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19 octobre 2024

Anne-Sophie Chazaud

Edouard Husson :
Israël/Palestine, contre le choc des millénarismes, pour une compréhension et une solution politiques au conflit.


[Extraits]

PRESENTATION/PARCOURS

Je me définirais comme un « spectateur engagé », pour reprendre la formule de mon grand aîné à l’Ecole Normale Supérieure, Raymond Aron. Je suis universitaire, historien, et comme je travaille sur l’histoire contemporaine, l’interrogation sur le présent n’est jamais loin.

Mes travaux de recherche ont porté sur l’histoire de la Shoah. J’ai étudié de près le processus de décision qui, dans l’appareil totalitaire nazi, mène à la décision du génocide des Juifs. J’ai aussi accompagné, au milieu des années 2000, les enquêtes de terrain, en Ukraine, du Père Patrick Desbois sur la « Shoah par balles » : il s’agissait de recueillir les témoignages d’Ukrainiens ordinaires, dans les villages et les petites villes, qui avaient été témoins des massacres commis par des commandos de la SS et de la police allemande (avec d’éventuels auxiliaires locaux).

Si je devais désigner une originalité – modeste – à mes travaux : j’ai compris en travaillant sur les massacres commis par les nazis, et en travaillant en général sur les violences de masse au XXe siècle, que la violence progresse selon des paliers. Lorsqu’un certain seuil est atteint, la violence fait un bond d’intensité, jusqu’au palier suivant. Un génocide ne sort pas de nulle part. Il se déroule dans le cadre d’une guerre, internationale ou civile. Nous aurons sans doute à expliciter ce point. [...]

Le judaïsme orthodoxe est fondé sur la même loi d’amour que le christianisme. Ce qui nous sépare, nous chrétiens, du judaïsme orthodoxe, c’est l’identité du Messie – comme nos frères juifs orthodoxes nous attendons pour fin des temps une manifestation du Messie qu’il ne faut pas précipiter ; à la différence d’eux, nous affirmons connaître ce Messie, Jésus de Nazareth, qui est déjà venu pour nous et qui reviendra. Mais nous avons, nous les catholiques, une pensée commune, théoriquement, avec le judaïsme orthodoxe, et qui nous met en opposition spirituelle avec le sionisme : c’est l’idée qu’il faudrait hâter la venue du Messie, par un projet temporel et, au besoin par des guerres, car le Messie se manifestera au cœur d’une catastrophe. Notons que certains chrétiens évangélistes américains pensent comme les sionistes.

Je pourrais aller plus vite en disant que je suis Français et que je fais mienne la précaution du grand Cardinal de Richelieu, qui disait se méfier de « ceux qui arrivaient avec un chapelet dans une main et une épée dans l’autre ». Tout mon parcours m’a appris à me méfier de ceux qui pensent que la religion peut apporter une solution politique au conflit du Proche-Orient. Je me méfie des « chrétiens sionistes » américains et du gouvernement Netanyahu autant que des islamistes. Je refuse de confondre critique au gouvernement Netanyahu et antisionisme mais aussi antisionisme et antisémitisme. Il y a des Juifs antisionistes, jusqu’en Israël ! Et il y a des sionistes qui détestent Netanyahu et son gouvernement. Plus profondément, malgré tout, je pense que l’exacerbation du sionisme par Netanyahu est l’aboutissement quasi-inéluctable d’un projet enraciné dans une métaphysique gnostique. Il n’y a pas d’autre avenir, pour l’Etat d’Israël qu’un nouveau modus vivendi entre Juifs, chrétiens et musulmans en Terre Sainte. Il ne sera possible que si l’on neutralise les trois messianismes exacerbés (exceptionnalisme américain, sionisme et islamisme) et si l’on revient à un dialogue réaliste et fondé sur le respect mutuel, entre les trois lignées issues d’Abraham.

RETOUR SUR LES FAITS

Vers l’Orient compliqué, j’essaierai d’exposer les choses, sinon simplement, du moins clairement.

Il faut toujours repartir du droit international. Les résolutions de l’ONU doivent être notre boussole. En novembre 1947, l’ONU avait voté un plan de partage de la Palestine, qui a été refusé par la partie arabe, parce que la communauté internationale avait fait la part trop importante, selon eux, aux Juifs de Palestine. J’insiste sur ce dernier point : il est souvent traité cavalièrement. Nous n’avons pas à prendre partie aujourd’hui. Mais à comprendre que la création d’un État juif en Palestine n’allait pas de soi pour de nombreux contemporains, à commencer par les Arabes du Proche-Orient.

