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8 décembre 2024

Vanessa Beeley, journaliste, a réussi à s'échapper de Damas...

- 8/12/2024 - Nous avons réussi à quitter la Syrie pour l'instant. Le chaos règne, le pillage, la voyoucratie et le vol. Les États-Unis et Israël approuvent cette situation, car c'est ce en quoi ils croient. Le passage de la frontière s'est déroulé dans un chaos de coups de feu, de luttes intestines et de pillages dans tous les magasins et marchés. Des terroristes à moto, des bandits armés et des criminels. Une expérience incroyablement triste. La maison a été encerclée par des "rebelles" ivres de "victoire" dès 5 heures du matin, des tirs de célébration constants et vers 10 heures, ils ont essayé d'enfoncer la porte extérieure pour piller le contenu de la maison. Tôt dans la matinée, Israël détruisait la défense aérienne de la Syrie avec des bombes de type "bunker buster". Toute la maison a tremblé. La feuille de route de la CIA est toujours la même. La Résistance est brisée et je doute qu'elle puisse renaître, mais les mercenaires extrémistes à la solde d'Israël vous diront qu'ils "soutiennent la Palestine". Allez-y, vous êtes à la frontière.

19 juillet 2024

Radu Portocala

18/7/2024 - Prison de Sighet, à l’extrême nord-ouest de la Roumanie. La seule parmi les centaines ouvertes par le pouvoir communiste à avoir fonctionné sous un nom de code : Dunărea (le Danube). La seule qui n’apparaissait pas dans les documents du ministère de l’Intérieur. Arrivés là-bas, les détenus cessaient d’exister. Ils y étaient pour mourir et pour passer dans l’oubli.
Deux cents dignitaires de l’ancien régime – la plupart arrêtés dans la nuit du 5 au 6 mai 1950 – y ont été enfermés sans jugement, sans condamnation. Mon grand-père, ancien ministre libéral (et, entre autres, officier de la Légion d’honneur) était du nombre. Il venait de subir une très lourde intervention chirurgicale.
Aucun n’avait moins de 50 ans. Leurs âges allaient de 60 à 80 ans. Le plus vieux d’entre eux, Dinu Brătianu, ancien premier-ministre libéral, avait 83 ans au moment de l’arrestation. Ils subissaient tous une sorte d’exécution lente. Il fallait les exterminer par la faim, le froid, la maladie. Lorsqu’ils mouraient, deux gardiens traînaient leurs corps dans les couloirs et les escaliers, enlevaient leurs couronnes dentaires en or, s’ils en avaient, les chargeaient la nuit venue sur une charrette et les enterraient nus, sans cercueil dans des tombes restées à jamais anonymes.
En général, on cherchait à les isoler dans des cellules individuelles de manière à ce qu’ils ne sachent jamais qui étaient leurs co-détenus. Il n’y avait que quelques cellules communes. Mon grand-père était dans l’une de celles-ci. Un jour, il fut surpris par l’un des gardiens au moment où il tentait de regarder par la fenêtre – ce qui était rigoureusement interdit. On l’amena dans la cellule de punition, dite « la noire » parce que les détenus y étaient enfermés dans l’obscurité totale, enchaînés au sol couvert d’eau froide. Mais cette simple mesure d’isolement ne suffisait pas. Il y fut battu à mort. Le soir, un gardien ouvrit la trappe de la porte et jeta dans la cellule sa chemise ensanglantée. La nuit, ses co-détenus entendirent la charrette qui s’éloignait.
Jean-Luc Mélenchon et ses amis, ceux à qui Emmanuel Macron a donné l’occasion de s’agiter maintenant, à l’ombre de leurs drapeaux rouges, en bas des marches du pouvoir, sont les héritiers de ce que je viens de raconter. Ils sont les héritiers du premier secrétaire du parti communiste qui avait décidé que ces morts étaient nécessaires ; ils sont les héritiers du ministre de l’Intérieur qui avait signé les ordres d’arrestation ; ils sont les héritiers du commandant de la prison qui représentait la lutte contre l’ancien monde ; ils sont les héritiers du gardien qui a battu mon grand-père jusqu’à ce qu’il rende l’âme. Ils sont les héritiers directs d’un vaste et monstrueux système fait d’idéologues criminels, de délateurs, d’enquêteurs, de tortionnaires, de gardiens cruels, de fossoyeurs nocturnes. Et ils n’existent que parce que l’Occident a refusé de juger le communisme comme il a jugé le nazisme. Cette honte ne sera jamais effacée.

Cellule « la Noire » de la prison de Sighet

25 avril 2024

Radu Portocala

Confessions sur l’écrit (V)

En juillet 1977, je quittai précipitamment la Roumanie. Suivaient cinq années en Grèce, et une double peine : ne pas parler la langue, au début ; la parler assez mal, ensuite, pour ne pas pouvoir dire tout ce que je voulais dire. Analphabète, en plus, incapable d’écrire plus que mon nom.
L’arrivée en France, en 1982, fut donc, avant tout, la libération de la parole. Né dans une famille francophile et francophone, je parlais le français depuis l’enfance. J’étais chez moi.
Il m’a fallu, cependant, attendre deux ans avant d’oser écrire une poésie en français. Le changement de langue est une chose, un bouleversement, une renaissance – je ne sais pas quel est le mot juste – incroyable. Vous devenez, soudain, un autre. Votre pensée change. Les mots que vous employez ne sont pas de simples traductions. Vous avez du mal à vous reconnaître. J’ai compris alors que nous sommes faits par la langue que nous utilisons, et qu’en passant à une autre, nous subissons une métamorphose profonde. C’est un enracinement – et le plus fort qui soit.
Pendant longtemps, j’ai écrit en roumain et en français, peut-être en fonction de ce que je voulais dire. Mais, avec le temps, écrire en roumain a cessé d’être un plaisir. J’ai donc abandonné la langue avec laquelle je suis né. Les vieux manuscrits, je vais les traduire – car on n’est jamais aussi bien trahi que par soi-même. Il y a encore deux ou trois projets politiques et historiques, trop avancés pour qu’ils soient abandonnés, et qui seront un jour publiés en roumain, mais à mon compte.
En 1989, heureux de ma mue linguistique, j’ai voulu publier un recueil de poésie. Je demandai conseil à Cioran (pour qui toute idée de publication était à bannir). Il me conseilla néanmoins deux éditeurs. J’envoyai mon manuscrit et, trois mois plus tard, faute de réponse, j’accomplis l’acte héroïque d’appeler. L’un avait fait faillite depuis un bon moment ; l’autre me dit que tout ce qu’il recevait par la poste allait directement à la poubelle. Seul, il n’avait pas le temps de lire tout ce que des inconnus lui envoyaient. Comment ne pas le comprendre ?
Je n’ai plus rien tenté depuis ce temps lointain. Maintenant, ce silence prendra peut-être fin. Mes mots arriveront peut-être à trouver refuge entre des couvertures. Un peu plus de cinquante ans que j’attends cela.
(Fin)
Radu Portocala

Confessions sur l’écrit (IV)

