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22 septembre 2024

Natalia Routkevitch


"Dans la rue, on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme".
Arthur Cravan

Les lamentations sur la dégradation des élites et la disparition des "grandes figures" sont devenues un lieu commun, tout comme les explications de ce phénomène par la transformation même du métier. Nous n'aurions plus besoin des personnalités capables de prendre des décisions historiques et de façonner le destin collectif mais seulement des technocrates, chargés de maintenir à flot un système qui, en grande partie, "se régule tout seul".
Ross Douthat, chroniqueur au New York Times, a qualifié cette évolution de "décadence durable" des élites, mais aussi des sociétés entières, que l’on persiste, par paresse intellectuelle ou inertie, à qualifier de démocraties. Selon le célèbre adage, celles-ci n’ont que les dirigeants qu’elles méritent.
Les talents de comédien ont toujours été utiles aux hommes d’État de premier plan, mais à l’ère du "Spectacle intégré", ces talents sont devenus les seules compétences véritablement exigées. Tout le reste est désormais superflu, voire nuisible. Les électeurs, que l'on continue d'appeler "citoyens" par habitude, éprouvent de plus en plus la sensation de se trouver face à des masques derrière lesquels se cache un vide vertigineux. Ce malaise grandit d'année en année, à mesure que l'idée d’être gouvernés par des forces échappant à leur contrôle s’impose à des populations dont les tentatives de comprendre ces mécanismes sont systématiquement dénoncées comme du complotisme. L'opacification du pouvoir alimente la montée de tous les radicalismes dont l'explosion risque de nous submerger.
Déjà en 1946, dans "La politique et la langue anglaise", Orwell décrivait la déshumanisation des orateurs, prisonniers de formules toutes faites : "Son larynx émet les bruits appropriés, mais son cerveau ne travaille plus comme il le ferait s’il choisissait ses mots lui-même. Si son discours est de ceux qu’il répète sans cesse, il devient presque inconscient de ce qu’il dit, comme lorsqu’on prononce les réponses à l’église."
Avec l’avènement du Spectacle total et, plus récemment, de l'Intelligence Artificielle, cette transformation a pris une tournure beaucoup plus radicale. Il n’y a pas que les discours qui sont écrits en "langage de synthèse" ; les moindres répliques ou gestes sont conçus dans la logique théâtrale pour devenir des « mèmes » et des « retweets » (les "speech-writers" et les gens de la com seront sans doute parmi les premiers à être éjectés par le ChatGPT).
Les orateurs eux-mêmes, lisses et télégéniques, impossibles à cerner, ressemblent de plus en plus à des bio-robots : dénués de spontanéité, d'originalité, et, finalement, d'humanité. On a parfois l'impression que le ChatGPT est d’ores et déjà directement implanté dans leur cerveau. Cela ne relève même plus du mensonge : c'est une incapacité totale à penser par eux-mêmes. Mais pourquoi le feraient-ils, puisque cela n’est plus requis ?
Dans les années à venir, l'enjeu crucial, avant même de pouvoir parler de citoyenneté, sera de préserver ce qui constitue l’essence de l'humain : la capacité à créer des liens authentiques avec autrui, à faire société et à générer une pensée libre et spontanée. Force est de constater qu’on est mal barrés, soigneusement conditionnés à nous insérer dans ce « nouveau réel » – un parc d'abstractions (et d’attractions), peuplé d’artistes et de deepfakes, tel que l’avaient prophétisé certains esprits visionnaires, à l'image de Philippe Muray :
"L'habitant satisfait de la nouvelle réalité, le mutant heureux qui n'a plus avec l'ancien réel que des rapports de plus en plus épisodiques... Je désigne par "ancien réel" le monde concret fait de différenciations (à commencer par la sexuelle), de contradictions, de conflits et de possibilités de critique systématique portée sur toutes les conditions d'existence. Je dis "ancien réel", mais il n'y a pas de nouveau réel ; il y a, à la place, ce que j'ai appelé un "parc d'abstractions".


Pour le contexte de la photo : https://www.bfmtv.com/.../comment-la-tendance-brat-summer...