En novembre 1967 d'ailleurs, dans une célèbre conférence de presse, le Général de Gaulle se faisait encore l’écho de l’émotion suscitée dans le monde arabe par l’installation d’Israël vingt ans plus tôt.

S’en est suivie la guerre de 1948-49, qui a abouti à quelques gains de territoires supplémentaires par Israël mais laissait la bande de Gaza et la Cisjordanie en dehors d’Israël et fixait une frontière avec le Liban que l’on appelle « ligne bleue » et qui sépare Israël du « Sud-Liban », aujourd’hui lieu d’affrontement avec le Hezbollah.

S’il n’y avait eu que des combats entre Israël et les États arabes environnants, la situation n’aurait pas évolué de manière trop dramatique. Mais le problème vient de ce qu’avant et après la proclamation de l’État d’Israël (en mai 1948), les chefs d’Israël en émergence ont provoqué, par la violence, un exode massif des populations arabes (palestiniennes). Près de 750 000 Arabes palestiniens sur les 900 000 qui vivaient dans les territoires qui allaient devenir l’État d’Israël, fuient vers la Cisjordanie, la bande de Gaza, en Jordanie, au Liban et en Syrie. C’est ce que les Palestiniens appellent la Nakba, « la catastrophe ». Aujourd’hui, on parlerait de « nettoyage ethnique ». Leurs descendants représentent désormais 5 millions de réfugiés palestiniens, à Gaza, en Cisjordanie ou dans les États environnants.

Dans le contexte de l’après-guerre, les violences étaient nombreuses ; et puis le monde avait une sympathie naturelle pour les Juifs d’Europe survivants de la Shoah qui venaient s’installer dans le nouvel État d’Israël. Les chefs sionistes ont clairement abusé de cette sympathie. Je sais qu’il y a jusqu’à aujourd’hui un débat entre historiens, certains considérant qu’il n’y avait pas, dès le départ, de projet d’expulsion des Palestiniens d’un certain nombre de territoires de la part des fondateurs de l’État d’Israël. Je trouve plus cohérente et mieux fondée dans les sources l’école historique qui voit l'expulsion des Palestiniens comme faisant partie intégrante du projet. Il faut avoir cet épisode en tête pour comprendre les haines inexpiables qui se mettent en place à cette époque. Sans compter le fait que l’exode des Palestiniens a déstabilisé profondément les États voisins.

Peut-être les choses auraient-elles pu se stabiliser avec le temps. Mais, de facto, Israël a toujours pratiqué le raid préventif et dissuasif, comme en témoignent les résolutions de l’ONU des années 1950 et 1960, qui condamnent le nouvel État après des attaques contre la Syrie, le Liban, Gaza, la Cisjordanie… Il n’est pas question de nier que les États arabes misaient sur le caractère éphémère de l’État d’Israël. Cela ne doit pas occulter pour autant le fait que les Israéliens n’ont jamais accepté la création d’un État palestinien comme le voulait l’ONU.

La guerre des Six Jours, en 1967, représente une escalade, Israël passant du raid préventif à une véritable guerre d’annexion de nouveaux territoires. On se rappelle les critiques du Général de Gaulle envers Israël, en novembre 1967 ; il ne faisait que dire le soutien de la France à la fameuse résolution 242 des Nations Unies, qui dénonçait les annexions réalisées par Israël lors de la Guerre des Six Jours : la Cisjordanie, le plateau syrien du Golan, Gaza et le Sinaï, Jérusalem-Est. Les frontières d’avant la Guerre des Six Jours sont encore aujourd’hui pour la communauté internationale, la référence. C’est sur elles que s’appuie la quasi-totalité des pays de la planète pour proposer les frontières d’un futur État palestinien, qui coexisterait avec l’État d’Israël. Il y a des Israéliens qui acceptent un État palestinien mais même eux ne veulent pas entendre parler des frontières de 1967.

Il faut citer l’avertissement prémonitoire du Général de Gaulle à l’État d’Israël :

« Israël ayant attaqué, s’est emparé, en six jours de combat, des objectifs qu’il voulait atteindre. Maintenant, il organise, sur les territoires qu’il a pris, l’occupation qui ne peut aller sans oppression, répression, expulsions, et il s’y manifeste contre lui une résistance, qu’à son tour, il qualifie de terrorisme ».

Depuis 1967, Tel-Aviv est dans un état de tension permanente avec son environnement géopolitique, ponctué de guerres régulières. Les tentatives diplomatiques échouent toutes parce qu’à un moment ou un autre, la question de l’avenir des Palestiniens revient comme un boomerang. Plus les Israéliens espèrent en avoir fini avec la perspective d’un État palestinien (plus ils lancent loin le boomerang, pourrait-on dire), plus la question du respect du droit international revient, avec une force déstabilisatrice pour eux.

