Translate

19 avril 2024

La barbarie douce

Natalia Routkevitch

Le sociologue Norbert Elias avait bien montré comment les sociétés européennes avaient connu, à partir du XVIIème siècle, ce qu’il appelait un processus de civilisation. Progressivement, les mœurs s’étaient pacifiés en vertu du développement de la civilité et de la courtoisie. Les individus avaient au fil du temps intégré et adopté des mécanismes d’auto-contrôle, et le recours à la violence ou les manifestations d’agressivité avaient été canalisés, puis proscrits des normes sociales dominantes.
Il a insisté également sur la modification de l’économie psychique des individus sous l’effet du refoulement des pulsions agressives du contrôle des affects, puis de l’apprentissage de la gestion des situations de frustration.
Dans « La France d’après », Jérôme Fourquet, après avoir rappelé ces thèses d’Elias, avance, de son côté, une hypothèse que cette couche de vernis civilisationnel qui avait été patiemment posée au fil des siècles s’est fissurée au cours des dernières décennies. Le sociologue lie ce phénomène psychologique et anthropologique à ce que l’on pourrait appeler la sacralisation absolue du moi qui a abouti à la modification de la psyché collective.
Au cours des dernières décennies, l’imprégnation profonde des valeurs du libéralisme culturel et sociétal dans le corps social y a secrété de nombreux anticorps et développé des réflexes immunitaires face à un positionnement de type « law and order » venant des autorités quelles qu’elles soient. D’autre part, l’objectif de l’éducation – familiale ou autre – consiste, depuis quelque temps, à stimuler l’épanouissement personnel, à laisser la nature s’exprimer le plus librement possible. Ce type d’éducation moins contraignante installe très tôt dans l’esprit des individus l’idée qu’ils sont uniques et qu’ils ont de nombreux droits, ce qui génère une moindre capacité psychologique à se conformer aux règles et aux interdits et à accepter les différents cadres d’autorités.
Dès le plus jeune âge, la subjectivité des individus s’exprime à plein régime sur les réseaux sociaux. Tout cela résulte en une moindre acceptation de la règle commune et de celui qui la fait appliquer. Les mécanismes de régulation éliassiens sont moins opérants, et les rapports humains sont aujourd’hui de plus en plus conflictuels, écrit Fourquet, de nombreux chiffres à l'appui. Ainsi, au cours de la décennie 2010-2019, les refus des automobilistes d’obtempérer ont augmenté de 49%, alors que la législation routière n’avait pas subi d’évolution substantielle.
Chacun trouvera une flopée d’exemples de comportements asociaux et/ou antisociaux plus ou moins inquiétants en passe de devenir la norme. Par exemple, l'habitude de diffuser ses vidéos à plein volume sans écouteurs est devenue si répandue dans les transports en commun et les espaces publics qu'elle ne suscite même plus de remarques de la part des autres usagers.
Un autre auteur qui s'est souvent penché sur le problème d'érosion des acquis civilisationnels, Régis Debray, a affirmé, lui aussi, en parlant la pacification des mœurs décrite par Norbert Elias, qu'elle repose en définitive sur le "renoncement à nos satisfactions infantiles, sur le sacrifice toujours laborieux de nos ardeurs, notamment sexuelles, sur l'inhibition répressive et disciplinée de nos pulsions par toutes sortes d'institutions civilisatrices - famille, école, métier, armée, Etat. Bref, sur la tension entre un Surmoi sévère et un Moi sans cesse à soumettre.
Ces expressions anachroniques, qu'on jugera fort réactionnaires, sont empruntées à un maître livre de 1929, écrit dans un style simple et direct, aujourd'hui passé sous silence par la plupart des psychanalystes, intitulé "Malaise dans la civilisation", poursuit Debray. Il serait urgent de le rééditer, même si on peut comprendre la relégation aux oubliettes de cette œuvre prophétique. Le vieux Freud y défend une thèse des plus incorrectes et intempestives : la recherche effrénée par les individus, dès leur plus jeune âge, du plaisir maximal ne peut que déboucher sur un ensauvagement général du vivre ensemble. Encore ce sombre pronostic datait-il d'avant l'omniprésente publicité appelant sur tous les trottoirs et écrans à la satisfaction sans tarder du moindre désir ; d'avant les mass media, avec les deux coïts et les trois meurtres par minute désormais exigés de la moindre série télévisée qui se respecte.
Qu'eût dit notre Père Fouettard, ce grand émancipateur qui connaissait le prix de l'émancipation ? Que la poursuite du "programme de civilisation" est rien moins qu'assurée. Pour le dire dans ses mots à lui : "la sublimation en culture intellectuelle, artistique et religieuse de nos pulsions libidinales impliquait son lot de souffrances individuelles, celles du refoulement."
En effet, dès la fin du XXème siècle, on ne parlera plus d’un "malaise ", mais, de plus en plus souvent, d’une profonde crise civilisationnelle, voire de la barbarie des sociétés modernes – de la barbarie qui est littéralement l’état de non-civilisation.
Des effets de déstabilisation, de déstructuration, d’angoisse et de stress nous font vivre dans ce que j’appelle une barbarie douce, écrivait Jean-Pierre Le Goff, selon lequel le discours ambiant sur la modernisation, l’émancipation et l'autonomie masque de moins en moins bien la dissolution culturelle, un climat d’insignifiance et la décomposition des repères qui structuraient antérieurement le vivre-ensemble et l’action collective.
Sous la modernité, la "barbarie douce".