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6 janvier 2025

PAS D'ANNIVERSAIRE POUR CHARLIE

Gabriel Nerciat

- 6/1/2025 - La seule façon digne, je crois, et en tout cas signifiante, de "fêter" le dixième anniversaire des attentats de Charlie Hebdo eût été, pour le gouvernement français, d'obtenir d'Alger la libération de Boualem Sansal, ou d'initier publiquement l'épreuve de force diplomatique susceptible de l'obtenir.
L'auteur de 2084 étant aujourd'hui persécuté, menacé de mort et détesté de tout ce que les universités et les rédactions occidentales comptent d'islamo-gauchistes à peu près pour les mêmes raisons qui ont mené Charb, Cabu, Bernard Maris et leurs collègues à l'exécution sommaire du triste mois de janvier 2015.
Mais on sait très bien que cela n'arrivera pas.
D'abord parce que trop d'intérêts économiques et diplomatiques sont en jeu, et ensuite parce que personne, dans les classes dirigeantes ou en mesure d'influencer l'opinion, n'a vraiment envie de déclencher une guerre idéologique ou de religion avec les millions de musulmans, en France et dans toutes les nations mahométanes du globe, qui peuvent se sentir personnellement outragés par des écrits ou des dessins irrévérencieux envers le Prophète arabe médiéval qui initia la doctrine et la lettre de la tradition religieuse islamique.
Surtout à l'heure où les ministres des Affaires étrangères français et allemand s'empressent d'aller baiser les babouches du nouveau pouvoir islamiste établi à Damas (au nom de la démocratie et du rejet de la tyrannie, bien sûr).
Dix ans plus tard, nous savons que Charlie a été vaincu au moins autant par la force idéologique inhérente à la mondialisation (j'ai expliqué ici plusieurs fois les raisons pour lesquelles l'unification commerciale, financière, culturelle et juridique du monde ne peut pas se faire sans ou contre l'islam) que par la violence criminogène des fanatiques salafistes de l'EI.
Donc, les amis, que vous soyez laïcards, francs-maçons irréguliers, islamophobes, paléo-jacobins ou sionistes, pas la peine aujourd'hui ou demain de venir nous jouer de la trompette. Vous avez perdu la partie, définitivement, et vous n'y pouvez plus rien.
Même Mélenchon, qui prononça l'oraison funèbre de son ami Charb le jour de ses obsèques, est passé du côté des Frères musulmans, et l'affreux Robert Ménard, qui demande désormais pardon pour avoir affiché les caricatures de Charlie au centre de sa bonne ville de Béziers, en ont marre, du droit au blasphème et des provocations enfantines des anciens bouffeurs de curé anarchistes maintenus dans le formol post-68.
Pareillement ni la tapageuse Rachida Dati, rue de Valois, ni l'illustre maison de Molière, place du Palais-Royal, n'entreprendront de monter pour l'occasion des représentations à hauts risques du Mahomet de Voltaire.
Et puis, dois-je le dire, moi aussi en fait, j'en ai un peu marre.
Même si je n'ai jamais fait mien le slogan racoleur inventé dans l'urgence par le graphiste et publicitaire Joachim Roncin, je trouvais jusqu'alors légitime que dans un pays de tradition chrétienne et de moeurs laïques on puisse se montrer librement irrespectueux ou hostile envers tel ou tel aspect de la religion musulmane.
Mais aujourd'hui, je renâcle. Pour deux raisons.
La première est que n'est pas Voltaire, Rabelais ou Marcel Aymé qui veut. Les caricatures de Cabu et des autres étaient quand même bien trop médiocres et vulgaires pour justifier l'accumulation de tant de cadavres.
La seconde, qui est la plus importante, consiste à reconnaître qu'il y a trop de facile complaisance à profaner ou ridiculiser le sacré des autres traditions quand soi-même on n'a rien d'autre à revendre qu'un sacré de contrebande, auquel nos élites libérales ou gauchistes ne se donnent même plus la peine de croire elles-mêmes.
"La modernité – entendue par l'alliance de la sécularisation et de l'autonomie individuelle – est une proposition que personne ne peut plus refuser", disait il y a quarante ans Marcel Gauchet, en forçant la lettre des derniers livres de Max Weber.
Aujourd'hui, on sait que de plus en plus de gens refusent la proposition moderne élaborée depuis trois siècles en Occident, et qu'ils seront portés à la refuser encore pour très longtemps.
Donc le combat a cessé, au moins temporairement, faute de combattants. Si vous en doutez, allez demander à la soeur de Samuel Paty ce qu'elle en pense.
Et puis surtout, ne me dites pas que je me trompe, ou que j'abdique quoi que ce soit. Il n'y a même pas eu une seule manifestation de masse pour défendre la liberté de Boualem Sansal, alors que son nom a été publiquement diffamé sur une chaîne de la télévision d'État.
Dommage malgré tout que les pauvres pitres foudroyés de Charlie Hebdo, comme plusieurs d'entre nous, n'aient pu anticiper l'avenir du monde dans lequel ils n'ont pas été en mesure d'entrer.