Israël a toujours refusé la résolution 242, comme les nombreuses résolutions du Conseil de Sécurité ou de l’Assemblée Générale qui ont suivi. L’attitude de défi à l’ONU, caricaturale chez Netanyahu, est permanente, tout au long de l’histoire d’Israël. Elle est devenue aujourd’hui outrancière dans son expression.

À partir de 1967, on a une triple évolution :

1. une radicalisation terroriste des mouvements palestiniens, qui se sentent de plus en plus impuissants.

2. un réalisme croissant des voisins d’Israël, qui aspirent à la paix avec Tel-Aviv.

3. une radicalisation du sionisme qui, de laïc, devient de plus en plus religieux, à partir de la fin des années 1970.

La fin de la Guerre froide produit un relatif apaisement, malgré la révolte des Palestiniens (Intifada de la fin des années 1980). L’OLP abandonne le terrorisme. Et le réalisme revient à Tel-Aviv, dans la première moitié des années 1990, en la personne de Rabin, qui faisait un constat simple : confronté à un environnement géopolitique devenu incertain du fait de la révolution iranienne, il fallait trouver un accord avec les Palestiniens.

Ce furent les accords d’Oslo, entre 1993 et 1995. Je me rappelle mon sentiment à l’époque : d’un côté, ma culture politique française se révoltait, à constater la manière dont, sous le patronage américain, Israël « octroyait » l’autonomie aux Palestiniens de Cisjordanie, avec des zones différenciées de contrôle israélien. Politiquement, nous autres Français sommes des « Romains », et nous ne pouvons pas envisager autre chose qu’une paix fondée sur l’égalité des peuples. D’un autre côté, je me disais qu’il ne fallait pas insulter l’avenir. Il y a eu à cette époque un formidable espoir, dans le sillage de la chute du communisme soviétique et de la fin de l’apartheid sud-africain : il semblait que l’on allait voir aussi la paix s’installer au Proche-Orient.

Visiblement les accords d’Oslo ont fait suffisamment peur à une partie de la classe politique israélienne pour qu’ils soient sabotés immédiatement par une intensification de la colonisation juive des terres palestiniennes, autour de Jérusalem et en Cisjordanie. L’assassinat de Rabin enterra les accords d’Oslo avec lui.

Avec la fin des années 1990, commence l’ère dominée politiquement par Benjamin Netanyahu. Puissante personnalité politique, il est devenu, de mon point de vue, le mauvais génie d’Israël. Netanyahu est héritier, par son père, du courant qu’on appelle le « sionisme révisionniste », fondé dans l’entre-deux-guerres par Jabotinsky (le père de Benjamin, Bension Netanyahu était son secrétaire particulier). Le « sionisme révisionniste » n’est prêt à aucune concession. Louis Massignon, d’abord plein de sympathie pour le sionisme, avait averti, dans les années 1930, du danger que représentait le courant de Jabotinsky pour la stabilité de la région.

Netanyahu, depuis le début de sa carrière politique, a suivi quelques principes simples :

- Empêcher à tout prix qu’existe un État palestinien ; il s’est allié pour cela aux partisans du Grand Israël et partage leur radicalité même s’il est infiniment plus souple tactiquement.

- D’autre part, Netanyahu a toujours considéré qu’il ne pouvait pas exister d’État souverain puissant à proximité d’Israël. D’où son appui à la politique néoconservatrice américaine qui a détruit l’Irak, échoué à détruire la Syrie et rêve de renverser le régime iranien pour ramener ce pays au temps du Shah, quand il était un protectorat américain.

- Netanyahu est un pur machiavélien. La fin justifie toujours les moyens. La fin, c’est la survie et l’installation durable de l’État d’Israël dans un environnement hostile.
 
On ne prête qu’aux riches : certains affirment que Netanyahu a été prêt à saboter de toutes les manières la légitimité de l’Autorité Palestinienne issue des accords d’Oslo et à faire monter à Gaza un mouvement musulman radical, le Hamas, qui est au départ une simple branche des Frères musulmans. Ce point de vue, qu’on entend souvent, est exagéré. Il suffit, selon moi, de constater que l’intransigeance du « sionisme révisionniste » de Netanyahu a nourri un mouvement palestinien radical. Abandonner la bande de Gaza au Hamas, autoriser les financements extérieurs envoyés au mouvement, ne rien faire pour stopper la contrebande d’armes alors que l’Égypte, réconciliée avec Israël depuis la fin des années 1970, attendrait que l’on combatte fermement les Frères musulmans de Gaza : tout cela me semble avoir été largement subi par les gouvernements israéliens successifs depuis vingt ans...
 
