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14 avril 2025

Jean Mizrahi
11/4/2025

Trois semaines dans un collège marseillais "dans la moyenne" : carnet de bord d’un observateur

Poursuivant mon exploration de l'Éducation nationale, j’ai effectué ces derniers jours un remplacement à temps partiel dans un collège public de Marseille, chargé de l’enseignement des mathématiques. Une aventure que je qualifierais volontiers de pédagogique et sociologique.

J’avais déjà exercé, à mi-temps, deux années durant, dans deux lycées professionnels de la région : l’un en filière « bac pro commerce » (traduisez : futurs vendeurs souvent plus intéressés par TikTok que par la TVA), l’autre en CAP mécanique et conduite. Ces expériences m'avaient convaincu que l'inculture littéraire et mathématique ne surgissait pas au lycée comme par magie, mais était un mal enraciné depuis bien plus longtemps. Curieux de voir à quoi ressemblait la situation plus en amont, je suis donc allé au collège. Et je me suis instruit.

Le collège en question est "moyen" en tout : ni ZEP hardcore ni perle rare, mais tout de même situé en périphérie. Classé en milieu de tableau dans les statistiques officielles du ministère de l’Éducation nationale pour 2024 (résultats du brevet), il offrait un terrain d’observation exemplaire. Voici quelques instantanés du terrain :

1. Bases fondamentales aux abonnés absents

Les tables de multiplication ? Inconnues au bataillon. Les divisions ? Posées au petit bonheur la chance. Le calcul mental ? Un cauchemar éveillé. Quant à la compréhension écrite, elle tient parfois plus du décryptage archéologique que de la lecture.

2. Bazar quotidien garanti

Chaque classe compte au moins un élève relevant de la psychiatrie – je n’exagère pas. Résultat : exclusions fracassantes (chaises lancées, livres jetés, etc.) mais temporaires, retours rapides, et rebelote. L’institution, impuissante, laisse se dérouler le même scénario indéfiniment.

3. Un tiers d’élèves mal élevée

Un tiers des élèves affichent un comportement oscillant entre la grossièreté et le je-m’en-foutisme. Les résultats scolaires s’en ressentent, les sanctions glissent sans avoir aucun effet. Impossible de sonder les familles sur trois semaines, mais le désintérêt parental transpire au travers de leurs rejetons.

4. Un tiers de suiveurs

Un tiers d’élèves, à potentiel, se laisse entraîner par les trublions. Pas foncièrement mauvais, mais faibles en caractère – ce qui, au collège, est une dangereuse vulnérabilité.

5. Un tiers de naufragés de la salle de classe

Un dernier tiers d’élèves sages, presque hébétés par l’agitation ambiante. Gentils, attentifs... mais freinés par le comportement désordonné de leurs camarades.

6. Entre enseignants, un même diagnostic

Les collègues décrivent la même situation : des classes plus ou moins difficiles, mais partout des éléments perturbateurs qui ralentissent la progression. Le métier relève autant du pédagogue que de l’arbitre de match de catch.

7. Littérature + mathématiques = bug système

La transposition d’un problème exprimé de façon « littéraire » en équation mathématique ressemble pour beaucoup à une expérience de physique quantique : on comprend vaguement les mots pris séparément, mais pas leur signification une fois mis dans le bon ordre.

8. Désintérêt pour la réalité tangible

Parler d’exemples concrets ? Peine perdue, alors que c’est le fondement de ma pédagogie. Ce qui compte, c’est : « Combien de points pour cet exercice ? » et « Est-ce que c’est noté ? » Le savoir pour le savoir, aucun intérêt.

9. Chacun pour soi

Projet pédagogique global ? Connaît pas. Chacun enseigne dans son coin, sans concertation, ni stratégie commune.

10. Bienvenue au survival teaching

Le remplaçant est largué sans boussole : pas de programme clair, débrouille-toi. Heureusement, j’ai pu joindre l’enseignant titulaire. À noter : les élèves "à problème" ne sont pas toujours ceux qu'on signale – les vrais champions du chaos savent rester discrets... quelques minutes. Après, bonne chance.

11. Harcèlement ? Circulez, y'a rien à voir

Un cas de harcèlement repéré et signalé. Réponse : « On s’en occupe et on vous dira ce qu’il en est. » J’attends encore.

12. Vies cabossées

Certains visages trahissent des enfances cabossées, marquées très probablement par la violence familiale. Ces élèves sont parmi les plus instables. Comment leur en vouloir ? Comment le système ne les a pas repérés et s’en est occupé : une honte.

13. "Quart d’heure lecture" ou "quart d’heure bazar" ?

Instauré quotidiennement, le quart d’heure lecture vire dans mes classes à une cacophonie où deux tiers des élèves oublient leur livre. J’ai dû jeter l’éponge, avec regret, pour reprendre un cours normal.
Quelques conclusions (provisoires) :

A. Mélanger élèves sérieux et perturbateurs est une absurdité pédagogique

Il est totalement contre-productif de vouloir faire coexister dans une même classe des élèves motivés, des élèves fragiles et des élèves franchement ingérables. Le résultat est prévisible : le niveau général baisse et l’énergie des enseignants est absorbée par la gestion des troubles, au lieu d’être consacrée à l’enseignement. La solution ne passe pas par l’exclusion pure et simple, mais par la création de structures spécifiques adaptées pour les cas difficiles :
• Petites classes encadrées par des enseignants formés à la pédagogie spécialisée,
• Internats éducatifs pour les jeunes issus d’environnements violents ou toxiques,
• Programmes spécifiques de remise à niveau pour réintégration éventuelle.
Oui, cela demande des moyens. Mais continuer à mélanger tout le monde par peur de stigmatiser revient à sacrifier les élèves sérieux (à plus forte raison quand ils rencontrent des difficultés) sur l'autel d’une illusion d’égalité.