Une nouvelle expérience avec la censure, deux ou trois ans plus tard, aussi mauvaise que la première, me donna la certitude que je n’allais jamais pouvoir passer à travers ces barreaux. Je me trompais.
En 1973, je m’adressai à la nouvellement créée Cartea Romaneasca (Le Livre roumain – nom qui avait été, avant-guerre, celui de la plus grande maison d’édition de Roumanie). Je retrouvai Mircea Ciobanu, muté entre-temps dans ce nouveau sanctuaire du livre, il accepta le manuscrit que je lui proposais et lui fit prendre la voie habituelle.
L’attente fut longue, comme d’habitude, mais j’appris, au bout du compte, que la censure n’avait émis, cette fois, aucune protestation. Je pouvais être publié.
Je fus invité dans le bureau du rédacteur-en-chef, qui me félicita très cordialement. Il s’appelait Mihai Gafita. Eu roumain, son nom de famille est le diminutif de « gaffe », et parmi les gens qui le détestaient, on disait qu’il était à ce point minable qu’il n’avait même pas pu être une gaffe entière.
Nous étions là, de part et d’autre de sa table de travail, tous les deux debout, et il me souriait aimablement.
« Il reste un petit détail », me dit-il. « Monsieur le directeur vous demande de prendre un pseudonyme. »
Le directeur de la maison d’édition, l’écrivain Marin Preda, passait pour un grand dissident pour avoir publié un roman qui contenait quelques allusions que d’aucuns avaient considérées comme très virulentes, mais qui, pourtant, avaient reçu la bénédiction d’une censure qui ne fermait jamais les yeux.
« Je sais que mon nom est ridicule. Mais c’est mon nom. Et c’est tout ce que j’ai. »
« Mais il ne s’agit pas de cela », me rassura immédiatement Gafita. « C’est, voyez-vous, la connotation historique qui est gênante. »
Cette « connotation historique », c’était mon grand-père qu’ils avaient tué en prison. Porter son nom n’était pas une bonne chose. Cela pouvait salir la réputation de la maison d’édition, de son héroïque directeur et du lamentable rédacteur-en-chef.
Je lui dis d’aller se faire pendre. (En fait, c’était beaucoup plus imagé que cela, la langue roumaine offrant de très vastes possibilités dans le domaine de l’injure.) Je pris mon dossier, qui se trouvait sur la table, entre nous, et me dirigeai vers la porte.
« Vous n’avez pas le droit d’emporter le manuscrit ! » cria Gafita.
En effet, une fois passés par la censure, qui apposait sur chaque page un tampon appelé « visa T », il était rigoureusement interdit de sortir les manuscrits d’entre les murs des rédactions. J’accélérai le pas, avec le résultat ridicule que Gafita courut après moi jusque dans la rue, vociférant : « Camarde Portocala, rendez-moi le dossier ! » Il ne réussit pas à m’attraper.
La question de la publication ne se posait plus. J’en étais définitivement dégoûté. J’ai, d’ailleurs, et pendant plusieurs années après cette triste mésaventure, très peu écrit. Avec, chaque fois, un désagréable sentiment d’inutilité.

24 avril 2024

Radu Portocala

Confessions sur l’écrit (III)

Ces coups bas du sort me firent croire que je portais malheur aux éditeurs et, principalement, aux directeurs des maisons d’édition.
Avec cette idée en tête, je revins sur mes pas et m’adressai à ceux qui, dès le début, auraient pu me publier. J’eus affaire à un éditeur qui, avec le temps, est devenu une sorte d’ami, Mircea Ciobanu. Il lut mon manuscrit devant moi, l’accepta sur-le-champ, et m’expliqua ce qui allait suivre : le rédacteur-en-chef devait, lui aussi, donner son accord – ce qui, à ma grande joie, se passa les jours suivants –, puis le dossier (mes textes accompagnés des référés des éditeurs) allait être envoyé à la Direction générale de la Presse et des Imprimés, nom pudique de la censure.
Au bout de deux ou trois mois, le manuscrit revint sur le bureau de Mircea Ciobanu. Et il n’était pas en bon état. Des poésies avaient été tout simplement supprimées, pour d’autres on demandait des modifications. (J’ai publié ici, il y a plusieurs mois, un texte sur cette infernale institution.) Des années plus tard, j’appris que les censeurs se faisaient un devoir de signaler aux « organes compétents » tout auteur dont ils avaient trouvé que les écrits ne correspondaient pas aux normes en vigueur (ou « n’étaient pas sur la ligne », selon l’expression consacrée).
Ciobanu, qui voyait de telles choses tous les jours, me conseilla d’obtempérer. Je refusai. L’avenir me paraissait se dessiner assez clairement.
À la même époque, je commençais à fréquenter ce qui s’appelait « le monde culturel » – écrivains, peintres, sculpteurs –, monde étrange, fait en partie de gens qui attendaient vainement d’être publiés ou exposés. Nous nous rencontrions dans les ateliers des plasticiens ou dans des estaminets infestés par une éternelle puanteur de mauvais tabac froid et d’alcool. Tous buvaient. Beaucoup. Je commençai à faire circuler mes manuscrits, ce qui, bien entendu, n’était pas autorisé.
Porter un nom étrange (Portocala, en roumain, signifie orange), qui est, en plus, celui d’une seule famille, constitue un désavantage de taille dans un pays où on vous a tout le temps à l’œil. Mais, d’un autre côté, les gens le retiennent immédiatement, vous connaissent et vous reconnaissent facilement. C’est une situation étrange de vous entendre dire : « Je sais qui vous êtes », alors que vous n’avez jamais rien publié. Et c’est aussi une satisfaction, qui n’est, cependant, pas dans l’ordre normal des choses. Et qui ne vaut pas celle de tenir entre ses mains un vrai livre, sentant bon l’encre neuve. (Il y a, en roumain, une expression qui me plaît et m’émeut beaucoup : on dit qu’un livre « a vu la lumière de la typographie ».)

21 avril 2024

Radu Portocala

Confessions sur l’écrit (II)

« Phœnix » – tel était le nom de la revue qu’éditait mon lycée – me prit comme collaborateur permanent, ce qui explique un appel que je reçus après la parution du deuxième ou troisième numéro. Le père d’un de mes amis, homme influent politiquement et avec beaucoup de relations dans le monde culturel, me félicitait et voulait savoir si j’avais pensé à la publication d’une plaquette. J’ai toujours aimé ce mot qui ne s’emploie plus de nos jours ; un livre de poésie ne peut, à mon goût, être que fin.
C’était, lui ai-je répondu, une chose à laquelle, bien entendu, je rêvais depuis un moment. Il me promit, donc, d’organiser une rencontre avec le poète Ion Banuta (Bănuţă en roumain) qui dirigeait la seule maison d’édition de Bucarest qui, à l’époque, publiait de la littérature. Quelques jours plus tard, il me communiquait la date qui avait été fixée. Dans un état d’exaltation absolue, je fis de nouveau marcher la machine à écrire Erika et préparai le dossier que j’allais présenter.
Cependant, la veille du jour tant espéré, Banuta fut licencié. Il venait de faire paraître une anthologie de poésie surréaliste roumaine dans laquelle, subrepticement, sans en avoir reçu l’autorisation, il avait inséré plusieurs vieilles productions de deux écrivains honnis par le régime pour leurs options politiques d’avant-guerre. Ainsi, mon aventure éditoriale prenait fin avant même d’avoir commencé.
Quelques mois plus tard, grâce à des amis qui tenaient une sorte de salon littéraire, je fis la connaissance de Dinu Pillat, écrivain distingué qui sortait de prison, où il avait passé plusieurs années, condamné en 1958 dans le cadre du « procès Cioran-Noica ». (Cioran n’a pas besoin d’être présenté ici ; ses écrits, interdits en Roumanie, avaient été distribués dans un cercle restreint par l’un de ses vieux amis, le philosophe Dinu Noica, ce qui avait donné lieu à plusieurs dizaines de lourdes condamnations.) Pillat proposa de me présenter à Vladimir Streinu, critique littéraire unanimement respecté, qui venait, lui aussi, de sortir de prison après une longue détention.
La rencontre, par sa solennité, me fit penser à une sorte de messe. Assis dans un lourd fauteuil sculpté, entouré de quelques-uns de ses fidèles qui se tenaient debout, Streinu, bel homme de haute taille et d’une rare distinction, lut me poésies en silence. Soudain, il revint en arrière, relut et, s’adressant à l’assistance, dit : « Écoutez ! » Et il se mit à lire à voix haute, lentement, reprenant certains mots. Plus tard, Dinu Pillat allait me dire : « Je ne l’ai jamais vu faire ça. »
« Il faut vous faire publier ! » décida finalement Vladimir Streinu. Et prenant un papier, que j’ai encore, jauni et fatigué, il écrivit : « Je recommande ce manuscrit, de manière particulièrement chaleureuse, au camarade confrère (sic !) Virgil Teodorescu. » Ancien poète surréaliste, devenu adepte obéissant du proletcultisme, Virgil Teodorescu dirigeait la maison d’édition d’où avait été évincé Ion Banuta. Mais ce que nous ignorions tous au moment où le mot d’introduction était rédigé, c’est que, quelques jours plus tôt, il avait été muté à la tête d’une maison d’édition qui ne publiait que des traductions de littérature étrangère. J’allais le découvrir dès le lendemain.
Je devais continuer à me contenter de l’accueil que me faisait « Phœnix », puisque j’étais encore élève.

