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24 octobre 2024

Romain Vignest

« Il y a des collègues qui renoncent à étudier le subjonctif pour ne pas « faire baisser » la moyenne de leurs élèves. »

Dans cette interview coup de poing, l’approche par compétences et la gestion managériale de l’éducation sont sévèrement critiquées. Romain Vignest, président de l’association des professeurs de lettres, professeur de collège, dénonce une école transformée en machine à formater, où l’élève, réduit à exécuter des tâches, est privé d’émancipation intellectuelle.
La “prolétarisation” des professeurs et l’aliénation des élèves sont les conséquences directes de cette gouvernance par objectifs, qui privilégie l’utilitarisme au détriment du savoir et de la réflexion. Entre obsession des notes et abandon des contenus éducatifs, l’école devient, selon l’auteur, une usine à diplômes où la performance remplace la culture.

Vous critiquez fortement l’approche par compétences, associée à une gestion managériale de l’éducation. Quels effets concrets et mesurables observez-vous sur les élèves et les enseignants dans ce système ?

L’approche par compétences, promue à l’origine par l’European Round Table et l’OCDE, puis prescrite par l’UE aux États membres, consiste à former l’élève à et par l’exécution de tâches. Dans cette optique, les connaissance sont acquises à l’occasion de ces tâches et dans la mesure où elles en permettent l’exécution. Par exemple, en français, pour « analyser le fonctionnement de la phrase simple et de la phrase complexe », il faudra sans doute passer par l’étude des propositions subordonnées conjonctives ; au lieu d’étudier la littérature de tel ou tel siècle, on acquerra la compétence « lire une œuvre littéraire », ce à quoi peut certes servir d’en avoir étudié et d’avoir quelque idée de l’histoire littéraire. Mais, on le voit, par rapport à l’enseignement traditionnel, cette approche opère un renversement de perspective, elle installe l’enseignement dans une logique utilitariste, où le savoir est un moyen et qui, par définition, est à l’opposé d’un enseignement de transmission, mais aussi d’un enseignement d’émancipation.
La gestion managériale du système éducatif, officialisée par les lois dites « d’orientation » (loi Jospin de 1989, loi Fillon de 2005), consiste à fixer au système scolaire des objectifs chiffrés notamment pour l’orientation des élèves et les résultats aux examens. Elle conforte jusqu’à l’absurde l’utilitarisme dont nous venons de parler : l’élève doit savoir exécuter des tâches pour se maintenir dans ce qu’il perçoit comme le circuit « normal ». L’évaluation des compétences est en outre plus souple et s’ajuste mieux aux résultats qu’on veut avoir obtenus : les établissements, certes minoritaires, qui l’ont généralisée ont remplacé la notation chiffrée par des niveaux de « maîtrise » (« insuffisante », « fragile », « satisfaisante »), niveaux matérialisés par un code couleur allant du rouge au vert, comme des feux de signalisation…

Vous évoquez la prolétarisation du professeur et l’aliénation de l’élève. Pouvez-vous expliquer en quoi la gouvernance par objectifs contribue à ces phénomènes et comment cela se manifeste au quotidien dans les établissements scolaires ?