B. Discipline et implication des parents : un duo inséparable

La discipline ne peut être efficace sans l’implication des familles, sans que cela se traduise par une violence contre les gamins une fois rentrés à la maison. Les parents doivent donc être associés, et ne plus être vus comme des empêcheurs de tourner en rond, mais sans tomber dans le travers socialiste du parent qui a forcément raison. Il est grand temps que les parents écoutent les enseignants et les respectent.
Il faut simplifier drastiquement les procédures de sanction pour les familles défaillantes :
• Suspension automatique d’aides en cas de violence grave répétée, sans labyrinthes administratifs comme c’est actuellement le cas,
• Obligation d’assister à des réunions de suivi sous peine de sanctions pécuniaires,
• Responsabilisation claire : l’école n’est pas un substitut à l'éducation familiale.
L’éducation commence à la maison. L’école ne peut réparer seule ce qui a été cassé à la source.

C. Il faut des classes de niveau... intelligemment pensées

Créer des classes de niveau ne signifie pas reléguer les élèves plus faibles dans des ghettos éducatifs. Au contraire : il s'agit d'adapter l'enseignement au profil des élèves :
• Petits effectifs pour les élèves en difficulté : plus de soutien, de pédagogie différenciée, moins d'effet de masse.
• Classes plus denses mais dynamiques pour les élèves à l’aise ou souvent plus disciplinés, capables de progresser plus vite.
C'est la seule manière d’éviter de tirer tout le monde vers le bas. Égalité ne signifie pas uniformité. Et croire que tous les élèves doivent avancer au même rythme est une cruauté pédagogique déguisée en bonne conscience. J’ai connu plus jeune des camarades de classe un peu lents mais qui se sont révélés plus tard. Chacun doit conserver ses chances tout au long du cursus général.

D. La catastrophe commence dès la maternelle

On ne rattrape pas dix ans d’échec éducatif en quatre ans de collège. La racine du problème est dans les écoles maternelles et primaires, où :
• La maîtrise de la lecture,
• Les bases du calcul,
• L’acquisition du vocabulaire,
sont tout simplement insuffisantes.
Un enfant qui entre en 6e sans savoir lire couramment et compter rapidement est déjà perdu dans l’organisation actuelle du secondaire.
Les réformes du lycée, les milliards d’euros pour de nouveaux équipements, les chartes de bonne conduite... ne servent à rien si l’on ne reconstruit pas des fondamentaux solides dès le départ.

E. Un chef d’établissement doit être un véritable chef... pas un gardien de prison

Aujourd'hui, les chefs d’établissement sont souvent réduits au rôle ingrat de gestionnaires administratifs et de garde-chiourmes, sans pouvoir réel sur la pédagogie (et avec un pouvoir limité sur la discipline). Cela doit changer.
Un chef d’établissement doit être :
• Un leader pédagogique, capable de fixer des objectifs aux équipes enseignantes,
• Un manager d’équipe, sachant fédérer ses enseignants autour d’un projet commun,
• Un responsable, avec des objectifs clairs et des leviers d’action réels.
Confier la cohérence pédagogique uniquement aux inspecteurs est un anachronisme : c’est comme vouloir diriger une armée par pigeons voyageurs.

F. Programmes clairs + évaluation sérieuse = socle commun solide

Le contenu des programmes doit être précis, net et contrôlable. Pas de « compétences vagues » ou de « projets transversaux » où l’on perd élèves et enseignants dans un nuage de mots creux.
Chaque année :
• Des savoirs fondamentaux doivent être acquis,
• Des évaluations nationales régulières, chaque année doivent permettre d’identifier les lacunes,
• Des mesures correctives immédiates doivent être prises.
Et cela sans que les enseignants deviennent des scribes obsédés par la paperasse. Liberté pédagogique sur les méthodes, exigence sur les résultats : voilà l’équilibre juste.

G. Rémunérer dignement ceux qui portent l'avenir

Je me foutais de la rémunération que je devais recevoir car ce n’était pas mon objectif. Que penser d'un pays où l'on confie l’éducation des futures générations à des professionnels payés à peine plus qu’un smicard ? C’est indigne, irresponsable, et mortifère pour l’avenir national.
On ne construit pas une nation forte avec des enseignants démotivés et précarisés. Réévaluer significativement leur rémunération est un impératif stratégique, non une faveur corporatiste.
Et pour conclure...
Le collège où j’ai exercé n’est pas un enfer sur Terre. Mais sur 91 collèges marseillais, les 20 premiers au classement sont tous privés. Et dans les 30 premiers, un seul est public.
Faut-il vraiment en dire plus ? Il est urgent, vital même, de refonder entièrement notre système d’instruction publique, en cessant de répéter les mêmes erreurs sous couvert d’idéalisme mal placé.