Radu Portocala
Confessions sur l’écrit (IV)
Une nouvelle expérience avec la censure, deux ou trois ans plus tard, aussi mauvaise que la première, me donna la certitude que je n’allais jamais pouvoir passer à travers ces barreaux. Je me trompais.
En 1973, je m’adressai à la nouvellement créée Cartea Romaneasca (Le Livre roumain – nom qui avait été, avant-guerre, celui de la plus grande maison d’édition de Roumanie). Je retrouvai Mircea Ciobanu, muté entre-temps dans ce nouveau sanctuaire du livre, il accepta le manuscrit que je lui proposais et lui fit prendre la voie habituelle.
L’attente fut longue, comme d’habitude, mais j’appris, au bout du compte, que la censure n’avait émis, cette fois, aucune protestation. Je pouvais être publié.
Je fus invité dans le bureau du rédacteur-en-chef, qui me félicita très cordialement. Il s’appelait Mihai Gafita. Eu roumain, son nom de famille est le diminutif de « gaffe », et parmi les gens qui le détestaient, on disait qu’il était à ce point minable qu’il n’avait même pas pu être une gaffe entière.
Nous étions là, de part et d’autre de sa table de travail, tous les deux debout, et il me souriait aimablement.
« Il reste un petit détail », me dit-il. « Monsieur le directeur vous demande de prendre un pseudonyme. »
Le directeur de la maison d’édition, l’écrivain Marin Preda, passait pour un grand dissident pour avoir publié un roman qui contenait quelques allusions que d’aucuns avaient considérées comme très virulentes, mais qui, pourtant, avaient reçu la bénédiction d’une censure qui ne fermait jamais les yeux.
« Je sais que mon nom est ridicule. Mais c’est mon nom. Et c’est tout ce que j’ai. »
« Mais il ne s’agit pas de cela », me rassura immédiatement Gafita. « C’est, voyez-vous, la connotation historique qui est gênante. »
Cette « connotation historique », c’était mon grand-père qu’ils avaient tué en prison. Porter son nom n’était pas une bonne chose. Cela pouvait salir la réputation de la maison d’édition, de son héroïque directeur et du lamentable rédacteur-en-chef.
Je lui dis d’aller se faire pendre. (En fait, c’était beaucoup plus imagé que cela, la langue roumaine offrant de très vastes possibilités dans le domaine de l’injure.) Je pris mon dossier, qui se trouvait sur la table, entre nous, et me dirigeai vers la porte.
« Vous n’avez pas le droit d’emporter le manuscrit ! » cria Gafita.
En effet, une fois passés par la censure, qui apposait sur chaque page un tampon appelé « visa T », il était rigoureusement interdit de sortir les manuscrits d’entre les murs des rédactions. J’accélérai le pas, avec le résultat ridicule que Gafita courut après moi jusque dans la rue, vociférant : « Camarde Portocala, rendez-moi le dossier ! » Il ne réussit pas à m’attraper.
La question de la publication ne se posait plus. J’en étais définitivement dégoûté. J’ai, d’ailleurs, et pendant plusieurs années après cette triste mésaventure, très peu écrit. Avec, chaque fois, un désagréable sentiment d’inutilité.