À ceux qui ont pu dire que le Hamas était, en quelque sorte la « créature » de Netanyahu, je réponds : en ce cas, la créature a, depuis longtemps, échappé à son « créateur ». D’abord, le Hamas s’est acquis une réelle popularité dans la population gazaouie en prouvant que ses cadres et ses membres parvenaient à administrer de facto un territoire exigu où vivent presque 2 millions et demi de personnes ; ensuite, le Hamas, sous l’impulsion du stratège iranien Qassem Soleimani (assassiné sur ordre de Donald Trump en janvier 2020), s’est transformé en un mouvement combattant nationaliste, formé à mener une guerre asymétrique (incluant des modes d'action terroristes dont personne ne saurait bien évidemment faire l'apologie), et faisant passer la cause palestinienne avant celle de l’Islam.
 
C’est ainsi que le 7 octobre, Israël s’est retrouvé non pas face au seul Hamas mais face à une dizaine de mouvements combattants palestiniens, réconciliés entre eux : sunnites, chiites, chrétiens, marxistes, nationalistes, pour combattre l’État d’Israël.
 
Qassem Soleimani était bien un adversaire redoutable pour l’État d’Israël puisque, quatre ans après sa mort, ce qu’on appelle « Axe de la Résistance », c’est-à-dire la création ou le renforcement de milices dotées d’une grande efficacité au combat, au Liban (le Hezbollah), en Syrie et en Irak (pour défendre le régime d’Assad) , à Gaza et en Cisjordanie, au Yémen (les Houthis d’Ansarallah), a été capable d’entraîner Israël dans une guerre d’attrition : un an après l'effroyable razzia d’otages et les tueries du 7 octobre, le Hamas et ses alliés, ne sont toujours pas vaincus et ont causé la mort, selon mes estimations de 5000 soldats israéliens durant les combats de Gaza (je fais ce calcul selon un ratio ¼ à partir du nombre connu, lui, de blessés graves israéliens, qui est de 20 000 au moins) ; le Hezbollah met en échec l'offensive israélienne au Liban - malgré la décapitation spectaculaire de la direction du Hezbollah, l'appareil militaire a rapidement repris le combat, quels que soient les obstacles- et il a provoqué, par ses bombardements permanents, la fuite de 70 000 habitants du nord d’Israël, qui se sont dirigés vers le centre et le sud du pays. Les milices chiites irakiennes parviennent à viser des objectifs dans le port de Haïfa sans que les boucliers anti-missiles israéliens les arrêtent. Ansarallah est en mesure de tenir en respect la marine américaine et de bloquer le trafic commercial de la Mer Rouge vers Eilat. Les Yéménites ont aussi atteint Tel-Aviv ou les environs avec des drones et quelques missiles. Quant à l’Iran, il a riposté deux fois à des opérations israéliennes (bombardement de son consulat à Damas par l’aviation israélienne début avril; assassinat du chef du Hamas par des agents israéliens, fin juillet, à Téhéran) avec des salves de missiles qui ont saturé et déjoué les défenses israéliennes.
 
L’intérêt d’Israël serait de trouver un arrangement avec les Palestiniens et avec les États voisins. Il est clair, désormais, que ce qui a déclenché l’attaque du 7 octobre, c’est l’imminence d’un accord entre l’Arabie Saoudite et Israël, dans la lancée des accords d’Abraham, que Donald Trump avait réussi à faire signer entre Israël, d’un côté, les Émirats Arabes Unis et Bahreïn de l’autre. Le Hamas et les autres mouvements combattants palestiniens ont supposé qu’un accord d’Israël avec le royaume saoudien enterrait à tout jamais la question palestinienne. C’est le motif profond de l’opération du 7 octobre 2023.

LA CAUSE PALESTINIENNE ABANDONNEE AU GAUCHISME ?

C’est l’un des grands drames du moment politique que nous vivons en Europe et en Amérique du Nord. L’absence quasi-totale des droites de la défense de la cause palestinienne. Sauf des voix isolées qui ont encore conscience que les Palestiniens sont la face défigurée, écrasée, martyrisée des nations que l’ordre américain cherche à écraser.

