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2 mars 2025

MONROE 2.0

Natalia Routkevitch
2/3/2025

« Il est de notre intérêt de ne pas nouer d’alliances permanentes avec quelque région du monde que ce soit. » George Washington

«Renoncement». «Trahison». « Les États-Unis ne sont plus les États-Unis. Trump et Vance détricotent la projection traditionnelle de la politique étrangère américaine, fondée sur la défense des droits et de la démocratie libérale. Ils détruisent aussi la tradition humanitaire fondatrice des États-Unis.»
En Europe, le chœur des indignés se morfond, dénonçant un basculement historique. Mais tout cela est-il vraiment une rupture avec l’héritage américain, ou plutôt un retour à cet héritage et un bis repetita de ce qu'on a déjà vu à moult reprises ?
Rien de plus naturel pour les États-Unis que de se débarrasser d’actifs qu’ils jugent périmés. Abandonner des dossiers pourris, des guerres perdues, se dissocier des vaincus… « Peace with honor, not retreat with defeat », vietnamisation, lâchage de l’Afghanistan : ce n’est pourtant pas de l’histoire ancienne.
Rien n’est plus naturel pour les États-Unis que l’isolationnisme, le repli sur soi (ou plutôt la concentration sur ce qu’ils estiment être leur pré carré stratégique et leurs intérêts vitaux). L’histoire de l’Amérique fermée sur elle-même est bien plus longue que celle de l’Amérique interventionniste.
De 1776 à la Première Guerre mondiale, la plupart des présidents ont évité de s’impliquer dans les affaires du monde. Même Woodrow Wilson, chantre de « l’internationalisme de croisade », selon Henry Kissinger, a été rejeté par son propre pays : le Congrès refusa le traité de Versailles et l’adhésion à la Société des Nations.
Ce n’est qu’en 1945 que l’Amérique s’est imposée comme leader du « monde libre », déterminée à contenir le bloc soviétique.
Une telle évolution aurait été méconnaissable aux yeux des premiers présidents. George Washington, dans son discours d’adieu de 1796, avertissait : « La nation qui nourrit à l’égard d’une autre une haine ou une affection habituelle est, dans une certaine mesure, esclave. » Il prônait la neutralité et rejetait les alliances permanentes – une vision bien éloignée de l’OTAN.
En 1821, John Quincy Adams mettait en garde contre la tentation d’intervenir à l’étranger : « L’Amérique ne doit pas toujours vouloir détruire des monstres étrangers. Elle est la bienfaitrice de la liberté et de l’indépendance de tous. Mais elle n’est le champion et le défenseur que des siens. Elle soutiendra la cause générale par le ton de sa voix et la sympathie bienveillante de son exemple. »
L’isolationnisme américain repose sur une idée simple : montrer l’exemple, mais ne pas intervenir.
Durant son premier siècle d’existence, la politique étrangère américaine fut définie par la doctrine Monroe : un équivalent diplomatique d'un "Défense d'entrer". Sphères d’influence distinctes, non-colonisation, non-intervention. En somme, un message clair : laissez les États-Unis tranquilles.
En février 1939, alors que la menace nazie était manifeste, le America First Committee rassemblait plus de 20 000 personnes au Madison Square Garden pour prôner la non-intervention. Loin d’être marginal, le mouvement comptait 800 000 membres.
L’isolationnisme a toujours été un puissant levier électoral. Carl Friedrich le soulignait déjà en 1942 dans The New Image of the Common Man : « L’Américain moyen fuit la politique étrangère… parce que ses décisions échappent à la compréhension du commun des mortels. »
Pendant ces siècles d’isolationnisme, l’Amérique était un modèle pour les révolutionnaires et les réformateurs européens. Mais après 1945, elle s’est installée en Europe avec ses bases militaires, son plan Marshall, son industrie et son way of life porté par Hollywood. Les États-Unis deviennent un "Empire by Invitation".