20 avril 2024

Radu Portocala

Confessions sur l’écrit (I)

Il y a exactement cinquante-cinq ans, en juillet 1965, par un après-midi qui ne s’annonçait en rien différent des autres, j’ai soudain senti plutôt que je ne l’aie entendue une voix cachée en moi qui me dictait une poésie. Secrètement, avec un vague sentiment de gêne, je l’ai confiée au premier bout de papier que j’ai trouvé et l’ai dissimulée parmi mes affaires de classe.
À mon grand étonnement, d’autres sont venues s’y ajouter. Je les copiai patiemment dans un grand cahier aux couvertures grises, incapable de savoir ce que je devais en faire.
Vint ensuite, à l’école, une composition libre qui nous était demandée par la professeur de roumain. C’était en hiver. J’avais fait, avec mon père, une promenade dans la forêt qui bordait Bucarest vers le Nord. Enfermé dans la cuisine, j’ai écrit ce que j’avais vu.
Le lendemain, on me fit lire à haute voix mon texte. J’étais terrorisé, mes mains tremblaient, j’articulais avec peine. Mais je notai, tout de même, qu’un grand silence était descendu dans la classe et que deux filles – je me rappelle encore le nom de l’une d’entre elles – avaient commencé à pleurer.
Ma composition fit, par la suite, le tour de la classe. Mes camarades l’amenaient à la maison pour la montrer à leurs parents, qui appelaient les miens les félicitant chaleureusement.
Quelques mots seulement de ce texte sont restés dans ma mémoire. (Ma mère a dû le conserver, et il se trouve probablement dans les papiers que j’ai récupérés après sa mort. Mais je pense qu’il vaut mieux ne pas le relire.) Je me souviens, en revanche, du plaisir que j’ai eu à l’écrire. Et je constate qu’après toutes ces années, ce plaisir est toujours là, chaque fois que j’enchaîne des mots. J’aime penser à l’écriture comme au travail solitaire d’un artisan dans son vieil atelier.
L’expérience qu’a été la lecture de cette composition m’obligea à avouer que j’écrivais déjà depuis quelque temps. La vieille machine à écrire Erika – sur laquelle mon père avait tapé, en 1944, le texte d’un accord politique majeur entre le roi Michel et les partis qui souhaitaient la fin de la guerre – me servit à copier le contenu du cahier gris.
Très peu de temps après, mon lycée commença à éditer une petite revue littéraire à usage interne. On me demanda d’y publier quelques poésies. Ce fut mon début – en réalité, le premier d’une assez logue série de débuts, qui semble ne pas s’être encore arrêtée. Cela rajeunit, certes, mais c’est plutôt déconcertant. Je me dis parfois que la mort sera mon dernier début, et le seul vrai.

11 avril 2024

Adriana Kezaco

Les emmerdeurs et la racaille n'ont pas droit de séjour dans les grandes villes russes. C'est pareil que ce soit à Moscou, Saint-Pétersbourg, Ekaterinbourg, Krasnodar, Smolensk, Novossibirsk et j'en passe.
Le premier qui joue au con le paie très cher. Violences égal direction la tôle et sans sursis. C'est tolérance zéro pour les cons et ça paie !
Ici c'est l'inverse. Je me souviens quand j'étais sur Paris 20ème. J'avais deux potes au commissariat, un lieutenant et le major qui faisaient équipe comme OPJ de nuit. De temps en temps, j'allais les voir au boulot. Un soir j'appelle pour savoir si je peux passer, histoire de se taper un gâteau breton et du café.
"Amène-toi c'est relativement calme."
Bref je débarque vers 22h et je demande "quoi de neuf ce soir ?".
"Bah, deux connards rue des Pyrénées qui s'en sont pris à deux jeunes femmes, vol à l'arrache de sac et de téléphone avec coups et blessures, sont en GAV on attend les victimes pour un tapissage, histoire d'avoir un flag en bonne et due forme et les envoyer au trou."
Les deux victimes arrivent et passent au tapissage derrière une vitre sans tain. Les agresseurs sont nommés sans le moindre doute. Mon pote se frotte les mains, rédige son PV d'audition et le faxe au magistrat de permanence.
Sur ce on se tortore le gâteau.
Dring, coup de fil du parquet. Je vois mon pote tirer une sale tronche, raccroche. "Ah ? problème ?" je demande.
"Tu sais quoi, les deux Tunisiens en question on les remet en liberté parce qu'avec les événement actuels faut pas faire de vagues !"
Quoi ?
"Oui, t'entends bien, on les relâche et je vais dire quoi aux deux filles moi ? Que les auteurs sont de nouveau dans la rue et peuvent les tabasser demain encore !
Des fois je me demande si ça sert à quelque chose d'être flic dans ce système de merde."
Écœuré le lieutenant, le major dit "heureusement la retraite c'est bientôt, on sert à rien ici".
Voilà, ça c'est la France. Et j'invente rien !
Tolérance mon cul et voilà où ça mène ce dépotoir hexagonal. C'est pour ça que je n'y crois plus entre autres choses et que je dis que ce pays est fini.

12 mars 2024

Je sais ce qu’est la délation

Radu Portocala

12/3/2024 - Je sais ce qu’est la délation. J’ai été amplement dénoncé. On a rapporté à la police politique de Roumanie, la Securitate, des propos que je n’avais pas tenus. D’autres ont été amplifiés, afin qu’ils correspondent aux besoins du dossier et de l’enquête. On a raconté des choses que je n’avais pas faites. On a donné à d’autres une interprétation et une importance qu’elles n’avaient pas. Si le gouvernement grec d’alors n’avait pas entrepris une action très forte - à laquelle aucun autre gouvernement n’aurait consenti -, j’allais, partant de ses inventions et exagérations, être jugé pour « haute trahison ». Cela m’aurait assuré 20 ou 25 ans dans leurs geôles.
Dans les notes qui préparaient un livre jamais écrit j’écrivais que le délateur est l’avant-garde du bourreau. Certes, on peut donner au bourreau toutes sortes de visages et toutes sortes d’habits - il reste, en essence celui qui, d’une manière ou d’une autre, persécute.
Il m’est arrivé de rencontrer deux anciens bourreaux de la Securitate - nommés pudiquement dans le langage administratif enquêteurs. Je n’oublierai jamais leurs yeux, leur visage, leurs mains.
Et j’ai connu beaucoup de délateurs. Ça peut sembler curieux de pouvoir les identifier, mais ce n’est pas une impossibilité. Quelqu’un raconte à une connaissance un mensonge, puis, à l’interrogatoire, il découvre que le mensonge figure dans son dossier. D’autres étaient connus presque de tout le monde, cependant, ils trouvaient encore quoi rapporter.
Des femmes dénonçaient leurs maris ou des maris dénonçaient leurs femmes ; des adolescents dénonçaient leurs parents ou leurs camarades d’école ; des collègues de travail se dénonçaient entre eux ; des amis de toujours dénonçaient leurs amis.
La délation est probablement la forme la plus sale de traîtrise. Le délateur, lui, est un être misérable, sans conscience, qui cherche à nuire, en échange de quoi il aura, peut-être, quelques mesquins avantages. Pour atteindre ses buts, peu lui importe d’inventer ce qu’il n’a pas entendu ou vu. Son obscure mentalité vaudrait sans doute une étude psychologique.
Lorsque le phénomène de la délation prend de l’ampleur, la société tombe malade à la fois de la méfiance et de la peur. On ne sait plus à qui on peut parler sans danger, on vit dans la crainte d’avoir dit un mot de trop.
C’est cette société que veut construire le parti d’Emmanuel Macron, sans doute avec sa bénédiction. Pour notre bien - comme on vous explique toujours en régime totalitaire. Pour l’hygiène morale. Et sans même avoir le courage de le dire, les ordures sont invitées à dénoncer. Le bien s’appuie donc sur les ordures, c’est sur les ordures qu’Emmanuel Macron et les siens veulent construire la société pure et juste de leurs rêveries malsaines.