Rien de nouveau depuis trente ans : l’Irak, la Serbie, l’Afghanistan, la Libye, la Syrie ont été broyés par les bombes américaines avec l’assentiment de l’immense majorité de notre classe politique. Nous parlons de millions de morts. Ces morts-là ont-ils moins d’importance que les victimes de la barbarie nazie ou des massacres communistes ? Est-ce que l’Occident aurait le droit de commettre des tueries de masse sans que ce soit répréhensible ?

Aujourd’hui, c’est le tour de la Palestine et du Liban.

Je pose la question sans précaution rhétorique à mes compatriotes qui aiment la France : comment pouvez-vous, une fois de plus, accepter que les États-Unis et Israël cherchent à monter les communautés du Liban les unes contre les autres ? N’avez-vous toujours pas appris la leçon des guerres qui ensanglantent ce pays depuis 1975 ? Comment pouvez-vous assister avec indifférence au massacre des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ? Ne voyez-vous pas que la Palestine est la face écrasée de cette réalité, les peuples, les nations, qui n’ont pas leur place dans l’ordre occidental de 2024 ? Ne voyez-vous pas qu’en refusant de proclamer, à temps et à contretemps, les droits inaliénables du peuple palestinien et la nécessité, pour Israël, de respecter toutes les résolutions de l’ONU – et non de prendre celles qui lui servent et d’ignorer ou piétiner les autres –, vous acceptez non seulement que soit bafoué l’ordre international, mais vous exposez également notre nation à être elle-même écrasée par le désordre que vous soutenez ?

Je m’adresse en particulier à tous ces Français qui se plaignent de ce que notre souveraineté est piétinée par l’Otan et par l’Union Européenne mais qui pourtant expliquent qu’il faut être aligné derrière Israël. Les derniers mois ont montré qu’Israël ne se comporte pas un État souverain, ne mène pas une politique indépendante. Sans les bombes américaines, Tel-Aviv aurait dû négocier un cessez-le-feu à Gaza. Sans le soutien des États-Unis et ses vétos au Conseil de Sécurité des Nations Unies, le gouvernement de Benjamin Netanyahu aurait été renversé et un nouveau gouvernement israélien n’aurait pas eu d’autre choix que de négocier une paix régionale faisant sa place à un État palestinien. Le Général de Gaulle rappelait souvent que la souveraineté, c’était l’exercice responsable de l’indépendance nationale. [...]

ET LES CHRÉTIENS DANS TOUT ÇA ?

Un des arguments entendus fréquemment – en tout cas au début du conflit – est l’identité entre le combat d’Israël – en tout cas du gouvernement Netanyahu – et le nôtre face au danger de l’immigration, en particulier arabo-musulmane. Je me souviens même avoir entendu un militant de la droite identitaire s’écrier, lors d’un débat, « la Judée aux Judéens ! », comme il aurait dit « la France aux Français ! ». J’ai du mal à comprendre ce qui motive ce genre d’argumentation absurde. Encore une fois, regardons le réel. Commençons par les grandes vagues de migrations vers l’Europe venues du Proche-Orient ou d’Afrique du Nord ces vingt dernières années : elles sont largement le résultat de la destruction des États et de la multiplication des guerres par les États-Unis. Il y a un paradoxe, pour dire le moins, à approuver les guerres américaines ou israéliennes et à ensuite redouter les afflux de réfugiés. Selon la célèbre formule attribuée à Bossuet : Dieu se rit des hommes qui maudissent les effets dont ils chérissent les causes. [...]

Encore une fois, il faut le dire et le redire : la coexistence entre Juifs, chrétiens et musulmans en Terre Sainte fut une réalité pendant plusieurs siècles avant la création de l’État d’Israël et elle doit nous servir de boussole. Malheureusement, ce à quoi nous avons assisté depuis les années 1980, c’est à une surenchère des millénarismes : avec un sionisme juif qui s’est toujours plus radicalisé, encouragé par ce qui s’auto-désigne comme « sionisme chrétien », – en fait un mouvement évangéliste américain convaincu que la création de l’État d’Israël est un préalable à la conversion des Juifs et au retour du Christ. Ils interprètent les conflits du Proche-Orient comme le prélude de « l’Apocalypse », de la grande bataille finale qui précèdera le Jugement dernier.

