ? Mais laquelle ? Celle de droite ou celle de gauche ?
Existe-t-il encore, au-dessus de ce manichéisme aussi bête qu’insurmontable, un idéal commun perceptible ? Est-ce le principe de la tolérance, le respect de la croyance et de la pensée d’autrui ? Mais cette tolérance, si elle ne protège plus aucune création riche et aucune pensée forte, ne devient-elle pas vide et inutile ?
Ou bien, peut-on comprendre la démission de la culture comme une sorte de délivrance à laquelle il faut s’abandonner dans l’euphorie ? Ou bien, le Deus absconditus reviendrait-il pour occuper la place libérée et pour se rendre visible ? Je ne sais pas, je n’en sais rien.
Je crois seulement savoir que la culture a cédé sa place.
Hermann Broch fut obsédé par cette idée dans les années 1930. Il dit par exemple : « La peinture est devenue une affaire totalement ésotérique et qui relève du monde des musées. Il n’existe plus d’intérêt pour elle et pour ses problèmes, elle est presque le reliquat d’une période passée."
Ces paroles étaient surprenantes à l’époque, elles ne le sont plus aujourd’hui. J’ai fait, dans les années passées, un petit sondage pour moi-même, en demandant innocemment aux gens que j’ai rencontrés, quel est leur peintre contemporain préféré. J’ai constaté que personne n’avait un peintre contemporain préféré et que la plupart n’en connaissaient même aucun.
Voilà une situation impensable, il y a encore 30 ans quand la génération de Matisse et de Picasso était en vie. Entre-temps, la peinture perdit son poids, elle devint activité marginale. Est-ce parce qu’elle n’était plus bonne ou parce que nous avons perdu le goût et le sens pour elle ? Toujours est-il que l’art qui créa le style des époques, qui accompagna l’Europe pendant des siècles, nous abandonne ou bien nous l’abandonnons.
Et la poésie , la musique , l’architecture , la philosophie ? Elles ont perdu, elles aussi, la capacité de forger l’unité européenne, d’être sa base. C’est un changement aussi important pour l’humanité européenne que la décolonisation de l’Afrique."