6 février 2024

Annelise Bocquet
Docteur en Biologie Santé, enseignante d'hématologie/immunologie.

Moi, je voulais juste... vivre. Et gagner ma croûte... faire vivre ma famille !

Comme bon nombre de soignants injectés anti-covid et qui souffrent d'effets indésirables... pris pour des rats de laboratoire.
Vous parlez des soignants suspendus avec 3 ans de retard. Combien de temps allez-vous mettre pour parler des effets indésirables ?

Des cas de myocardites, péricardites, pemphigoïde bulleuse, d'atteintes neurologiques et dégénératives, des cancers, des troubles gynécologiques... des troubles de la coagulation et des morts ? Car oui, il y a eu des morts... et il y a aussi des "morts vivants". Vous savez, des personnes qui ne peuvent plus bouger car elles souffrent le martyre. Qui ne peuvent plus "gagner leur croûte", enfermées dans un corps qu'elles ne reconnaissent plus et qu'elles ne maîtrisent plus.

Alors, moi, je voulais juste... vivre. Et aujourd'hui, je le paie très cher.

J'ai une pensée pour les soignants suspendus. Ils ont vécu l'enfer... et je pèse mes mots. La mort sociale, l'opprobre, les humiliations... ils ont tenu bon avec une détermination qu'il faut saluer.

Mais j'ai aussi une pensée pour les soignants qui ont injecté ces produits anti-covid... il y en a qui s'en mordent les doigts. Une culpabilité terrible à porter... c'est aussi à ces soignants-là que vous devez vous intéresser... les repentis.
Eux aussi, on leur a menti, on les a manipulés avec une drôle d'éthique et de l'argent pour endormir les doutes. "Vous allez sauver des vies" qu'ils ont dit. Ouai... c'est ça... et combien va-t-on en bousiller ?

Aujourd'hui encore, les médecins généralistes suivent les recommandations des "sociétés savantes"... des erreurs médicales énormes sont faites mais tout va bien. Depuis quand la médecine se pratique sur décret ? Depuis quand les médecins ont arrêté de s'intéresser aux malades et d'analyser les cas ?
Intéressez-vous aux sociétés savantes et à ceux qui les dirigent... vous seriez surpris du taux de corruption et de malversations, des conflits d'intérêt et politiques.

Sur ce... moi, je voulais juste... vivre !
Comme beaucoup de Français et d'âmes sur cette Terre... tout ce que nous voulons, c'est vivre.


16 janvier 2024

Catherine Gaillard

Ah, ça fait peur, on aimerait enfouir ça parce qu'on a l'impression que ça ne nous concerne pas directement, c'est eh bien c'est un leurre, nous devons TOUS absolument regarder la vérité en face ; vous l'avez peut-être compris, je vis dans une cité HLM qui est en train de devenir depuis une grosse dizaine d'années un tiers-monde, j'ai déjà partagé à plusieurs reprises des photos : poubelles, voitures, arbres brûlés, chips, emballages gras, macdo, bouteilles, canettes au sol, alors qu'il y a des poubelles tous les 10 m, bagnoles et quads traversant à toute pompe l'ère de jeux des enfants, motos et voitures volées à demi cramées dans les coins pour masquer les immatriculations, j'ai raconté les trafics de drogues (trois meurtres, pardon, ASSASSINATS, l'été dernier, deux par balles, un par couteau), les choufs postés dès la sortie du métro depuis... des années (ils ont juste remisé les banquettes et les fauteuils, un peu trop ostentatoires) !!!
Et je vous ai raconté toutes les "anecdotes" révélatrices ; mais je ne raconte pas tout, sinon mon mur FB ne servirait plus qu'à ça. Dernier exemple : avant-hier, promenant mon chien de poche - chihuahua - je croise un homme encapuchonné qui marchait lentement en psalmodiant. Il ramasse un bâton et me dit de m'éloigner "car il est propre, il fait ses 5 prières". Comme je réponds que moi aussi je suis propre, il me dit que "non, parce que si je regardais dans ta culotte il y a des virgules" (voyez les obsessions). Il continue en évoquant "la loi française qui oblige à tenir son chien en laisse". Comme je lui conseille, puisque je suis selon lui contrevenante, d'appeler la police, il finit par me menacer : "non j'appelle pas la police, j'appelle quelqu'un qui va venir te casser la gueule" (il imagine donc que la loi française l'autorise à proférer des menaces de violences sur la voie publique). Bon, ma fille m'a appelée à ce moment précis et j'ai mis fin à "l'échange".
Alors bien sûr, un de mes enfants n'a pas reçu une décharge de kalach en plein visage pendant qu'il était dans sa chambre, personne chez moi n'a été tué par une balle perdue alors qu'il était dans son lit en plein sommeil, mais ce n'est dû qu'au bon vouloir de la Providence... Hier, un homme d'origine africaine assis sur un banc, les yeux dans le vague, avec son portable à fond, une bouteille de rosé à demi vidée près de lui... penser à ne pas passer par là au retour. Vous voyez l'ambiance ? Tous les logements sociaux, toutes les cités populaires, seront-ils bientôt complètement uniquement investis par ce genre de population ? À simple vue d'œil ça en prend la tournure.

20 décembre 2023

Le Salut d'un Officier Allemand

« Je suis un médecin français juif. Au tout début de juin 1942, j'étais à Paris, sous l'occupation allemande. J'ai donc porté l'étoile jaune, comme m’y contraignaient les lois de Vichy.
Un après-midi vers trois heures, avenue Kléber, alors que je sortais de la librairie "Au Sans Pareil", où j'avais un abonnement de lecture, j'ai aperçu un officier allemand. Il marchait dans ma direction. Arrivé à ma hauteur, il a fait le salut militaire. Puis, il a poursuivi son chemin. J'ai regardé autour de moi : l'avenue était déserte ! Cet événement m'a bouleversé. Et je me suis longtemps interrogé sur la signification de ce geste.
Aujourd'hui, j'ai quatre-vingt onze ans. Plus de cinquante ans après, j’ai relaté cet épisode dans une brève histoire de ma vie que j’ai écrite à l'intention de mes enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. De bouche à oreille, l’anecdote a fait le tour de la famille jusqu’à ce jour d’avril dernier, où un de mes petits-neveux m’a appelé. Mon histoire lui évoquait un passage du “Journal parisien” d’Ernst Jünger, le grand écrivain allemand, héros de la guerre de 14, affecté à Paris, en juin 1942, comme officier de la Wehrmacht. J'ai aussitôt pris connaissance de ce journal.
C'est ainsi que le 7 juin 1942, il écrit :
“J'ai croisé pour la première fois, rue Royale, un groupe de trois jeunes filles qui portaient l'étoile jaune ... et je me suis senti aussitôt gêné de porter l'uniforme”.
Après cette lecture, j’ai eu envie de raconter mon histoire à Ernst Jünger. M’étant assuré qu'il était encore en vie, j’ai prié son éditeur de la traduction française, Christian Bourgois, de bien vouloir lui transmettre une lettre. Il l’a fait avec diligence, tout en me prévenant qu’Ernst Jünger était un monsieur de cent ans, qui recevait beaucoup de courrier !
Je ne m’attendais donc guère à une réponse, quand, il y a quelques semaines, j’ai reçu une carte de Jünger, écrite en français. J'y apprends que l'officier allemand qui m’a salué, il y a cinquante-quatre ans, avenue Kléber, c’était lui ! Voici le texte même de sa réponse : “Cher Monsieur, vous m'avez vu rentrer dans la librairie de madame Cardot, amie à moi (juive), avenue Kléber. Bien à vous, Ernst Jünger.
P.S. : J'ai toujours salué ‘l’Étoile’.”
Aujourd'hui je suis très heureux de pouvoir saluer à mon tour celui qui, en cette période noire, m'avait redonné, un instant, espoir en l'Homme. »
Lettre de Monsieur le Dr. Germain Sée envoyée au Monde le 12 août 1996 (rubrique “Courrier des lecteurs”).

Conversation entre Julian Assange et Cédric Villani, en visite à la prison de Belmarsh

Le mathématicien Cédric Villani, visiteur numéro 658462, a pu rencontrer Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, dans la prison de haute sécurité britannique où il est incarcéré depuis 2019. Voici son récit, en exclusivité dans « l’Obs », alors que l’Australien risque d’être extradé aux Etats-Unis où il encourt jusqu’à 175 ans d’emprisonnement.