J’ai souvent entendu des gens redouter le millénarisme musulman, que l’on appelle islamisme, et qui s’est exprimé, depuis la révolution iranienne, aussi bien dans le monde sunnite que dans le monde chiite. Remarquons que, au plan géopolitique global, ce millénarisme est en recul, ce que la succession d'attentats et d'agressions islamistes souvent "low cost" en Europe ne permet pas forcément de comprendre : la révolution iranienne s’est apaisée, quels qu'en soient les aspects rebutants – notamment pour les femmes – et, politiquement, Téhéran est désormais l’un des grands acteurs des relations internationales. La fin d’Al-Qaïda, la destruction de Daech par la Russie semblent avoir découragé le millénarisme sunnite. Regardons comme les grands États du Golfe – longtemps financeurs de l’islamisme – sont désormais désireux de l’avènement d’un monde multipolaire. Avant le 7 octobre 2023, ils étaient prêts à signer des accords avec Israël, même au prix du sacrifice des Palestiniens. Regardons comme le Hamas lui-même, sous l’impulsion de Yahya Sinwar, s’éloigne de son origine « Frères musulmans » et tend de plus en plus à grouper autour de soi l’ensemble des mouvements combattants palestiniens (avec les encouragements publics de la Russie et de la Chine), dans une optique nationale.

Sans forcer le trait, je dirais que nous avons autant à craindre désormais la dynamique explosive des millénarismes évangéliste et sioniste, – qui semblent prêts à poursuivre jusqu’au bout leur rêve apocalyptique – que l'accélération du millénarisme islamiste.

Pour finir de répondre à votre question, il est vital de préserver et développer l’esprit de la déclaration « Nostra Aetate » du Concile Vatican II.

Dans ce document officiel, les Pères du Concile adressaient aux religions non chrétiennes un message de paix. Les deux autres descendances spirituelles d’Abraham (le judaïsme et l’Islam) y sont particulièrement considérées. En particulier, le passage consacré aux relations avec les Juifs et insistant sur la nécessité de renoncer à tout antijudaïsme chrétien.

Le message est le fruit de l’expérience concrète du sauvetage des Juifs persécutés par des chrétiens durant la Seconde Guerre mondiale). Nous devons cultiver l’esprit de Nostra Aetate. Mais il ne faut pas se tromper d’interlocuteurs dans le monde juif. Je pense qu’on a imprudemment laissé, ces vingt dernières années, un discours de légitimation de la politique israélienne, quelle qu’elle soit, s’immiscer dans le dialogue judéo-chrétien. C’est à cela que j’attribue le silence de nos évêques, en France : ils n’ont pas les bons interlocuteurs dans le monde juif, auxquels ils pourraient s’adresser pour prendre une initiative de paix. J’ai senti, aussi, ces dernières années, se glisser une teinte « d’islamophobie » dans certaines prises de position (au moins officieuses) de responsables catholiques. C’est oublier que « Nostra Aetate » comprend une recommandation chaleureuse de dialogue avec les musulmans :

« L’Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu’ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète ; ils honorent sa Mère virginale, Marie, et parfois même l’invoquent avec piété. De plus, ils attendent le jour du jugement, où Dieu rétribuera tous les hommes après les avoir ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l’aumône et le jeûne.
Même si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le saint Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté. »

Nous avons notre boussole. Nous devons chérir les relations paisibles entre les trois descendances d’Abraham. Nous devons refuser et combattre tous les millénarismes et toutes les gnoses qui dressent les enfants d’Abraham les uns contre les autres.

RÔLE DE LA FRANCE SUR LE PLAN DIPLOMATIQUE ?

La politique de la France s’est malheureusement réduite progressivement à l’insignifiance. La France de Richelieu, de Jaurès, du Général de Gaulle n’aurait jamais accepté que le Liban soit maltraité comme il l’est depuis 1975. En ce qui concerne Israël, notre pays n’aurait jamais dû abandonner les lignes directrices formulées par le Général dans sa célèbre conférence de presse du 27 novembre 1967 :

« Il est bien évident que le conflit n’est que suspendu et qu’il ne peut y avoir de solution, sauf par la voie internationale. Mais un règlement dans cette voie, à moins que les Nations Unies ne déchirent elles-mêmes leur propre Charte, un règlement doit avoir pour base l’évacuation des territoires qui ont été pris par la force, la fin de toute belligérance et la reconnaissance réciproque de chacun des États en cause par tous les autres. Après quoi, par des décisions des Nations Unies, en présence et sous la garantie de leurs forces, il serait probablement possible d’arrêter le tracé précis des frontières, les conditions de la vie et de la sécurité des deux côtés, le sort des réfugiés et des minorités, et les modalités de la libre navigation pour tous, notamment dans le golfe d’Akaba et dans le canal de Suez. Suivant la France, dans cette hypothèse, Jérusalem devrait recevoir un statut international.
Pour qu’un tel règlement puisse être mis en œuvre, il faudrait qu’il y eût l’accord des grandes puissances (qui entraînerait ipso facto celui des Nations Unies) et, si un tel accord voyait le jour, la France est d’avance disposée à prêter sur place son concours politique, économique et militaire, pour que cet accord soit effectivement appliqué. »

