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20 mars 2025

Christian Dubuis Santini

- 19/3/2025 - Contrairement à ce que pourrait laisser penser ma chronique de la semaine dernière, je n'ai aucun goût pour l'ironie. S'il est certes plus facile, efficace et plaisant de tourner en dérision les propos de ses adversaires que de s'échiner à les réfuter, nul ne prétendra que le procédé soit particulièrement honorable. D'autant que la légèreté de ton, l'amour de la formule et du bon mot, grâce auxquels on met les rieurs de son côté, toutes ces manifestations si françaises de ce qu'on appelle l'esprit, peuvent aussi bien être considérés comme les symptômes d'une extraordinaire prétention.
Je n'entendais donc pas me montrer ironique envers le Premier ministre : quand j'écrivais qu'on ne peut pas lui tenir rigueur de ses prises de position, j'étais malheureusement sincère. Notre classe politique – dont Manuel Valls n'est qu'un représentant paradigmatique – témoigne d'une incapacité pathologique à agir et à penser, bien plus redoutable que ne le seraient l'hypocrisie ou la duplicité.
Ce qui me frappe et me désespère depuis des mois, c'est la façon dont tous les débats, de Facebook aux grands quotidiens nationaux, en passant par l'ensemble des partis politiques, sont pris au piège d'une indigente dichotomie, dont l'intervention de Manuel Valls au dîner du Crif donnait une parfaite illustration. Le procédé n'est pas nouveau, même si je doute qu'il ait jamais été utilisé dans de telles proportions. On en trouve une description parfaite dans L'Art d'avoir toujours raison. Il était écrit que Schopenhauer, poursuivi par une implacable malédiction éditoriale, ne connaîtrait le succès que sur un malentendu, comme en témoignent les commentaires furieux laissés par les clients d'un site de vente en ligne trop connu pour qu'il soit nécessaire de le nommer : les consommateurs floués y expriment leur légitime indignation de se retrouver en possession, non du livre de coaching leur permettant de briller en société qu'ils attendaient, mais d'un manuel de dialectique éristique, aussi érudit qu'inutilisable. S'ils avaient eu la patience de le lire, ils auraient pourtant découvert dans l'opuscule de Schopenhauer un moyen pratique et infaillible de rendre impossible quelque dialogue que ce soit.
Quoi qu'on pense, quoi qu'on dise, on est rejeté vers l'un ou l'autre des pôles extrêmes de l'alternative.
Il s'agit du treizième stratagème.
«Pour amener (notre adversaire) à admettre une proposition, il faut que nous en énoncions le contraire et lui donnions le choix entre les deux, mais en formulant ce contraire de manière si brutale qu'il ne lui reste plus, s'il veut éviter de chasser le paradoxe, qu'à donner son assentiment à notre proposition qui, par comparaison, apparaît tout à fait admissible.»
C'est exactement le principe de la réduction dichotomique qui me semble régner sans partage aujourd'hui, à ceci près que son application ne relève même plus d'un stratagème – ce qui supposerait une volonté consciente, fûtelle maligne, de sa mise en œuvre – mais de la spontanéité la plus pure et la plus irréfléchie. Schopenhauer ne se montre, il est vrai, guère prodigue d'exemples, ce qui lui est justement reproché par ses acheteurs dépités, mais nous pouvons facilement en trouver nous-mêmes – trop facilement, en vérité.
J'en ai donné un la semaine dernière: «Soutenez-vous sans réserve la politique d'Israël ou êtes-vous antisémite ?»
En voici trois autres: «Êtes-vous favorable à la déchéance de nationalité ou pensez-vous que les terroristes ne devraient pas être punis ?» ; «Êtes-vous favorable à la fin des menus de substitution dans les cantines ou êtes-vous un ennemi de la laïcité ?» ; «Pensez-vous que le salafisme n'est pas un problème ou êtes-vous islamophobe ?»
On remarquera que ces questions présupposent des convictions politiques contradictoires, ce qui est sans importance dans la mesure où c'est leur forme qui pose un problème, non les convictions dont elles émanent. Si ce dispositif est invincible, comme l'est toujours la bêtise, c'est qu'il interdit toute réponse complexe: quoi qu'on pense, quoi qu'on dise, on est rejeté vers l'un ou l'autre des pôles extrêmes de l'alternative ; «c'est ce qui se passe quand on place le gris près du noir ; on peut le qualifier de blanc ; et si on le place à côté du blanc, on peut le qualifier de noir», explique Schopenhauer.
La seule parade envisageable, dit-il encore, consiste à «ne pas s'engager dans une controverse avec le premier venu, mais seulement avec ceux que l'on connaît. […] Quant aux autres, qu'on les laisse dire ce qui leur passe par la tête car c'est un droit de l'homme que d'être idiot». C'est effectivement une solution pleine de charme et de bon sens.
Malheureusement, l'adopter, c'est inévitablement refuser de participer, avec les autres, à l'existence d'un espace politique, si ce mot doit encore signifier autre chose que la quête du pouvoir.
(Jérôme Ferrari, La Croix, chronique du lundi 21 mars 2016)