« Over quota ! »
A l’accueil de la prison de Belmarsh, ce matin d’octobre 2023, l’employée a immédiatement rendu son verdict. « Prisoner Julian Assange » n’aura pas droit au livre que je lui ai apporté, il en a déjà trop. Comment peut-on avoir trop de livres ? Est-ce qu’un prisonnier qui lit trop de livres est un danger plus grave pour la société ? Je pense aux milliers de livres de ma bibliothèque personnelle qui ont accablé tant de déménageurs, et je me demande ce qu’en dirait l’administration. Pas le temps de trop me poser de questions, je dois continuer les formalités. Mon passeport est vérifié, ma preuve de résidence enregistrée, ma main tamponnée à l’encre invisible.
« Vous ne pouvez garder avec vous que ceci. » Ceci : un feuillet administratif qui joue le rôle de laissez-passer et une petite pancarte à maintenir attachée autour du cou, portant les mots « visiteur social » et le numéro 658462. Et tout le reste – électronique, stylos, papiers, portefeuille, carnet, veste, mouchoirs, gourde, sacs, journaux… – va dans le casier. Ah si, j’ai le droit de conserver sur moi un maximum de 25 livres — des livres sterling, pas des livres que l’on lit. Je me déleste de tout, insère la pièce de 1 livre dans le mécanisme à clé de la consigne, attends tranquillement qu’on me fasse signe. Prêt à pénétrer dans un nouveau territoire.
Une prison, c’est un monde en soi. Avec son temps propre et son espace propre, ses laissez-passer, sa culture, son administration, ses rapports de force, son économie. Les prisonniers britanniques ont leur propre journal interne – rempli de témoignages d’évasions ratées, d’erreurs judiciaires, de nouvelles des prisons ailleurs dans le monde. Et dans quelques instants, je pénétrerai dans la plus célèbre prison britannique, His Majesty’s Prison Belmarsh, que l’on surnomma un temps le « Guantanamo britannique ». L’une des dix prisons de très haute sécurité (catégorie A) de Grande-Bretagne. Elle héberge certains des terroristes et serial killers les plus recherchés, et plus généralement des personnes dont l’évasion « ferait courir un grave risque » à la société. C’est là que survit Julian Assange, le journaliste le plus décoré du XXIe siècle.
« Vous voyez la première porte ouverte, là-bas, dans le grand bâtiment de l’autre côté de la cour ? Vous pouvez y aller. »

Fouille au chien

Nous sommes une dizaine de visiteurs et visiteuses de tous âges, ce matin, à entrer par cette porte. Vérification des papiers et empreintes digitales. Attente sous bonne garde. Barrière. Examen de sécurité façon aéroport (plus grand-chose à déposer, mais quand même les chaussures et la ceinture). Fouille au détecteur de métaux. Fouille des semelles des chaussures. Fouille au corps. Examen de votre gorge, du dessous de votre langue, de vos oreilles. Fouille au chien, qui vient vous sauter dessus comme débordant d’affection. Examen de vos accessoires.
« Les bracelets, c’est religieux ? Vous pourriez les enlever ? »
Mes bracelets d’accès à la Fête de « l’Huma » ? Ah non, je n’appellerais pas ça une religion. De toute façon, je ne peux les enlever, à moins de les couper. Une supérieure est consultée, elle m’autorise à garder les bracelets suspects.
Etape suivante. Une porte. Une cour encadrée de très hauts murs. Une porte, deux portes. Nous sommes silencieux, en rang derrière un garde, comme de petits canetons bien sages derrière leur maman. Des cris quelque part, d’une personne au bord de la crise de nerfs. Dans les couloirs, de grandes affiches font la morale aux prisonniers, avec gros plan sur le visage d’une mère dont la vie s’est arrêtée, d’une petite fille qu’ils ont abandonnée. Et si vous avez de la drogue, ou des objets interdits, c’est votre dernière chance de les déposer, les conséquences peuvent être terribles en cas contraire.

Finalement, après la dernière porte, voici le parloir. C’est un réfectoire comptant une cinquantaine de tables, rangées selon une grille régulière, fixées au sol avec les chaises qui les entourent. Les murs sont décorés de mots « sociaux » – foi, famille, amitié… Je récite à voix basse un poème d’Aragon, me disant que c’est probablement la première fois qu’il est prononcé dans ces murs et que c’est aussi notre mission de répandre la poésie. Examen de mes papiers, de mes empreintes, pour la énième fois.
« Ce sera la table C1, vous voyez, là-bas. »
Les prisonniers ne sont pas encore arrivés. Eux devront rester bien en place à la table qui leur est assignée, leur brassard jaune indiquant leur statut. Vous aurez le droit de vous mouvoir dans le parloir, pour aller acheter de menues consommations à la buvette. Pendant une heure et demie, vous allez être leur bouffée d’oxygène, leur lien avec la société des humains.
Je ne sais pas vraiment ce que voudra Julian, je vais au plus simple pour commencer. « Two coffees, please. » Ce sont les machines à café les plus lentes que j’ai vues de toute ma vie, et les employées le reconnaissent sans rechigner. D’autant plus rageant que « mon » prisonnier vient d’arriver et de s’installer à sa place. Que cela soit dit : la première fois où il est apparu, il n’y a pas eu de moment de regard lumineux entre nous, de moment magique hollywoodien où je me suis jeté dans ses bras. A ce moment j’étais bien englué dans la petite réalité, trépignant à attendre que nos cafés soient exprimés par une technologie lambine.
Une première fois, oui ! Pas ma première fois dans le monde carcéral, tout en froide lenteur et en barrières – ça m’est déjà arrivé d’y donner des conférences de vulgarisation scientifique, ou d’y effectuer une visite de député –, mais c’est la première fois que je rends visite en prison à quelqu’un qui compte pour moi.

Un air de sage des contes de Tolkien

Il faut sans doute que je m’habitue : le monde compte plus de prisonniers que jamais – 11 millions, selon les observatoires, les deux plus gros fournisseurs étant les deux grands empires économico-technologiques, Chine et Etats-Unis d’Amérique. La dernière lauréate du prix Nobel de la paix, Narges Mohammadi, croupit dans un cachot iranien ; l’un de mes collègues mathématiciens a tâté des geôles turques ; et ma route a croisé pas mal de journalistes et intellectuels rescapés de prison, sans parler des militants écologistes qui se font régulièrement coincer en garde à vue. En France aussi, d’ailleurs, nous avons plus de prisonniers que jamais, et la Cour des Comptes vient de publier un rapport accablant à cet égard. La prison est dans l’air du temps.
Mais ma première interrogation, bien sûr, c’est celle de toute personne qui rend visite à un proche en prison. Comment va-t-il ?
Pas très bien, visiblement. Embonpoint, air neutre, traits las, et comment pourrait-il en être autrement ? Cela fait plus d’une décennie qu’il n’a pu marcher dans une rue, ni sortir pour un événement culturel, ni grimper la moindre collinette. Pourtant, les longs cheveux blanc-blond donnent à son visage un air de sage des contes de Tolkien, et la robustesse de sa posture évoque un roc, plutôt qu’un homme défait. Je m’approche sans précipitation, enfin se fait le contact des yeux et l’on s’étreint longuement. On ne s’est jamais rencontrés, pourtant c’est comme un ami, on a déjà discuté par personne interposée, et je connais bien sa femme, ses enfants, son père. Mais il y a une autre raison, quasi biologique, qui motive l’étreinte : pour un prisonnier qui vit dans une boîte de 6 m², passe 23 heures sur 24 à l’isolement complet, et ne jouit d’une présence amie que deux ou trois heures par semaine, c’est le seul moment où il peut assouvir son naturel besoin de contact humain.