Adaptons la pensée du Général de Gaulle à notre époque. La situation est bien plus détériorée que dans les mois qui ont suivi la Guerre des Six Jours. J’imagine un gouvernement français digne de ce nom. Il aurait envoyé notre flotte, non pas en Mer Rouge, pour menacer Ansarallah, mais en mer Méditerranée, à la tête d’une force mandatée par l’ONU où l’on trouverait les puissances riveraines, pour imposer un cessez-le-feu à Gaza. Paris aurait assuré, par le débarquement d’une force internationale sous commandement français, l’acheminement de l’aide alimentaire aux Gazaouis. Des volontaires médecins et infirmiers protégés par les flottes coalisées prendraient soin des victimes des bombardements. La France serait force active à l’ONU pour faire voter des cessez-le-feu à Gaza, en Cisjordanie et au Liban et imposer une négociation qui aboutisse à l’application des résolutions de l’ONU, en particulier la création d’un État palestinien.

La Russie est occupée par la Guerre d’Ukraine. La Chine est loin. La Grande-Bretagne a depuis longtemps oublié qu’elle a été expulsée de Palestine par le terrorisme des sionistes révisionnistes et elle est impliquée jusqu’au cou dans le soutien militaire à Israël. Les États-Unis considèrent Israël comme leur 51e État. Seule la France aurait, si elle le voulait, l’autorité nécessaire, l’enracinement géographique en Méditerranée, les liens millénaires avec la région, pour organiser le secours des Gazaouis et des Libanais et amener toutes les puissances de la région à une négociation de paix.

Ce que j’énonce n’est pas seulement une utopie. C’est parce qu’elle n’agit pas ainsi que la France est divisée intérieurement et affaiblie internationalement.

VERS UNE CRIMINALISATION DE TOUTE CRITIQUE DE L'ACTION D'ISRAËL ?

C’est un des développements les plus inquiétants. Je l’attribue à la situation difficile dans laquelle se trouve Israël. La presse israélienne elle-même nous permet d’évaluer à 20 000 le nombre des soldats israéliens grièvement blessés dans le conflit de Gaza. Le ratio habituel des pertes tués/blessés graves est entre 1/4 et 1/3. Imaginez-vous si le grand public prend conscience que l’armée israélienne a perdu environ autant d’hommes que le Hamas et les autres mouvements combattants palestiniens dans la bande de Gaza ?

Personne ne conteste les 1200 morts israéliennes du 7 octobre 2023 – dont la moitié sont des militaires, des policiers ou des colons armés. En face, il y a désormais, officiellement, un peu plus de 40 000 morts, dont un tiers sont des enfants ! Certains contestent ces chiffres en disant que ce sont « les chiffres du Hamas ». Mais les estimations indépendantes sont plus élevées : en se fondant sur les suites des bombardements, les personnes non retrouvées sous les décombres, la destruction de 60% du bâti, les conditions de vie insalubres des gens déplacés d’un point à un autre, la destruction des hôpitaux et donc d’une grande partie des possibilités de soin, la diffusion d’épidémies, la sous-alimentation etc…, la revue The Lancet a publié une estimation qui monte jusqu’à 180 000 morts. L’Afrique du Sud demande à Israël de rendre compte de son non-respect de la Convention sur les génocides dont Tel-Aviv est signataire. Nous finirons par tout savoir. Mais nous en savons déjà beaucoup : on n’avait jamais eu une violence de masse ainsi exposée sur internet, sur différents réseaux sociaux. Et ce que nous voyons est terrifiant.

Difficultés militaires indéniables et désir de cacher l’étendue et la nature des violences commises contre les Gazaouis. Nous en savons beaucoup grâce aux journalistes qui sont sur place. Eh bien, l’armée israélienne a ciblé et tué 175 journalistes depuis le début de son opération à Gaza !

La mise en place de lois répressives envers toute personne critiquant le gouvernement Netanyahu et l’armée israélienne, en France ou en Europe, est un volet d’un dispositif général que Tel-Aviv rêverait de mettre en place : censure militaire totale à Gaza et au Liban, y compris en éliminant les journalistes ; censure des réseaux sociaux et lois contre la liberté d’expression dans les autres pays. Pour ceux qui douteraient de ce qui est en jeu, demandons-nous pourquoi Benjamin Netanyahu vient de menacer le Liban de connaître le sort de Gaza s’il ne rejetait pas le Hezbollah… On ne menace pas avec des fleurs.

