Radu Portocala
Confessions sur l’écrit (V)
En juillet 1977, je quittai précipitamment la Roumanie. Suivaient cinq années en Grèce, et une double peine : ne pas parler la langue, au début ; la parler assez mal, ensuite, pour ne pas pouvoir dire tout ce que je voulais dire. Analphabète, en plus, incapable d’écrire plus que mon nom.
L’arrivée en France, en 1982, fut donc, avant tout, la libération de la parole. Né dans une famille francophile et francophone, je parlais le français depuis l’enfance. J’étais chez moi.
Il m’a fallu, cependant, attendre deux ans avant d’oser écrire une poésie en français. Le changement de langue est une chose, un bouleversement, une renaissance – je ne sais pas quel est le mot juste – incroyable. Vous devenez, soudain, un autre. Votre pensée change. Les mots que vous employez ne sont pas de simples traductions. Vous avez du mal à vous reconnaître. J’ai compris alors que nous sommes faits par la langue que nous utilisons, et qu’en passant à une autre, nous subissons une métamorphose profonde. C’est un enracinement – et le plus fort qui soit.
Pendant longtemps, j’ai écrit en roumain et en français, peut-être en fonction de ce que je voulais dire. Mais, avec le temps, écrire en roumain a cessé d’être un plaisir. J’ai donc abandonné la langue avec laquelle je suis né. Les vieux manuscrits, je vais les traduire – car on n’est jamais aussi bien trahi que par soi-même. Il y a encore deux ou trois projets politiques et historiques, trop avancés pour qu’ils soient abandonnés, et qui seront un jour publiés en roumain, mais à mon compte.
En 1989, heureux de ma mue linguistique, j’ai voulu publier un recueil de poésie. Je demandai conseil à Cioran (pour qui toute idée de publication était à bannir). Il me conseilla néanmoins deux éditeurs. J’envoyai mon manuscrit et, trois mois plus tard, faute de réponse, j’accomplis l’acte héroïque d’appeler. L’un avait fait faillite depuis un bon moment ; l’autre me dit que tout ce qu’il recevait par la poste allait directement à la poubelle. Seul, il n’avait pas le temps de lire tout ce que des inconnus lui envoyaient. Comment ne pas le comprendre ?
Je n’ai plus rien tenté depuis ce temps lointain. Maintenant, ce silence prendra peut-être fin. Mes mots arriveront peut-être à trouver refuge entre des couvertures. Un peu plus de cinquante ans que j’attends cela.
(Fin)