Je me souviens de combien m’avait bouleversée cette citation de Prévert dans la bouche de Jean-Louis Trintignant, si digne à la ville comme à la scène, lorsqu’il avait reçu avec Mickaël Haneke la palme d’or du Festival de Cannes en 2012 pour le magnifique (et bouleversant, et perturbant…) film «Amour». Elle m’avait frappée par sa beauté et atteinte au plus profond parce que ma propre existence avait été dans cette décennie-là jonchée de tragédies dont je ne ressortais qu’avec le secours d’une très solide dose d’instinct vital reçue en quantité surnuméraire à la naissance et développée jusqu’à l’excès dionysiaque ensuite, que j’opposais non sans une forme d’indispensable rage (laquelle se traduisait d’ailleurs alors, vous vous en souvenez peut-être pour ceux d’entre vous qui me suivaient, par un style d’écriture délibérément violent, revendiquant que la culture et le couteau relevaient de la même étymologie, de celle avec laquelle on sarcle les limites et les contours de nos existences comme de nos frontières collectives - du moins devrait-ce être le cas -, ce que toute une tripotée de petits bourgeois des internets et d’ailleurs, bien au chaud dans leurs mornes existences grisâtres, ne risquaient pas de beaucoup comprendre…).
Bref, je me souviens, donc, de combien cette phrase qui résume à elle seule toute la sagesse du monde, m’avait frappée et portée, lorsque parfois la tentation de l’abattement, de baisser les bras, de dire «à quoi bon ?», du renoncement, se faisait trop forte.
En réfléchissant à comment il était possible, dans les temps troublés que nous traversons au plan collectif, indépendamment de nos éventuels heurs ou malheurs personnels, de vous souhaiter une bonne année, je me suis aperçue que c’était de nouveau cette citation qui s’imposait à moi et que je souhaitais partager avec vous.
Il n’est pas facile de se souhaiter le cœur insouciant et léger «bon réveillon, bonne année» alors même que le monde sombre avec détermination et opiniâtreté dans un chaos qui semble d’autant plus important et généralisé qu’il «bénéficie» de la surmédiatisation propre à l’époque hypnotique des chaînes de désinformation en continu et des médias dits sociaux. Car, après tout, si la guerre semble vouloir faire rage comme souvent cette forme de prurit collectif s’emparant des sociétés humaines à intervalles réguliers, il n’en demeure pas moins que d’importants conflits faisant des millions de morts au total n’ont pas cessé d’exister depuis l’après Seconde Guerre mondiale (Corée, Vietnam, Afghanistan, Irak, Syrie, ex-Yougoslavie, génocide rwandais, pour ne prendre que quelques exemples non exhaustifs parmi les plus meurtriers…) et je n’ai pas souvenir, par chance, que cela nous empêchait de vivre ou de simplement revendiquer le droit d’être heureux et d’aimer la vie, comme le fait l’humanité depuis qu’elle existe et que tout à la fois elle s’entretue régulièrement et fait l’amour dans le même temps.
Pas facile donc, à l’ère de la surmédiatisation, de se réjouir sans la moindre arrière-pensée, sans une forme pénible de culpabilité, sans la moindre ombre au tableau, pas facile de se dire que tout ira bien l’an prochain. Pas facile lorsque l’on crie de nouveau «mort aux Juifs» dans les rues occidentales après un abominable pogrom psychopathique, pas facile d’avoir non plus foi en l’humanité lorsqu’à ce pogrom répond une punition collective faite exclusivement de bruit et de fureur, frappant sans distinction les terroristes certes, les combattants, mais aussi les femmes, les enfants (tellement d’enfants !), les islamistes certes aussi, sur lesquels je ne verserai jamais le moindre début de larme, mais aussi sur les «simples» musulmans, sur les chrétiens palestiniens ou sur les chrétiens arméniens de Cisjordanie : pas facile de se dire que, si telle n’est peut-être pas l’intention initiale, cela finit tout de même bien par revêtir toutes les caractéristiques du nettoyage ethnique.
Pas facile de songer aux dizaines et dizaines de milliers d’Ukrainiens qui ont perdu la vie sous les balles et les bombes pour défendre leur pays quand on comprend à quel point ils n’ont été que les marionnettes de chair et de sang envoyées au casse-pipe et à la boucherie par des politiques corrompus et des stratèges d’opérette, pour le compte d’intérêts les surpassant très largement et dans lesquels ils n’auront été qu’une triste monnaie d’échange aujourd’hui dévaluée.
Pas facile, en France, de se dire qu’on va vers une «bonne année» alors que nous sommes de toute évidence dirigés par un équipage alliant l’incompétence, la capacité de nuire et le grotesque à un niveau stratosphérique que je n’aurais jamais cru pouvoir observer de mon vivant. Pas facile de se dire que tout va aller bien lorsqu’on se souvient des «émeutes», lorsqu’on réalise que, désormais, dans notre propre pays, il faut mobiliser 90000 forces de l’ordre pour «fêter» le Nouvel An : contre quel ennemi jamais nommé, jamais nommable, un pays normal doit-il mobiliser 90000 forces de l’ordre un soir de fête ?
Il est particulièrement difficile de trouver du sens à tout ce que nous traversons collectivement, difficile également de se contraindre à éviter les lectures binaires, manichéennes, hystériques et brutales de cette actualité.
C’est pourtant cela que je nous souhaite collectivement. L’amour bien sûr, même quand la mort rôde (mais, je le redis, il n’en a jamais été autrement dans l’histoire de l’humanité), la beauté, l’intensité, la puissance, l’intelligence, le goût de l’ingénierie, de l’innovation, de la recherche (plutôt que de céder aux sirènes apocalyptiques et paresseuses des collapsologues de tout poil). L’attention portée à nos proches, notamment à nos enfants que nous devons à la fois protéger contre la folie ambiante mais aussi rendre forts et battants pour le monde costaud, musclé (faut-il finalement s’en plaindre après tant d’années de mollesse et de paresseux nihilisme ?) qui advient.
Alors oui, je nous souhaite d’être heureux, de croire en nous-mêmes, ne serait-ce que pour montrer l’exemple, comme une discipline pour les jours de plomb, ou, tout simplement parce que, souvent, le bonheur est là, à portée de main, pour qui sait le voir, le saisir et l’assumer, oui, l’assumer, avec la dose de sain égoïsme que cela a toujours requis.
Je vous embrasse et vous souhaite donc une très bonne année 2024.
(Comme photo de vœux cette année j’ai choisi cette prise de vue de la lune que j’ai faite lors de la dernière pleine lune de l’année il y a quelques jours, parce que je pense que l’observation de l’univers est non seulement une chose magnifique que j’ai toujours adorée mais qui, surtout, devrait en toute circonstance nous inciter à un peu de modestie et de relativisation quant à nos détestations et nos guerres aussitôt qu’on les observe du point de vue du cosmos : je demeure convaincue qu’à la fin il ne reste, sous forme chimique et/ou spirituelle, que l’énergie d’amour que nous aurons - ou non - laissée dans notre combat contre les forces du mal et de la destruction).
ASC, 2023.