Nous parlions de la Loi Gayssot. C’était il y a une génération. Elle était pleine de bonnes intentions : il s’agissait de pénaliser le négationnisme. Je commençais seulement mes études sur la Shoah ; mais je sais que j’avais été d’emblée mal à l’aise lors du vote de la loi. Pourquoi transformer un enjeu de recherche historique, d’analyse scientifique des preuves et des documents dont nous disposons, en vérité officielle ? La vérité n’a pas besoin de l’appui du Pouvoir pour devenir « plus vraie ». Je n’ai pas eu besoin de la Loi Gayssot pour faire mon travail de chercheur et établir l’étendue du génocide des Juifs d’Europe entre 1939 et 1945. Il en est ainsi de toutes les lois dites « mémorielles ». Elles sont pesantes, inutiles. Ou plutôt elles ne servent qu’à souligner les œillères de ceux qui les promulguent : aujourd’hui on voudrait nous interdire de parler de tel ou tel massacre pour ne pas nuire à tel ou tel État.

UN SUJET INTERDIT, UNE DIALECTIQUE IMPOSSIBLE ?

[...] Progressivement, le sens de la nuance, la complexité des points de vue, ont laissé la place à un discours médiatique simpliste, consistant à diviser le monde en deux camps, celui du bien et celui du mal. L’américanisation a pu progresser à pas de géants, sans rencontrer de résistance. Connaissez-vous région plus complexe que le berceau de la civilisation qu’est le Proche et Moyen-Orient ? Y a-t-il région où les simplismes américains soient moins appropriés ? [...]

N’y a-t-il pas chez les défenseurs de la cause palestinienne une cécité quant à un antisémitisme bien réel ainsi qu’une forme de négationnisme concernant les actions et objectifs des différentes mouvances islamistes ? Le réalisme géopolitique ne trouve-t-il pas sa limite face à des ennemis déclarés de l’Occident ? [...]

Être l’héritier de la civilisation romaine, pour moi, c’est cultiver précieusement le droit international, qui rend possible une paix durable en la fondant sur les accords passés entre États souverains dont les frontières sont stables et reconnues par tous. Je ne demande qu’une chose à Israël : c’est le respect des résolutions de l’ONU ! J’avoue qu’il y a un paradoxe à dire cela lorsque l’on voit Benjamin Netanyahu faire bombarder la force d’interposition des Nations-Unies au Liban et exiger son départ.

Assumer l’héritage de la civilisation romaine, comme nous devons le faire, nous autres Français, c’est bien entendu refuser le mélange du spirituel et du temporel. Bien entendu, nous devons combattre un millénarisme musulman quand il nous menace ou tente de s’imposer à nous. Je constate simplement que nous ne pourrons pas combattre efficacement ce millénarisme-là si nous prenons fait et cause pour les deux autres millénarismes qui mettent en danger la paix : celui des évangélistes américains et celui d’une bonne moitié de la société israélienne.

Tout Français qui veut être pris au sérieux quand il réclame l’assimilation des musulmans dans notre pays doit rester loin des guerres menées par des messianismes, américain ou israélien, qui ont fait des musulmans et des Arabes (y compris chrétiens) leur cible favorite.

Comment un gouvernement français peut-il être crédible si, aussitôt après avoir dénoncé une agression antisémite en France, il prend fait et cause pour le gouvernement Netanyahu?

Au contraire, nos gouvernants ont une responsabilité immense : un pays qui accueille la première communauté juive d’Europe et la première communauté musulmane du continent, en effectifs, se doit d’être prudent, de conserver sa neutralité, pour bannir à tout prix la guerre civile.

Édouard Husson est professeur à CY Université Paris-Cergy.
Il est co-fondateur de l'Institut Brennus.
Il est aussi directeur de la publication du Courrier des Stratèges.
Il a notamment publié :
Comprendre Hitler et la Shoah, Paris, Presses Universitaires de France, 2001
(avec Bruno Cabanes), Sociétés en guerre.1914-1945, Paris, Armand Colin, 2003
Heydrich et la "solution finale" (pref. Ian Kershaw; postface Jean-Paul Bled), Paris, Perrin, 2008
(avec Norman Palma), Le capitalisme malade de sa monnaie. Essai sur l'origine monétaire des crises économiques, Paris, François-Xavier de Guibert, 2009.
Paris-Berlin. La survie de l'Europe, Paris, Gallimard, 2019

photo Sipa/Fatima Shbair

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