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20 août 2024

L’intenable exceptionnalisme israélien

Michael Young

Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, lors de son discours devant le Congrès des États-Unis, le 24 juillet 2024, à Washington D.C. Roberto Schmidt/AFP


17/8/2024 - Le 5 août, le ministre israélien des Finances, Bezalel Smotrich, a déclaré qu’affamer 2 millions de Palestiniens à Gaza « jusqu’à la mort » pourrait être « justifié et moral » pour faire libérer les otages israéliens détenus à Gaza, tout en déplorant que le « monde ne (les) laissera pas faire ».

Il a fallu attendre plusieurs jours pour voir une réaction internationale à cette tentative de transformer une pulsion génocidaire en une action moralement justifiée. Le 8 août, le porte-parole du département d’État américain a déclaré que son gouvernement était « consterné par ces commentaires et réaffirme que cette rhétorique est nuisible et inquiétante ». Compte tenu des circonstances, la réprimande était plutôt discrète. Appeler à la famine massive d’une population civile entière devrait être plus que « nuisible et inquiétant ». Mais le département d’État n’a peut-être pas voulu aller trop loin dans la condamnation d’un ministre de premier plan au sein du gouvernement d’un homme, Benjamin Netanyahu, qui a récemment été ovationné plus de 50 fois par des membres du Congrès. Ironiquement, l’un de ceux qui a réagi de manière plus sensée aux remarques dépravées de Smotrich est le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, qui, dans un discours prononcé peu avant que la condamnation de Smotrich ne s’intensifie en Occident, s’était étonné que personne n’avait encore interpellé ce dernier.

Supériorité morale ?

Au cœur du conflit de Gaza se trouve la question de la moralité d’Israël. Pour ses soutiens, il ne fait aucun doute que le pays est moralement supérieur à ses ennemis. C’est l’une des raisons pour lesquelles les élites occidentales ont continué à détourner le regard face à l’horreur de la campagne israélienne à Gaza, alors que son impact est visible depuis des mois grâce aux chaînes de télévision arabes par satellite et aux réseaux sociaux. Le chancelier allemand Olaf Scholtz, qui a déclaré en octobre 2023 qu’« Israël est un État démocratique guidé par des principes très humanitaires, et nous pouvons donc être certains que l’armée israélienne respectera les règles qui découlent du droit international dans tout ce qu’elle fait », a pris très tôt le parti de la politesse. M. Scholtz allait regretter ses paroles, car les rapports se sont multipliés presque immédiatement sur les efforts d’Israël pour procéder au nettoyage ethnique de la population palestinienne de Gaza ; sur la destruction par ses forces d’hôpitaux, d’écoles, de maisons et d’infrastructures ; sur la rétention de nourriture et de médicaments pour les Palestiniens assiégés ; sur la propagation de multiples maladies, dont la gale et la poliomyélite ; et, plus généralement, sur les meurtres de masse commis sans vergogne ni discernement…

Cela n’a pourtant pas empêché les membres du Congrès américain d’applaudir et de ricaner lorsque Netanyahu s’est présenté devant eux et a qualifié certains de leurs concitoyens d’« idiots utiles » de l’Iran parce qu’ils exerçaient leur droit constitutionnel de protester contre les actions d’Israël. Aucun de ceux qui ont célébré ses paroles n’a – à notre connaissance – réprimandé Smotrich pour son désir ardent qu’Israël affame tous les Palestiniens de Gaza pour libérer ses otages.


La question de la moralité est importante pour deux raisons essentielles. D’abord, elle permet aux États-Unis de justifier la poursuite de la fourniture d’armes à Israël, qui ont été utilisées dans la plupart, voire la totalité, des multiples massacres perpétrés par Israël à Gaza. Par exemple, dans le cas récent de l’attaque de l’école de Tabaain, qui a fait plus de 100 morts (dont de nombreux enfants), les Israéliens ont affirmé comme à leur habitude que des membres du Hamas y opéraient, ce que le Hamas a démenti. Lorsque l’armée israélienne a publié des photos des combattants présumés du Hamas tués, un professeur palestinien travaillant dans le domaine des droits de l’homme, qui connaissait plusieurs d’entre eux, a publié un message sur X dans lequel il démentait toute affiliation au Hamas.

La deuxième raison est que tant qu’Israël sera perçu comme un acteur moral en Occident, alors que tout le monde peut clairement constater le contraire, le fossé se creusera entre les pays occidentaux et ceux qui, dans le monde entier, auront le sentiment qu’il y a deux poids, deux mesures. Cela pourrait avoir des répercussions géopolitiques majeures, car nombre de ces États, en particulier dans le Sud, ne verront aucune raison impérieuse d’accepter les récits occidentaux sur la nécessité de défendre la démocratie et les droits de l’homme. Nous avons déjà assisté à un tel rejet à propos de l’Ukraine, et Gaza a porté plus loin le mécontentement à l’égard de l’hypocrisie américaine, une situation que la Chine a exploitée avec beaucoup d’habileté.

