Jean-Pierre Luminet
Depuis quelques années je fais partie du Haut Conseil international de la Langue française et de la Francophonie (HCILFF), qui rassemble 198 personnalités et 38 associations culturelles. Nous ne cessons de dénoncer le désastre croissant concernant l'usage de notre langue, que ce soit à l'étranger dans des pays jadis francophones ou en métropole. Toutes les lettres d'avertissement que nous adressons, tant à l'actuel (plus pour longtemps j'espère) président de la République Macron qu'à la dame Leyen qui tient l'Europe sous sa démente férule, restent sans réponse. Sera-t-on surpris? Ce ne sont que les valets des intérêts américains.
Le 19ème Sommet de la Francophonie va pourtant se tenir les 4 et 5 octobre à Villers-Cotterêts sous l'hypocrite férule du pouvoir. Le Haut Conseil s'est vu interdire d'y intervenir pour y présenter le lamentable état des lieux. Il a donc décidé de tenir une conférence de presse qui se tiendra le 5 à Paris, au 1er étage du restaurant historique Le Ragueneau, hanté par Molière et le Cyrano d’Edmond Rostand. Ne pouvant être présent, on m'a demandé de rédiger un texte qui sera lu par un des responsables du Conseil. J'y aborde notamment le secteur très important des sciences, particulièrement touché.
Voici l'intégralité de mon texte. Certains pourront penser que le combat est perdu d'avance, voire aussi ridicule que celui de Don Quichotte face aux moulins à vent. À vous de juger.
Si la francophonie a toujours revêtu pour moi une importance particulière, c’est parce que j’exerce une double activité de chercheur et d’écrivain. En tant qu’écrivain, je suis amoureux des beautés du français, de sa musique, de ses subtilités mais aussi de ses complications, que nombre d’idéologues du jour et pédagogues auto-proclamés voudraient supprimer. L’expression littéraire me permet également de combler le déficit d’expression qui est attaché à mon activité scientifique. Déficit car en tant que chercheur, ma langue de travail au quotidien est celle de l’empire anglo-américain, tant au niveau de la lecture des travaux de mes collègues, de l’écriture pour la rédaction de mes propres articles spécialisés, que de l’expression orale lors des colloques nationaux et internationaux.
Il est certes commode qu’il existe une langue favorisant les échanges scientifiques entre chercheurs de différentes nationalités, comme ce fut longtemps le cas pour le latin, et plus tard pour le français au siècle des Lumières lorsque, tous domaines confondus, notre pays tenait le premier rang dans le monde. Mais on ne dira jamais combien le scientifique dont l’anglais n’est pas la langue maternelle se trouve aujourd’hui pénalisé dans la compétition internationale. Plus important, combien chaque langue développe une spécificité de pensée. Le langage de la science ne se réduit pas à des équations et des formules. Pour universel qu’il soit, il n’en est pas moins le reflet d’une culture, d’une langue, d’une histoire. Réduire l’expression scientifique à une langue unique fait prendre le risque d’un singulier appauvrissement de la créativité scientifique, découlant inéluctablement d’une uniformisation et d’un nivellement par le bas de l’expression écrite et orale de la pensée.
En l’an 2000, invité au Forum Economique de Davos à un dîner sur l’avenir de la Francophonie, présidé par Mr Raymond Barre, j’avais déjà eu l’occasion de prendre la parole pour insister sur le devoir des chercheurs, des écrivains et des artistes de notre pays de se faire les ambassadeurs de la culture francophone à l'étranger.
Autant dire qu’il s’agissait d’un vœu pieux. Un quart de siècle plus tard, je constate avec consternation que la langue française est plus que jamais malmenée, méprisée par la caste, méthodiquement remplacée par le globish anglo-américain, avec la traîtresse et servile complicité de la quasi-totalité des instances politiques, médiatiques, scientifiques et artistiques, y compris dans les institutions françaises et européennes où notre langue est censée être d’usage.
Celle-ci est piétinée dans notre pays même, parfois en dehors de toute légalité. Dans les laboratoires de recherche français, qu’ils soient affiliés au CNRS, aux Universités, au CEA, à l’INSERM, etc., les séminaires sont systématiquement donnés en langue anglaise, sous prétexte qu’il y a ne serait-ce qu’un seul auditeur non francophone dans la salle. Ce dernier, accueilli par notre pays, ne peut-il donc faire l’effort – et avoir la politesse - d’apprendre a minima les rudiments de notre langue ? Que penser aussi de la démission de nos institutions devant l’omnipotence de la langue de l’empire anglo-saxon, qu’il s’agisse des universités et des grands organismes de recherche financés par l’État, donc le contribuable ? Et je constate avec effarement que lorsque ces derniers, dans leur communication interne à l’usage des chercheurs et des enseignants qui y travaillent, consentent à utiliser le français, c’est de plus en plus souvent en écriture inclusive, cet abâtardissement idéologique qui gangrène peu à peu notre langue et notre culture.
Une politique d’État digne de ce nom se devrait de réaffirmer la prééminence de notre langue dans la communication scientifique au sein des universités et des laboratoires du pays. Concernant les colloques internationaux, elle devrait encourager les chercheurs français désireux de s’exprimer dans leur langue natale, quitte à donner les moyens techniques et financiers aux organisateurs de mettre en place des dispositifs de traduction simultanée. Nous en sommes hélas très loin : nos gouvernants actuels sont complices de l’inféodation de la France et de l’Europe à l’hégémonie étatsunienne.
J.P. Luminet, août 2024