C’est à ce moment qu’elle s’attribue le rôle de gendarme du « monde libre », avec l’objectif d’endiguer, par tous moyens, l’adversaire soviétique et ses nombreux alliés.
Le principe de Washington de ne jamais conclure d’alliances a été mis au placard en 1949, lorsque les États-Unis s’engagèrent à défendre leurs alliés au sein de l’OTAN. À partir de là, un nouveau discours géopolitique s’est imposé : celui de la lutte contre le mal absolu, justifiant l’abandon de la doctrine Monroe.
L’exception américaine, autrefois perçue comme une voie démocratique unique, devint un modèle à imposer au reste du monde. De l’autonomie et de la participation citoyenne, la démocratie a été transformée en un produit d’exportation, un outil de consolidation du pouvoir américain.
Les guerres du passé étaient justifiées par la défense d’institutions spécifiques à l’hémisphère occidental, ou par la nécessité de repousser des menaces existentielles. Désormais, les États-Unis combattaient loin de leurs côtes pour préserver leur rôle de leader. John F. Kennedy proclamait : « Nous paierons n’importe quel prix pour assurer le triomphe de la liberté. »
C’est cette vision du monde, fondée sur une division binaire entre amis et ennemis, qui est aujourd’hui ancrée dans l’esprit de nos observateurs effarés, biberonnés au récit du sauveur américain. Ils l’associent à l’essence même des États-Unis, oubliant qu’un tel discours aurait été impensable pour les Pères fondateurs et pour la plupart des leaders nord-américains.
Le vieux monde, fatigué et dépendant, peine à accepter que le nouveau monde ne veuille plus voler à son secours. L’Amérique d’aujourd’hui a d’autres priorités. Le système international forgé après-guerre ne sert plus assez ses intérêts. Le pays vit une évolution interne que certains comparent à la transformation de la République romaine en l’Empire sous Auguste. Trump et surtout Vance jugent que l’Amérique est au bord de l’effondrement civilisationnel et qu’ils sont là pour la sauver.
Make America Great Again – et si les autres doivent payer pour cela, alors ils paieront, surtout ceux qui sont trop faibles pour résister à la pression : telle sera l’essence de la nouvelle doctrine Monroe.
L’État, c’est moi, semble dire Trump. Il ne se sent pas lié par les alliances et engagements de ses prédécesseurs – qu’il a qualifiés de « stupides » dans l’épique conversation du Bureau ovale. Il propose un accord qu’il juge honorable. Ses interlocuteurs à Kiev et Bruxelles le refusent ? Qu’ils se débrouillent sans les États-Unis. Qui ne seront pas perdants, puisque leur objectif de toujours – empêcher une grande alliance continentale en Europe – est atteint.
P.S.
Et le prix du commentaire le plus hilarant revient à un journaliste ayant fui la « guerre de Poutine » pour vivre dans le « monde libre ».
« Et pourquoi ne pas infliger aux États-Unis les mêmes sanctions que celles imposées à d’autres par l’Europe ? Bloquer les comptes des Américains dans les banques européennes. Les couper de PayPal. Refuser l’admission des adolescents américains dans les universités européennes. Interdire la circulation des voitures avec des plaques américaines (juste pour le plaisir, bien sûr). Pourquoi ne pas extraire les Américains manu militari des avions en direction des pays baltes et de la Pologne ? Geler les fonds des plus grands entrepreneurs américains dans les banques européennes, à moins qu’ils ne condamnent publiquement Trump dans les médias ?
Et tant qu’à faire, pourquoi ne pas exiger de ce peuple américain, manifestement en pleine crise de lucidité, d’assumer une responsabilité collective pour avoir porté au pouvoir un dangereux prédateur – et pour ne pas l’avoir renversé par des manifestations monstres ?
Pourquoi ne pas faire tout ça, après tout ? »
Parions que cette suggestion figurera au menu des innombrables « sommets de crise » à venir de nos vaillants dirigeants européens.