« Merci d’être venu. »

L’accent australien est à peine perceptible – il blaguait qu’il perdait son accent déjà dans la réclusion à l’ambassade d’Equateur à Londres (sept ans). Et le ton est doux et calme. Ce n’est pas de la résignation mais l’économie d’un marathonien, qui sait qu’il doit ménager ses émotions pour tenir sur la durée – son calvaire dure depuis si longtemps déjà, et peut hélas durer longtemps encore.
« Merci à toi. C’est nous qui devrions te remercier, tout le monde. »
Oui, nous devrions tous et toutes être reconnaissantes envers Assange. Aucun journaliste n’a révélé autant de scandales que lui. Crimes de guerre, corruption dans le monde de la finance ou de la politique, espionnage industriel, mise sur écoute de chefs d’Etat (dont trois présidents de la République française)… Interminable est la liste des puissants, des conspirateurs, des entrepreneurs véreux qui ont de quoi lui en vouloir. Mais les gigantesques campagnes de dénigrement menées par ses ennemis, la durée et la complexité des procédures ont réduit comme peau de chagrin l’équipe de ses soutiens actifs. Pour ma part, cela fait trois ans seulement que je les ai rejoints, clamant son sort injuste sur tous les toits, y compris au Parlement, avec François Ruffin et quelques autres – mais si j’ai un regret, c’est bien de ne pas avoir ouvert les yeux plus tôt.
Je lui dis que j’ai groupé ma visite avec un séjour sur l’île de Wight – lieu mythique pour les arts, la poésie, la photographie naissante, siège du plus grand festival de musique de tous les temps… Mais lui avait un autre angle, auquel je ne m’attendais pas !
« Ah, l’Île de Wight, ils ont une prison dessus. C’est là qu’est emprisonné un ancien dirigeant yougoslave. »
C’est la première fois, mais pas la dernière, que Julian me surprend par son érudition. Oui, vous pouvez vérifier, Radovan Karadzic est enfermé sur l’île de Wight. Dans une prison de catégorie B, moins sécurisée que celle de Belmarsh. Mais Karadzic a seulement été jugé coupable de génocide et crimes contre l’humanité [commis lors de la guerre de Bosnie (1992-1995)]. Il faut croire que le journaliste Assange est plus dangereux.
En vrai, quel symbole qu’il soit détenu précisément dans cette prison de Belmarsh. C’est par ici que l’on fabriquait les munitions qui partaient à la conquête du monde et maintenaient l’ordre et la terreur dans tout l’Empire britannique. Ici, le quartier de l’Arsenal – qui a donné son nom au fameux club de foot. Et la prison se situe tout près d’un gigantesque entrepôt historique de données d’Etat sensibles. Qui aurait pu imaginer un lieu plus chargé de symboles pour incarcérer un pacifiste qui a osé se lever contre le dévoiement du secret-défense ?

« Persécution politique »

La conversation s’engage entre Julian et moi. J’ai l’habitude de prendre des notes sur tout et partout, mais cette fois je devrai m’en remettre à ma mémoire seule. Il est probable que notre conversation est discrètement écoutée, mais peu probable que j’aurai accès à l’enregistrement. Pas de plan bien organisé, on chemine d’un sujet à l’autre.
Et surtout pas la peine que je parle de son feuilleton politico-juridique : il sait par cœur tous les éléments et le monde entier les sait, du moins les personnes qui s’intéressent honnêtement au dossier. Voilà plus de deux ans que le professeur de droit humanitaire suisse Nils Melzer a fait paraître son ouvrage exhaustif, désormais publié en cinq langues ; la version française est sortie en 2022 sous le titre « l’Affaire Assange. Histoire d’une persécution politique » (Editions Critiques). Une affaire dont il avait été saisi en tant que rapporteur auprès des Nations unies sur la torture et les traitements inhumains. A travers ces centaines de pages, Melzer a méthodiquement démonté tout l’écran de fumée qui enténébrait l’affaire – et qui l’avait lui-même trompé dans un premier temps. Il a mis en lumière un monde de sombres miracles où les dépositions sont modifiées sans le consentement de plaignantes, où des juges oublient subitement leurs procédures, où des conflits d’intérêts sont résolus par jeux d’écriture, où les démocraties occidentales trahissent au quotidien leurs Constitutions et leurs engagements. Travail soigneux, de longue haleine, qui n’a pas empêché le gouvernement britannique (pourtant partie prenante dans l’instruction) de qualifier dédaigneusement son rapport de « travail d’amateur ». Comment prendre au sérieux une démocratie occidentale qui rejette ainsi la voix claire et étayée des Nations unies, tout en brandissant les règles internationales quand cela l’arrange ?
Julian sait tout cela et sait que je le sais. Mais ce que je peux lui apporter, aujourd’hui, c’est de la discussion. Un contact humain, une stimulation intellectuelle, le temps d’une conversation – quelque chose de presque aussi précieux, pour survivre, que l’espoir ou l’eau potable. Julian et moi avons baigné dans le même bain culturel, avons été biberonnés à la culture scientifique-geek, on se comprend. Il a lu dans le texte les grands mathématiciens – Turing, G. H. Hardy ou « The Princeton Companion to Mathematics » de Tim Gowers. Quand je lui dis, en passant, que je conseille une entreprise de cryptage homomorphe, il sait très bien de quoi il s’agit. Julian :
« Ha oui ! Le cryptage homomorphe, je ne pensais pas que c’était possible. Alors pour me convaincre j’ai programmé un bébé cryptage homomorphe. Juste la fonction +1. Genre le nombre d’amis.
– Ha ! Un bébé cryptage. Faut penser aussi à programmer la fonction -1, quand tu perds des amis.
– C’est comme le cryptage à clé publique. La première fois qu’on m’en a parlé, je n’y croyais pas.
– Pour le cryptage homomorphe, faut des compétences à la fois en algèbre et théorie des nombres et en analyse numérique.
– Et toi, tu as les deux.
– Non, non. Moi, je comprends l’analyse numérique, mais algèbre et théorie des nombres, ça m’est étranger. C’est rare de maîtriser les deux versants. Parmi les grands mathématiciens du moment, peut-être qu’il n’y a que Terry Tao à pouvoir le faire.
– Ah, Tao… Il était dans mon université, à Melbourne.
– Je croyais que tu étais de l’ANU [Australian National University, à Canberra] ?
– J’y suis allé aussi, un peu.
– Moi, j’y suis resté quelques mois, à Canberra, ils ont une équipe sur les EDP [équations aux dérivées partielles, une classe d’équations mathématiques] pleinement non linéaires, peut-être les meilleurs du monde. Il fallait que j’aille apprendre directement à leur contact. »
La conversation va et vient, multiplie les références à notre panthéon commun. On parle de Erwin Schrödinger, ses balades dans les montagnes tyroliennes, le forum de la construction européenne qu’il a fondé à Alpbach. De Heisenberg et sa conception de la technologie qui se reproduit comme un organisme. De G. H. Hardy et sa vision controversée des applications mathématiques. De l’intuition surnaturelle de Ramanujan. Ou encore de la sainte trinité de l’informatique, Turing-Shannon-Von Neumann, accomplissant la synthèse entre l’abstraction pure de la logique et les enjeux les plus concrets liés à la guerre…

Réflexion systémique

Petit coup d’œil de côté. L’air gêné, Julian interrompt la conversation doucement pour me demander si je peux aller lui chercher d’autres choses à boire et à manger, maintenant qu’il n’y a pas de queue à la buvette. Bien sûr, j’aurais dû y penser. Café. Chocolat. Des fruits. Julian chamboule la géopolitique, mais à cet instant il dépend physiquement de moi, son visiteur du jour. Lui, symbole de liberté, dans cet environnement infantilisant, est incapable de se nourrir seul. Heureusement que l’esprit est toujours là, et la capacité de rire – récemment, il a fait fuiter une cocasse lettre au roi Charles III, décrivant avec panache, sur le mode de la dérision et de l’humour noir, la triste vie à Belmarsh, sa nourriture infâme et ses suicides.
« Je souffre de ne pas pouvoir bouger. On a besoin de bouger, de marcher pour mettre ses idées en mouvement. Mais je ne me plains pas. Soljenitsyne décrit le goulag en Sibérie… Etre emprisonné en Sibérie, c’est encore plus dur.
– Soljenitsyne, mais c’était un génie, le luxe de détails, l’érudition dans ses ouvrages !
– Il s’était confectionné un faux chapelet en boulettes de mie de pain. (Julian égrène des doigts un chapelet invisible) Ça lui servait d’aide mnémotechnique pour les chapitres de son livre qu’il conservait en vers dans sa mémoire…
– Un ami d’ami, emprisonné en guerre, a survécu en écrivant des poèmes dans sa tête.
– Pour moi, le plus dur, c’était les trois premiers mois ici, j’étais sans livres, et je partageais ma cellule avec un serial killer, je ne voulais pas lui parler. J’ai trouvé en moi les ressources… Je me suis mis à réfléchir à des choses si simples, à concentrer mon attention sur la géométrie élémentaire… repartant d’un triangle… indépendant de son orientation, de ses longueurs… un triangle que l’on peut décrire avec un seul nombre… J’ai reconstruit pour moi la géométrie la plus élémentaire, dans ma tête… Et petit à petit, de plus en plus complexe, jusqu’à reconstruire la relativité restreinte. »