Pour entraîner à l’exécution d’une tâche ou pour prêcher un catéchisme (les «compétences sociales »), et puisque de toute manière la politique éducative n’est plus affaire de contenus mais de gestion des flux, point n’est besoin d’être savant. Il ne vaut mieux pas d’ailleurs : vous pourriez remettre votre propre tâche en question. C’est d’ailleurs à mes yeux le sens profond (pas seulement en matière d’enseignement) de la substitution des noms de métiers par des participes présents : le «professeur» est l’auteur de son cours, son savoir fait autorité, tandis que l’«enseignant» est un exécutant, qui met en œuvre les activités et méthodes prescrites par les INSPÉs ou répète le discours des manuels. Et de fait, après avoir progressivement décroché de l’agrégation dès 2010, quand furent instaurés les masters professionnels, le Capes, depuis 2022, n’évalue presque plus du tout le niveau disciplinaire du candidat, mais sa conformité « didactique » et idéologique.
Au quotidien, dans maints établissements, on presse l’enseignant de préférer les « activités » aux cours, on sait financer l’atelier d’expression corporelle, mais on doit fermer la classe de grec ancien. Évidemment, il doit noter large et ne pas se rendre coupable d’exigences « élitistes ». Quant à l’élève, c’est bien pis. Il ne travaille que pour les notes, dont il guette, même le dimanche, et ses parents avec lui, la tombée sur l’application Pronote de son téléphone, surveillant continûment ce qu’il appelle sa « moyenne », comme une courbe de température. Elle est le critère qui lui fera choisir ou abandonner une option, et il reprochera à son professeur de l’avoir « fait baisser » à cause de ce qu’il estime une mauvaise note, et qui peut être un 16. Car j’y insiste, il ne s’agit que de chiffres : l’élève ne cherche pas à compter parmi les meilleurs, mais parmi les mieux notés, la très bonne note n’est plus recherchée en tant qu’elle traduirait l’excellence d’un niveau, mais pour elle-même. Cette obsession est donc d’autant plus délétère qu’elle est absurde, purement systémique, ne correspondant à aucune exigence intellectuelle, à aucun projet d’étude ou professionnel : il s’agit pour l’élève de passer au vert et rester dans le circuit « normal », celui de la troisième, puis du lycée général et technique, dans la continuité du collège unique, ce malgré les conseils de ses professeurs, et n’importe ses propres talents et ses propres goûts. C’est pourquoi, oui, je crois qu’on peut proprement parler d’aliénation, source d’agressivité, d’angoisse, de mépris de soi, cause d’affluence chez les psychologues, cause aussi à mon sens d’une agitation qui, vue sous ce jour, paraîtrait presque saine.

Selon vous, en quoi le concept de “liberté pédagogique”, tel que défini dans la loi Fillon, est-il une perversion qui bride plutôt qu’il n’émancipe les enseignants ? Quels exemples concrets pouvez-vous donner de cette contradiction ?

Je pourrai d’abord vous répondre que la question risque de ne bientôt plus se poser, puisque précisément la formation des enseignants dans les INSPÉs est uniquement didactique et se réduit à une pédagogie officielle. Mais il y a une perversion de la liberté pédagogique par ce que j’appelle le « management scolaire » qu’il importe en effet d’élucider. En tant que professeur de lettres, ma liberté pédagogique consiste, d’une part, à choisir, pour son importance patrimoniale, sa beauté, sa profondeur, le texte que je compte expliquer et, d’autre part, à déterminer, en fonction du texte choisi, de mon auditoire, de mes propres connaissances, l’approche la mieux à même de l’expliquer c’est-à-dire précisément d’en manifester l’importance, la beauté, la profondeur. Dans une logique de management, ce qui commandera mon choix, tant celui du texte que celui de l’approche, ce sera l’objectif qui m’est fixé : que les élèves obtiennent, à l’occasion d’évaluations dont cette explication sera l’occasion, et par exemple de l’oral du bac, la meilleure note possible. J’aurai donc intérêt à choisir un texte simple et à en faire une lecture superficielle ; ce n’est plus la matière qui me guide, mais la performance à laquelle on m’a assignée. Il y a ainsi des collègues qui renoncent à étudier le subjonctif pour ne pas « faire baisser » la moyenne de leurs élèves. Mais allons plus loin dans la perversion. En lettres, la liberté pédagogique est organiquement liée à la diversité et à la profondeur insondable des grands textes. Ainsi, l’explication d’une tirade de Phèdre ne saurait être exhaustive et elle peut procéder de différentes approches également pertinentes, de sorte que mon explication diffèrera nécessairement de celle qu’en fera tel collègue. Si ma mission n’est plus de puiser dans sa «substantifique moelle» et d’en nourrir mes élèves, mais de me servir de cette tirade comme support, stylistique ou thématique, d’une méthode type pour savoir étudier les textes tragiques, voire dans la perspective d’une éducation aux compétences sociales (« gérer ses émotions », « respecter l’autre », « coopérer et réaliser des projets »…), vous comprendrez que ma liberté pédagogique en sera pour le moins réduite et dévoyée, qu’elle ne sera plus guère à vrai dire qu’une liberté d’instrumentaliser Racine.

