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11 mars 2025

LA POLITIQUE DU VIBE

Natalia Routkevitch
9/3/2025

"Autour de nous, le monde est très compliqué, très dangereux, guetté par la guerre dont tout le monde sait qu'elle serait une catastrophe. Une compréhension commence à se manifester : il y a des visites, des rencontres entre hommes responsables, des échanges d'idées... Ce qu'il faut surtout pour la paix, c'est la compréhension des peuples. On se dispute pour des frontières, des ambitions... Les régimes passent, les peuples restent. Il faut rapprocher les peuples les uns des autres par-delà les idéologies. Il nous faut notre puissance… Quand on n'est pas fort, on ne compte pas... Il nous faut aussi la volonté...
Il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités."

Ces derniers jours, en observant des tentatives de manipulation toujours plus outrancières, j’ai repensé à ces paroles du célèbre discours du général prononcé en 1959 et aux raisons de la dissociation actuelle de plus en plus manifeste entre les signes envoyés et les « choses comme elles sont ». La dissociation qui engendre ce climat oppressant du mensonge qui imprègne tout.
Nous avons sans doute largement sous-estimé les ravages causés par la mainmise des communicants sur nos vies. Les désastres ont été nombreux, mais il est fort probable que le pire soit encore à venir – et nous en avons eu un avant-goût cette semaine.
Il est normal que chaque citoyen, quel que soit son niveau d’expertise, puisse exposer ses arguments et exprimer ses émotions devant les autres. Il est normal qu’il y ait du spectacle, de la pensée magique, des chamans qui font vibrer les foules.
Le drame survient lorsque ceux qui sont censés prendre des décisions éclairées en s’appuyant sur les faits et le réel, ainsi que ceux qui devraient éclairer le public, sont entièrement occupés à une autre tâche : faire vibrer, susciter des émotions, provoquer du "vibe". Lorsque ces chamans, show-men et performeurs de tout genre se font passer pour des savants, des experts, des hommes politiques compétents connaisseurs des réalités et du terrain...
"Ce que nous donnent les communications de masse, ce n'est pas la réalité, c'est le vertige de la réalité", disait Baudrillard. Le mot "expertise", utilisé pour qualifier ceux qui défilent dans les médias, a perdu son sens. Ce n’est plus la profondeur et la qualité des connaissances qui font un expert, mais le fait même de passer dans les médias et de bien présenter, à savoir capter l’attention d’un public de plus en plus distrait en suscitant de l’émotion (les chaînes ont besoin de vues).
"Je partage avec vous mon analyse de ce qui s’est passé dans le bureau ovale, parce que c’est ma vérité émotionnelle et que cela compte autant que n’importe quelle autre analyse", écrit une blogueuse très populaire. Kamala Harris montre que la joie (Joy) peut être une stratégie politique, lisait-on dans la presse, manifestement enchantée, en 2024.
On en est là.
Ce qui est curieux, c’est que malgré cela, nous sommes persuadés de vivre sous le règne de la raison, de la science et de l’objectivité. Nous nous croyons infiniment supérieurs aux hommes du passé qui consultaient des oracles et des diseuses de bonne aventure. Quelle illusion !

Il y a quelques années, j’ai trouvé dans un petit livre de Renaud Girard l’énumération de sept piliers fondamentaux d’une véritable diplomatie réaliste. Depuis quelque temps, il se contredit pas mal, mais on comprend que les temps sont durs et que, pour continuer à être publié dans la presse de référence, il faut savoir faire quelques concessions à la doxa.

Quoi qu’il en soit, voici les principes qu’il évoque :

1. Assumer l’histoire
Étudier le passé du dossier que l’on doit traiter, examiner la région, les événements, les forces à l’œuvre depuis des siècles, et non pas seulement l’instant présent, est une condition préalable indispensable à toute évaluation sérieuse de la situation.

2. Être réaliste
Une bonne diplomatie ne relève ni de la morale ni du conformisme : elle repose sur les réalités, les intérêts et les rapports de force, les choses comme elles sont. La véritable morale se moque des postures moralisantes. Une diplomatie fondée sur des principes moralisateurs aboutit souvent à des résultats immoraux (les exemples ne manquent pas). Ainsi, le réalisme n’est-il pas du cynisme ; au contraire, il en est l’antidote.

3. Séparer l’intérieur de l’extérieur
Un État ne peut pas appliquer les mêmes principes de gouvernance à sa politique intérieure et à sa politique étrangère. Ce qui est acceptable en interne peut être totalement inadapté aux relations internationales.

4. Assurer l’indépendance nationale
Une diplomatie dépendante d’intérêts étrangers ne peut être ni efficace ni souveraine.

5. Privilégier le temps long
La diplomatie est l’art du sang-froid et de la patience. Elle exige de se libérer de la dictature de l’émotion, qui impose une vision court-termiste et est alimentée par la pression médiatique.

6. Renforcer le multilatéralisme
Aucun pays ne peut avancer seul dans un monde interdépendant, mais les alliances doivent être bâties sur des intérêts mutuels et non sur des illusions idéologiques.

7. Entretenir la dissuasion
Un pays qui ne possède pas de moyens de dissuasion – militaires, économiques ou stratégiques – ne peut peser dans les rapports de force internationaux.

J’ajouterais pour ma part un principe fondamental : il faut toujours garder en tête que, le plus souvent, la politique ne consiste pas à choisir le bien, mais à choisir le moindre mal.

Pourquoi l’Europe éprouve-t-elle tant de difficultés à ancrer sa politique dans le réel ?
Est-ce parce qu’elle a cru possible de s’affranchir des réalités humaines pour s’appuyer exclusivement sur des constructions idéologiques déconnectées du terrain ?
La diplomatie de l’Union européenne – une entité déracinée, détachée des peuples, construite sur des inversions et refusant d’assumer certaines origines peu avouables – pouvait-elle seulement être réaliste ?
Elle persiste à marteler ses dogmes et les idées fixes qu’elle a inventés, peut-être par crainte de voir s’écrouler l’édifice qu’elle a construit.