L’emploi correct et sans effort des termes de « relativité restreinte » (special relativity), ou encore d’« équation de Vlasov » quand il évoque mon propre ouvrage, rappelle que Julian a une vraie formation de physicien. Dans un passionnant témoignage, son ancien camarade d’université Niraj Lal a expliqué comment la contribution de Julian a été d’importer dans le domaine de la démocratie la réflexion systémique chère aux scientifiques, l’analyse dimensionnelle qui sous-tend les cours de physique. Ayant reconnu la tendance du système à toujours concentrer l’information à son avantage, il s’est demandé comment la renverser structurellement. Donner aux citoyens davantage de contrôle, aux puissants plus d’obligations de transparence : et c’est bien pour cela qu’il a sa place dans une fameuse conférence programme du célèbre cryptographe Phillip Rogaway, « The Moral Character of Cryptographic Work ».
Snowden et Assange, liés par le destin jusqu’au sacrifice.
Quand je lui demande ce que serait une bonne formation aux enjeux du journalisme d’aujourd’hui, il hésite, réfléchit, botte en touche : ce qu’il a pu faire, il l’a réussi parce qu’il pensait flux d’information et technique, mais il n’a pas la culture universitaire du journalisme, pas de conseils ou de consignes à donner. Et pas si sûr d’avoir encore son mot à dire, après tout.
« Je crois… que je suis devenu un symbole. Quelqu’un qui se lève contre le système. »
Il a dit ça sur un ton pensif, comme en s’excusant, comme si la prison avait anéanti la chair de son personnage public pour ne plus laisser qu’un squelette abstrait, désincarné. Pas question que je le laisse se dévaloriser.
« Ça peut être très puissant, un symbole ou une image. Comme le manifestant seul face aux chars, place Tiananmen. Ou David contre Goliath.
– Et les gens sentent confusément que si Goliath gagne, ils perdent tout…
– Un symbole, c’est souvent bien plus important qu’un programme, en politique.
– Ah ah, moi j’étais un très mauvais politique. J’ai fait 1,2 % aux sénatoriales [en Ausralie en 2013]… Il faut dire que je n’avais pas la tête à la campagne, plus occupé à aider à l’évasion de Snowden… C’est sans doute pour ça que je suis encore en prison aujourd’hui… »
Une brume dans le regard, et on le comprend. Manning, Snowden, Assange – les deux lanceurs d’alerte et l’éditeur –, ces trois-là ont lié leur destin jusqu’au sacrifice. Quand l’administration américaine faisait du chantage à Manning pour qu’elle charge Assange en échange de sa libération, elle leur a répondu qu’elle préférerait mourir de faim que de dévier de la vérité. Et Assange a toutes les raisons d’être fier d’avoir facilité l’évasion de Snowden, l’homme qui a révélé l’espionnage de masse effectué sans mandat par la NSA et la CIA sur des millions de citoyens, américains et étrangers, présumés suspects sans raison. Interception de conversations téléphoniques, écoute des câbles Internet. Snowden était persuadé qu’il recevrait sans doute une balle dans la tête pour ses révélations, mais c’était quelque chose de plus grand que lui, il a laissé parler ses idéaux. Sans son héroïsme, l’Europe ne se serait jamais décidée à adopter le Règlement général de protection des données. Quand Snowden a demandé l’asile politique en France, la France a décliné, à deux reprises. Héroïsme de l’individu, couardise des Etats. Et rares sont les nations qui ont saisi les enjeux, enfermées dans leur propre petit jeu politique.

Les acteurs d’une pièce de théâtre mondiale

Une garde passe pour dire que mon café doit rester recouvert à tout moment. Bonne remarque : dans mes mains puissantes, le gobelet de café sans couvercle pourrait être une arme redoutable.
« L’opinion publique australienne est pour toi maintenant, et pas seulement parce que tu es l’un des leurs.
– La politique australienne est superficielle, c’est une jeune démocratie. Mais il y a aussi du bon. »
Autour d’Assange, les Etats se positionnent, comme les acteurs d’une pièce de théâtre. Dans le rôle du persécuteur, les Etats-Unis. Mortellement vexés d’avoir vu exposés leurs crimes de guerre et leur délire techno-contrôleur. Dans le rôle de l’âme damnée zélée, exécuteur des basses œuvres, le Royaume-Uni. Prêt pour cela à trahir ses valeurs, ses règles constitutionnelles, sa glorieuse histoire, et à mentir, mentir, mentir encore par la voix de ses ministres. Dans le rôle des faibles, collaborant sous la pression, la Suède, qui a permis d’allumer la titanesque procédure juridique. Dans le rôle de l’ingénu, dindon de la farce, tenant à ses alliances mais souhaitant le retour de son brillant enfant turbulent : l’Australie. Et pour la France ? Le rôle des lâches qui détournent le regard. Que d’excuses minables j’ai pu entendre de la part de membres du gouvernement, pour ne pas s’occuper de Assange…
« Ah, tu sais, je préfère Snowden… » « On a un conflit d’intérêts car un de nos ministres était son défenseur… » « Comment soutenir que la Grande-Bretagne n’est pas un Etat de droit ? » « Le contexte géopolitique n’est pas favorable… » Aucun membre du gouvernement n’ose dire mot quand l’administration Biden réclame l’extradition pour juger un journaliste australien, et utilise tous les tiroirs d’une loi contre l’espionnage de 1917 (Espionage Act) pour réclamer 175 ans de prison (oui, vous avez bien lu). Histoire d’envoyer un signal au monde : où que vous soyez, qui que vous soyez, si vous exposez des vérités qui nous dérangent, nous vous poursuivrons.
« Je leur dis que les livres sont mes amis »
Julian est le centre d’une pièce de théâtre mondiale, mais c’est aussi un humain qui souffre dans son corps. Je remarque que ses doigts ont du mal à éplucher la banane, je l’aide comme on aide un enfant maladroit. Et la discussion reprend. Julian n’est pas seulement un geek, comme on s’y attend il a aussi une solide culture politique. Il a lu dans le texte Churchill (« un bon écrivain mais pas une bonne personne, un oppresseur, et il a fait perdre beaucoup de soldats avec ses tactiques. C’est pour ça que les élections lui ont été si défavorables après la guerre »), Soljenitsyne (« il faut absolument que tu lises “le Premier Cercle” ») ou Gramsci. On glisse vers l’anticipation et le fantastique, Philip K. Dick et Neil Gaiman… Assange et moi, on a connu les livres depuis notre enfance et on a grandi avec, ce sont des amis indispensables.
« Les livres. Heureusement qu’ils me laissent en lire maintenant. Je serais mort sans eux. J’en ai fait des piles dans ma cellule. J’ai enlevé le lit, qui ne me servait à rien, j’ai gardé juste un petit matelas, genre yoga, et l’espace gagné, je l’ai rempli de livres. De temps en temps, ils veulent me les enlever, les expulser. Je leur dis que ce sont mes amis. »
Je parle de Pavel Florensky, ce scientifique et penseur inclassable écrasé par les Soviétiques, qui ont été jusqu’à détruire sa bibliothèque. Je promets de lui envoyer ses écrits, s’ils sont traduits en anglais.

Plus que 5 minutes.