Vous associez l’approche par compétences à une forme de “taylorisme éducatif”. Pensez-vous qu’il existe une alternative pédagogique viable et réaliste qui permettrait de replacer le savoir au centre de l’enseignement sans sacrifier la diversité des élèves ?

Je parle en effet de taylorisme éducatif parce que l’approche par compétences, contrairement à ce que l’on prétend, ne rend pas l’élève autonome. Elle l’enferme dans des processus, là où l’acquisition méthodique et explicite des connaissances, accompagné de l’exercice au raisonnement (analyse grammaticale et analyse logique, rédaction, puis commentaire et dissertation), lui fournit des briques qu’il pourra convoquer et agencer par lui-même. Mais en vérité votre question soulève un autre problème, aussi important, celui de l’atermoiement pédagogique, du déport systématique des apprentissages de l’école primaire vers le collège opéré depuis les années 90. Pourquoi avoir alors, quand on sait l’intelligence et la mémoire des enfants éminemment ductiles, rejeté au-delà du primaire ce qui jusque là y était exigé ? Y répondre est aussi impossible que de justifier qu’après cinq années d’enseignement du français le niveau soit si calamiteux…
Ces apprentissages deviennent évidemment beaucoup plus ardus quand les mauvaises habitudes sont prises, quand les influences familiales et sociales les ont imprégnées, quand les identifications grégaires ou l’esprit de rébellion inhérents à l’adolescence favorisent le rejet, par exemple, du langage dont on n’a pas coutume. Le système éducatif actuel opère à contretemps : il prétend enseigner ce qu’il est essentiel que tous les élèves sachent au moment où les personnalités s’affirment et exigeraient que les parcours se différencient. Non seulement la mise en place précoce d’un corpus de connaissances copieux se ferait infiniment plus efficacement, mais il autoriserait sans les léser intellectuellement que les élèves s’orientent plus tôt au lieu d’être tous et si tard astreints à un même cursus. Le collège unique, «puisqu’il faut l’appeler par son nom», est une machine à frustrer les désirs, à gâcher les talents, à broyer les personnalités au moment même où ils éclosent. Pour en finir avec lui, il faut non seulement qu’une instruction solide soit dispensée à l’école primaire, mais qu’elle soit entretenue et approfondie par un enseignement général de qualité tout au long de la formation professionnelle. C’est pourquoi il faut absolument préserver et renforcer le modèle français de formation professionnelle, celui du Lycée Professionnel, qui ne sacrifie pas la personne et le citoyen, et dont on sait que ceux qui en sortent sont plus capables d’initiative et plus susceptibles d’évolution de carrière que les apprentis allemands.

Vous évoquez une “barbarie” du management appliqué à l’éducation. Quelles conséquences à long terme craignez-vous pour la société si cette logique managériale continue de s’imposer dans le système éducatif ?

Ce qui, dans la logique managériale, diffère des modèles passés de domination, c’est qu’elle englobe la classe supérieure, de sorte que celle-ci ne s’y réserve plus la jouissance des arts et des lettres : elle n’en a cure, n’y connaît rien, professant même une inculture qui me semble sans précédent dans l’histoire. C’est donc une barbarie totale et inexorable qu’il faut redouter. Et la barbarie, c’est d’abord la perte du rapport au passé, la perte du sens de la beauté et de la gratuité, de l’étude et de la réflexion ; c’est ici l’habitude prise qu’il faut que tout serve à quelque chose, y compris l’humain, y compris soi-même, c’est un certain goût pour la servitude conforté tant par l’ignorance que par la négation de soi. Un monde finalement pas très éloigné de celui qu’a imaginé Huxley, et où le soma pallierait la frustration. Mais honnêtement, quand je vois les élèves, de tous milieux, se passionner pour les guerres puniques, admirer Rodrigue ou pleurer Arria Marcella, je ne crois pas que ce monde puisse vraiment advenir.
[putsch.media]