Natalia Routkevitch
8/7/2024 - Décrivant l'ascension et le triomphe du libéralisme centriste, Immanuel Wallerstein a démontré comment ce dernier a réussi à étendre son emprise sur les idéologies et les projets concurrents - le conservatisme et le socialisme - pour les dénaturer progressivement n’en laissant que des coquilles vides.
Depuis ce triomphe qui ne date pas d'hier, quelques mesures « phares » portées en étendard par les représentants de ces mouvements concurrents ne mettent pas en question les fondements du système social qui est le nôtre. Un peu plus de redistribution, de green washing et de pathos antifasciste par ci, un discours d’autorité et du folklore nationaliste par là – voilà tout ce que peuvent nous offrir les oppositions en carton obéissant aux lois du Spectacle qui maîtrise parfaitement l’art de l’illusion contestataire.
L’idéologie de l’extrême-centre, elle, se passe de slogans retentissants. C’est dans sa pratique, pas dans ses slogans que le libéralisme centriste se montre d'une dureté implacable, radicalisant toujours plus l’existence humaine.
L’idéologie néolibérale est maximaliste dans sa vision profonde et minimaliste dans sa marche, écrivait Marcel Gauchet. Elle se passe "de grands discours, de projection globale, de doctrine développée. La radicalité de l’extrême centre, c’est une radicalité tranquille et modérée dans sa marche, incrémentale, comme disent les Américains. C’est un système où il n’y a pas besoin de guide, mais de technicien pour faire marcher une société dont l’idéal est l’autorégulation. L’extrême-centre ne propose pas de révolution mais des micro-mesures qui confortent les droits des personnes et accroissent l’indépendance des marchés. On ne va pas faire la révolution mais on va faire le traité de libre-échange transatlantique ! "
Alain Supiot a illustré ce travail de sape continuelle qui se fait sous couvert de l’élargissement des droits individuels, en indiquant, par exemple, qu’entre 1985 et 2006, la liste des discriminations a été allongée à onze reprises tandis que la proportion de salariés en CDD ou en intérim a été multipliée par quatre.
C’est ça, la révolution permanente de l’extrême-centre (on se rappellera de l'ouvrage éponyme de notre Mozart de la finance), et on ne voit pas, à l'heure présente, une force capable d'en changer le vecteur. Le macronisme est mort, vive le macronisme !
"Nous avons constaté que quelle que soit la majorité au pouvoir, à peu près le même cocktail de mesures est servi avec pour résultats : précarisation, démantèlement des services publics, pauvreté grandissante, rétrécissement de la base industrielle, vulnérabilité stratégique et la montée inquiétante du Front national", écrit l’économiste Frédéric Farah.
En 2007, Alain Greenspan, président de la Réserve fédérale des États-Unis, déclarait : "Nous avons la chance suivante : les décisions politiques, aux États-Unis, grâce à la globalisation, ont été remplacées en grande partie par l'économie de marché mondiale. A l'exception de la thématique de la sécurité nationale, le prochain président n'aura à l'avenir aucun rôle significatif à jouer. Le monde sera régi par les forces du marché."
It’s economy, stupid – affirmait le célèbre slogan de l’époque clintonienne pointant le rôle subalterne de la Politique dans nos cités.
Mais, à côté des logiques des marchés qui assurent la reproduction des mêmes schémas vicieux et les privilèges des gagnants de la globalisation, l'idéologie de l'extrême centre, elle, a beau être discrète, elle n'en exerce pas moins un immense pouvoir fédérateur au-delà de sa base sociale et par-delà les frontières.
La convergence idéologique de ceux qu'on appelle les élites sécessionnistes est plus forte que la logique des situations sociales. A la différence de la lumpen-bourgeoisie présentée par la sociologie coloniale comme les classes intermédiaires (marchands, avocats, industriels, etc.) au service de maîtres coloniaux et n'ayant pas de conscience de classe, la lumpen-oligarchie qui est montée en période de globalisation accélérée est cimentée par un sentiment d'appartenance à une strate supérieure et par une volonté de servir de boussole morale à l'humanité entière. C’est en offrant ce sentiment de supériorité morale à des classes intermédiaires que les vrais gagnants de la globalisation ont réussi à mettre à leur remorque la petite bourgeoisie et affiliés, dotés désormais de capital culturel de référence à défaut d'avoir une position matérielle très enviable.
De leur côté, les vrais perdants des politiques néo-libérales, déclassés économiquement et symboliquement, n’ont aucune idéologie et aucun camp pour porter une véritable alternative. Ils épuisent toute l'indignation disponible dans les mobilisations vaines qui ne remettent pas, ou si peu, en question le cadre du fonctionnement de nos sociétés.
Manifestement, le temps de la Politique n’est-il pas encore venu. Sans doute, viendra-t-il plus tard quand les crises vont se multiplier, l’entropie va s’accélérer, le chaos monter, et le délitement s'approfondir. Il ne peut pas en être autrement car l’entropie, le délitement et le chaos sont inhérents au système qui a pour principe fondamental de son fonctionnement la guerre de tous contre tous.