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7 octobre 2024

Natalia Routkevitch


« Nous gagnons chaque bataille contre le terrorisme, mais nous perdons la guerre. »

Peu de temps après le tremblement du 7 octobre 2023, cherchant à mieux comprendre le fonctionnement des services israéliens, je suis tombée sur le documentaire franco-israélien « The Gatekeepers », qui avait fait sensation en 2013. Dix ans plus tard, il résonnait comme une inquiétante prophétie et donnait les clés pour prévoir la suite du 7 octobre.
Dans ce film, cinq anciens directeurs du Shin Bet, le service de sécurité intérieure israélien – Avraham Shalom, Yaakov Peri, Carmi Gillon, Ami Ayalon et Avi Dichter – ainsi que le directeur en poste à l’époque, Yuval Diskin, confient au réalisateur Dror Moreh les rouages de leur institution depuis la victoire d'Israël lors de la guerre des Six Jours. Il est rare d'entendre des témoignages aussi directs, marqués par une autocritique aussi profonde, de la part des dirigeants des services de renseignement.
Ainsi, Avraham Shalom admet que les services israéliens n’ont jamais eu de véritable stratégie, se contentant de mesures tactiques. « Nous n'avons pas su anticiper les événements majeurs, remarque Yuval Diskin. - Nous avons été pris de court par la première Intifada, la deuxième Intifada, et même l’assassinat de Rabin… »
Les assassinats ciblés de terroristes, souvent accompagnés de « dommages collatéraux » (la mort de civils innocents), les arrestations de milliers de suspects, les perquisitions, les interrogatoires et les tortures – les anciens chefs du Shin Bet relatent, presque avec détachement, des décennies de guerre contre le terrorisme. Mais leurs récits révèlent également à quel point les actions de leur service, loin d’apaiser les tensions, ont contribué à l’escalade de la haine et de la méfiance réciproques.
« Nous sommes devenus très cruels, » reconnaissent-ils. « Nous avions tant de travail pendant toutes ces années que nous n’avons jamais pris le temps de réfléchir à ce que voulaient réellement les Palestiniens ni à comment la paix pourrait être possible. »
Leurs confessions semblent confirmer les sombres prédictions du philosophe israélien Yeshayahu Leibowitz, qui avait averti dès la fin de la guerre des Six Jours que, si Israël tentait de maintenir sa domination sur un autre peuple sur les territoires occupés, il en paierait un lourd tribut moral et politique. « Un pays qui gouverne une population hostile d’un million d’étrangers se transformera inévitablement en un État du Shin Bet, avec toutes les conséquences que cela implique en termes de liberté d’expression, de pensée et de démocratie », écrivait Leibowitz en 1967.
Lorsque Dror Moreh rappelle cette prédiction à Yuval Diskin, celui-ci répond qu’il est d’accord avec chaque mot. Depuis 1967, dit-il, Israël mène une politique vouée à l’échec, qui s’avère être autodestructrice.
Les mots les plus terrifiants sont peut-être ceux d’Avraham Shalom, considéré comme l’un des faucons les plus durs du Shin Bet : « Nous sommes devenus comme les nazis. Bien sûr, nous ne traitons pas les Palestiniens comme les Allemands ont traité les Juifs. Mais nous agissons envers les Palestiniens comme les nazis l’ont fait envers d’autres peuples occupés – les Belges, les Polonais, les Tchèques… »
« Nous gagnons chaque bataille contre le terrorisme, mais nous perdons la guerre, » admet Ami Ayalon à la fin du film, lui qui a aidé Moreh à obtenir ces entretiens exclusifs.
Ayalon cite des mots prononcés par un médecin palestinien qu’il connaissait, lors de la deuxième Intifada. À l’époque, ces paroles l’avaient étonné, mais aujourd’hui elles prennent tout leur sens. « Nous avons gagné, » lui avait annoncé le Palestinien, alors que la répression violente faisait rage et que l’espoir d’un État palestinien s’évanouissait. « Nous avons gagné, parce que notre victoire, c’est de voir vos souffrances. » 6/10/2024