Rupture historique

Cette attitude à l’égard de la moralité israélienne est liée à une perception principalement occidentale selon laquelle Israël a été fondé par les victimes de ce qui est peut-être le plus grand crime de l’histoire, l’Holocauste, ou Shoah. L’auteur indien Pankaj Mishra a abordé ce sujet dans un superbe texte publié en mars dernier dans la London Review of Books (The Shoah after Gaza, mars 2024). Il y retrace la manière dont l’establishment israélien en est venu, au fil du temps, « à produire et à diffuser une version très particulière de la Shoah qui pourrait être utilisée pour légitimer un sionisme militant et expansionniste ». Pourtant, c’est la Shoah qui a également alimenté la croyance de nombreux partisans d’Israël selon laquelle le pays est en quelque sorte à l’abri d’une remise en question morale. Pankaj Mishra cite l’éditorialiste israélien Boaz Evron, qui a décrit comment la « tactique consistant à faire l’amalgame entre les Palestiniens et les nazis et à crier qu’une autre Shoah est imminente » libérait les Israéliens ordinaires de « toute restriction morale, puisque celui qui est en danger d’anéantissement se voit exempté de toute considération morale qui pourrait restreindre ses efforts pour se sauver ». Cette observation ne doit cependant pas faire oublier qu’il existe un nombre croissant de Juifs, dont beaucoup manifestent aux côtés des « idiots utiles » de Netanyahu, pour qui l’essence de leur religion est de conserver une boussole morale au milieu de la bataille.

Et Pankaj Mishra de conclure qu’en se livrant à de vastes crimes à Gaza, « Israël dynamite aujourd’hui l’édifice des normes mondiales construites après 1945 ». C’est pourquoi « la profonde rupture que nous ressentons aujourd’hui entre le passé et le présent est une rupture dans l’histoire morale du monde depuis le point zéro de 1945, histoire dans laquelle la Shoah a été pendant de nombreuses années l’événement central et la référence universelle ». À la lumière de cela, « il semble que seuls ceux qui ont été secoués dans leur conscience par la calamité de Gaza peuvent sauver la Shoah de Netanyahu, (du président américain Joe) Biden, de Scholz et (de l’ancien Premier ministre britannique Rishi) Sunak et réuniversaliser sa signification morale ».


Le point de vue de Mishra a touché de nombreuses personnes dans le monde, mais n’a apparemment pas pénétré la formidable forteresse mentale de l’establishment politique des États-Unis et de ses appendices. Les politiciens américains qui marinent dans le langage de la droiture morale ont ignoré, consciemment ou non, la direction dans laquelle Netanyahu emmène Israël et les États-Unis, alors qu’il poursuit la destruction de Gaza par Israël, sape un accord de cessez-le-feu et cherche à élargir la guerre en provoquant une confrontation armée entre l’Amérique et l’Iran – un fantasme que les amis d’Israël à Washington ont relayé avec enthousiasme auprès du grand public. Si ce n’est pas là aider et encourager une forme militante et expansionniste de sionisme, alors de quoi s’agit-il ?

Plus généralement, quelle est la valeur morale d’un establishment politique israélien, apparemment soutenu par une majorité de la société, qui croit que ce pays peut indéfiniment contrôler des millions de Palestiniens sous occupation illégale, leur refuser l’autodétermination, les maintenir dans un état de retard économique, les empêcher de jouir des droits les plus fondamentaux et les expulser fréquemment de leurs villages pour que les extrémistes juifs puissent voler leurs biens ? Ce plan est-il défendable ? Cela permet-il à Israël de se présenter comme un modèle moral ?

Pankaj Mishra a raison de dire que si cet outrage se poursuit, la valeur tragique de la Shoah, sa référence universelle, se dissipera. Les souffrances passées des Juifs seront submergées par les souvenirs de l’immoralité d’Israël aujourd’hui, tout comme le carnage d’Israël à Gaza a fait oublier à beaucoup le 7 octobre. Mais au-delà de cela, les élites occidentales devraient être conscientes de la façon dont cela affecte leur propre pouvoir et leur influence. Si elles veulent vraiment défendre les valeurs libérales dans un monde en mutation, Israël ne peut être exempté.

Ce texte est aussi disponible en anglais sur Diwan, le blog du Malcolm H. Kerr Carnegie MEC.

Par Michael YOUNG

Rédacteur en chef de Diwan. Dernier ouvrage : « The Ghosts of Martyrs Square: an Eyewitness Account of Lebanon’s Life Struggle » (Simon & Schuster, 2010, non traduit).

https://www.lorientlejour.com/article/1424007/lintenable-exceptionnalisme-israelien.html