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7 mai 2024

BERNARD PIVOT, UNE QUESTION DE CRU

Gabriel Nerciat

Tout le monde aujourd'hui pleure Bernard Pivot, mais ce genre d'hommages est souvent équivoque : n'est-ce pas d'abord et avant tout sa propre jeunesse que l'on pleure ?
Aujourd'hui, même Jacques Martin, Léon Zitrone, Casimir ou Michou auraient droit à des funérailles nationales.
Depuis le début de ce siècle, je revois souvent sur la Toile des extraits d'Apostrophes avec plaisir, mais moins pour les questions souvent oiseuses ou ineptes que posait Pivot à ses invités que pour la qualité et le nombre de ces derniers : Nabokov, Jouhandeau, Simenon, Caillois, Cohen, Soljénitsyne, Zinoviev, Kundera, Yourcenar, Lévi-Strauss, Dutourd, Laurent, Cau, Frank, Pérec, Sollers, Dumézil, Genevoix, Fallet, Hélias, Girard, Guth, Boulle, Troyat, Sabatier, Bardèche (oui, Bardèche !), Annie Le Brun, Alain de Benoist, Hocquenghem, Pauwels, Trénet, Truffaut, Chabrol, Bodard, Bukowski, Leys, Merle, Le Carré, le jeune Nabe - et bien sûr, Jean-Edern Hallier ainsi que Gabriel Matzneff, dont je n'ai, adolescent, raté aucune des nombreuses et souvent tapageuses interventions dans l'émission-culte du vendredi soir.
Mais en même temps, combien de fois a-t-il fallu se farcir Jean d'Ormesson, Umberto Eco, Bernard-Henri Lévy, Glucksmann le vieux, Françoise Giroud, JJSS, Régine Desforges, Françoise Verny, Denise Bombardier, Annie Ernaux, Hubert Reeves, Pierre Assouline ou Henri Amouroux ?
J'irais même plus loin, comme le fit outrageusement un jour Régis Debray (pourtant lui aussi souvent invité de Pivot) : Jean d'O aurait-il eu droit à l'insensé hommage funèbre des Invalides sans Bernard Pivot ? BHL n'aurait-il pas dû faire carrière au Bangladesh ou dans l'annexe latérale de l'université du Connecticut s'il n'y avait eu Apostrophes ?
Souvent, quand j'étais lycéen, je me plaisais à imaginer ce qu'auraient dit ou fait Flaubert, Proust ou Kafka s'ils avaient été invités chez Pivot, et le genre de questions insanes, faussement ingénues ou débonnaires, que l'ancien journaliste sportif leur aurait posées.
"Mais dites-moi, Gustave Flaubert, pourquoi vous êtes-vous donné autant de mal pour décrire les émois et la vie d'une petite bourgeoise adultère de province ? Est-ce qu'un sujet et un personnage plus reluisants ou moins dérisoires n'auraient pu solliciter votre inspiration et votre plume si exigeante ?"
"J'avoue, Marcel Proust, que je n'ai jamais lu des phrases aussi longues que les vôtres. Pourquoi ne les coupez-vous pas en deux ou en trois ? Et puis, la madeleine, c'est vrai que c'est bon, mais ça manque un peu de vin, votre saga romanesque, non ?"
"C'est curieux, cette idée, d'un jeune homme qui est arrêté et jugé pour un délit qu'il ne connaît pas. Comment vous est venu ce canevas pour le moins saugrenu, Franz Kafka ? A propos, vous aimez l'humour décalé des films de Pierre Etaix ?"
Qu'on ne me dise pas que j'exagère. Pivot, c'était bien ce niveau-là.
D'ailleurs, après le couchant du siècle, il a continué, comme un muscadin vieillissant qui aurait survécu aux gloires de l'Empire. Avec des invités beaucoup moins prestigieux qu'au début de sa carrière.
Mais toujours les mêmes questions stupides.
"Pierre Palmade, d'où vous vient cette énergie peu commune quand vous entrez sur scène ? Quelque chose me dit que c'est du vin de Gascogne ; je me trompe ?."
Mais cela dit, qu'il repose en paix. Car c'est vrai qu'il était quand même plus sympathique et scrupuleux que la plupart de ses cadets.
Et puis, dans l'ensemble des conditions et des contingences qui interviennent pour dessiner le destin d'un homme, la date de naissance est la première fée, ou la première chance, qui se penche sur son berceau.
Comme le cru des bons vins que Pivot appréciait tant, sans doute autant que les livres mais moins que les dictées ou les mots croisés.
Etre le spectateur futile d'une époque brillante est souvent plus méritoire que de devenir l'acteur central d'une époque médiocre.
Ce serait en tout cas, devant sa tombe, ma seule oraison funèbre.