C’est fou comme c’est passé vite. Il me reste 5 livres à dépenser, je voudrais vite aller lui acheter quelques fruits de plus. Mais trop tard, ils ont déjà refermé la buvette. Damn them. Je fais le point avec lui, les auteurs que je dois vraiment approfondir, c’est Gramsci et Soljenitsyne. Il faut conclure sur une note d’espoir. J’insiste une fois encore sur le dévouement de ses amis lumineux à l’extérieur. Sylvi qui a transmis mon dossier à l’administration pénitentiaire et garde les enfants de Julian quand son épouse doit partir à l’étranger chercher en son nom tel ou tel prix remis au nom du journalisme ou de la liberté de parole. Niels, le bénévole qui a plaqué son job pour aider la cause et qui viendra me rejoindre à la sortie de prison pour enregistrer une vidéo témoignage. Et les innombrables qui ont conscience, précisément ou confusément, de l’investissement de ce David qui s’est engagé pour eux contre le Léviathan-Système.

C’est le moment de l’au revoir. L’étreinte sera encore plus longue qu’à l’arrivée. Je repars, rends le plateau-repas. Un dernier regard au prisonnier de la table C1, son brassard jaune à l’avant-bras. Déjà, il a repris son air stable et neutre. Toujours en course de fond. Je lève le poing gauche et il répond de même. La lutte continue, malgré tout. Me reviennent en tête les vers d’Eluard :
« Un homme… qui continue la lutte
Contre la mort contre l’oubli
Car tout ce qu’il voulait nous le voulions aussi
Nous le voulons aujourd’hui. »

17 octobre 2023

LETTRE D'UNE AMIE, PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE

Philippe Miquel

Élèves analphabètes, ingrats, vides et avides, platement réduits à deux dimensions, profs pusillanimes, à peine plus instruits, tout aussi conformistes, sourds, muets, aveugles pour la plupart. Syndicats moutonniers, partisans, frileux et impotents ; doxa wokiste, bien pensance obligée, réflexion balisée ; réformes pléthoriques, absurdes, hors sol, chronophages ; menaces directes ou indirectes (avec désormais l’option décapitation) ; parents démissionnaires, procéduriers, intransigeants, direction lâche, stupide, superficielle (une boussole qui indique le sud). Et le tropisme du privé pour le public s’accélère. L’attraction de l’abîme peut-être. J’étais souvent la seule à dire non, la seule à ne pas vouloir d’iPad en cours, pour les élèves et pour les profs. Asphyxiée par la bêtise, l’inconséquence, la mièvrerie ambiante, je ne pouvais presque plus exercer mon métier. Don Quichotte. Sisyphe. J’ai choisi Cyrano.
Formatage, bourrage de crâne, l’école n’est même plus un village Potemkine (on peine à cacher les ruines sous le tapis) mais un grand ratage institutionnalisé, un Mc Donald's qui gave les esprits de malbouffe (chacun vient comme il est), un système lénifiant, de plus en plus inégalitaire (fruit de plusieurs décennies de bourdieuseries), une vaste entreprise de déconstruction, de déstructuration, de décivilisation (comme dit l'autre).
Par intérêt sans doute, paresse, idéologie, cynisme, ils ont tué l’intelligence, l'esprit critique, la pensée libre, la vraie culture, le goût, l’exigence, l’histoire, la mémoire, l’identité, l’âme. Ils ont découragé les meilleurs, les plus motivés, les plus solides. Une violence inouïe, insidieuse, quotidienne, banale, destructrice. Une violence qui ne dit pas son nom. La « fabrique des crétins » est devenue la fabrique des barbares. Logique et chronologique.
Alors, je suis partie. Rester n’aurait eu ni sens, ni sève, ni saveur. Pas de complaisance ni de compromission. Un choix, pas une fuite. Une révolte, pas une démission. Je n’ai manqué à personne, personne ne m’a manqué. Cela remet l’ego à sa juste place. Cette liberté a un prix. Forcément. Officiellement, je suis en arrêt maladie. Mon salaire suit les méandres complexes d’une administration kafkaïenne (pléonasme). Bref, je ne gagne pas grand-chose et j’aurais une retraite de misère. Mais je ne regrette rien. Ils n’auront pas ma peau, ni ma liberté, ni mon temps.
Ma colère est à la mesure de ma déception, de ma désillusion, de mon désenchantement. De mon impuissance. Tout a été dit depuis longtemps, rien ne change. Avec l’Education nationale le pire est toujours sûr. Je ne regarde pas en arrière, je ne veux pas être amère. C’est fini. Ailleurs, loin, définitivement et dans l’indifférence de ce qui adviendra à ce pays, je préfère cultiver mon jardin. (30/09/2023)

13 octobre 2023

Tiephaine Soter

Hubert Reeves est décédé aujourd'hui. Je ne parle pas souvent de ce genre de non-événement, mais ce décès a pour moi un caractère particulier.
J'ai eu l'immense chance de pouvoir le rencontrer lorsque j'étais en terminale, au lycée Saint-Louis à Saumur. Il était généreusement venu passer deux heures avec nous, pour nous parler des étoiles, bien sûr, mais finalement pas seulement. Il nous a parlé de paix. Son discours, à l'époque, m'était un peu passé au-dessus, mais est toujours resté dans ma mémoire, et a influencé ma trajectoire professionnelle et personnelle. C'est en partie grâce à lui qu'aujourd'hui, je partage des analyses que je veux les plus neutres possibles sur les grands événements de notre monde.
Je me remémore forcément un morceau de ce dont il nous a parlé, aujourd'hui, et que je vous partage maintenant.
Hubert Reeves avait rencontré Yasser Arafat, alors à la tête de ce qui tenait lieu d'autorité palestinienne. C'était une délégation française "pour la paix", très politisée, dont rien n'était ressorti, mais les deux hommes avaient pu s'entretenir un peu hors cadre, hors caméra. Et le discours d'Arafat était radicalement différent : lui-même n'aspirait qu'à la paix avec Israël, et rêvait d'un jour où "enfants palestiniens et israéliens pourraient jouer ensemble au foot dans la rue".
A l'époque comme aujourd'hui, d'ailleurs, je me disais qu'Hubert Reeves avait été "endormi" par un beau discours.
Et pourtant, combien les choses auraient été différentes aujourd'hui, si ce "beau discours" avait été entendu pour ce qu'il était : un message de paix et de fraternité.
On ne peut pas toujours vivre dans la haine.
Hubert Reeves était un rêveur, un idéaliste, un artisan de la paix, à son échelle. Nous manquons de personnalités à son image, de vraies personnes sincères, et non motivées par une idéologie politique.
J'espère qu'il ne sera pas oublié.

21 juillet 2023

Radu Portocala

La mort qui est porteuse de silence peut aussi interrompre le silence – celui que je m’étais imposé pour quelques semaines – quand il s’agit de parler d’elle et de celui qu’elle a enlevé.
Je n’ai jamais rencontré Alexandre Adler – dont certains, ces jours-ci, déplorent la disparition ; j’ai parlé une seule fois avec lui, au téléphone. Pourtant, il a joué un rôle profondément négatif dans mon existence.
En octobre 1990, je publiais chez Calmann-Lévy « Autopsie du coup d’État roumain », un livre (suivi de deux autres, en 2009 et 2019) dans lequel je démontrais que ce n’était pas une révolution qui avait renversé Ceausescu, mais un coup d’État dirigé par les services soviétiques. Dans le dernier chapitre, je donnais la liste des membres du gouvernement issu de cette opération. Bien entendu, je citais avant tous les autres le premier ministre Petre Roman, fils de Walter Roman, apparatchik communiste de la première heure, arrivé à Bucarest en août 1944 sur les chars soviétiques et dûment oint par Moscou. Toutes choses archi-connues en Roumanie.
Quelques mois plus tard, Adler m’appela pour me dire qu’il était très fâché contre moi. Comme nous ne nous étions jamais rencontrés, je fus étonné. Il m’expliqua que son énervement venait du fait que j’avais écrit « des choses horribles sur Walter Roman ». Après quelques minutes d’une discussion que je qualifierais de parfaitement stupide – et durant laquelle il essaya de me convaincre que Walter Roman avait été un brave opposant au régime communiste –, je lui demandai d’où il tenait toutes ces absurdités. