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5 décembre 2023

Des bienfaits de la peur

Natalia Routkevitch

Dans « La loi naturelle et les droits de l’homme » Pierre Manent faisait remarquer que la société occidentale a éliminé la notion de la peur du dispositif intellectuel à l’aide duquel nous concevons l’ordre collectif et organisons la vie commune. Il déplorait cet oubli, car la peur aurait une vertu politique singulière : réprimer l’orgueil de ceux qui se croient bénis par les dieux et donc supérieurs aux autres ; les faire redescendre sur terre ; et, de manière générale, inciter l’espèce humaine à l’humilité.

"Qui dresserait l’index des notions principales du libéralisme politique, du gouvernement représentatif ou de la démocratie moderne pourrait omettre sans scandale l’entrée « peur ». Son absence en vérité ne serait pas remarquée, ça serait plutôt sa présence qui surprendrait et même choquerait. Un affect si rébarbatif, voire glaçant, que la peur jetterait une ombre sinistre sur l’architecture de notions positives, voir riantes, qui organisent la politique moderne.
Plus profondément, tandis que les notions usuelles sont résolument abstraites, qu’il s’agisse des droits humains, de la représentation, des intérêts matériels et moraux ou encore de la séparation des pouvoirs, la peur est chose concrète, douloureusement concrète, désignant directement une composante primordiale de la nature humaine tel que chacun de nous peut l’observer ou l’éprouver.
De fait, aussi désireux que nous soyons d’être les auteurs souverains de l’ordre humain et de ne dépendre que de notre liberté, la construction politique moderne n’aurait jamais pu s’enclencher, sans prendre appui sur notre nature. Plus précisément sur la passivité de notre nature, telle qu’elle s’impose à nous spécialement dans l’affect de la peur. C’est ce rôle politique décisif de notre nature dans sa passivité sous l’aspect de la peur que la lecture de Machiavel et Hobbes met devant nos yeux.
Il est vrai, en même temps, que nous avons peine à concevoir qu’un édifice aussi complexe et raffiné que l’ordre politique moderne puisse reposer sur une base aussi simple, si vulgaire que la peur. Non seulement notre amour propre en est froissé mais notre bon sens se rebiffe. Celui-ci fait peur ; celui-là a peur, et peut-être celui-là, en retour, fait-il peur à celui-ci Comment tirer un principe d’ordre de ce nœud passionnel ?
(…)
Hobbes place la peur en position de cause et de cause morale ou plutôt moralisante : c’est l’affect lui-même - la passion de la peur donc - qui est le ressort ou le pivot de ce que Hobbes appelle encore la loi naturelle, « loi naturelle » qui n’est pas proprement une loi mais plutôt une conclusion ou un théorème dérivé de la peur humaine de mourir.
(…)
Il donne à la peur une fonction et même une mission morale, il fait ressortir la puissance moralisante de cet affect. Non seulement la peur est le mobile humain le plus constant, le plus puissant, partant le plus fiable, mais il a la vertu singulière de réprimer l’affect le plus toxique de l’espèce humaine, comme des individus qui la composent, et que Hobbes désigne par le terme de pride, cet "orgueil qui empêche que chacun reconnaisse l’autre comme son égal par nature". Il s’agit de cette tendance irrésistible du cœur humain qui fait que les hommes ne cessent de se raconter des histoires dangereusement séduisantes sur eux-mêmes, chacun en son particulier mais aussi sur l’espèce humaine en général.
En réprimant la vaine gloire ou l’orgueil, la peur non seulement promet et produit la paix entre les sociétaires, garantissant ainsi l’ordre extérieur, mais elle rabroue à l’intérieur de chacun la maîtresse d’erreur et de fausseté, l’imagination ambitieuse et prétentieuse de ceux qui croient et de ceux qui se croient et qui sont souvent les mêmes - de ceux qui croient que les dieux ont pour eux une bienveillance particulière et qui donc se font volontiers les porte-parole de la divinité, et de ceux qui se croient supérieurs aux autres en quelque façon, et que cette supériorité leur donne un titre pour les commander ou les rabaisser."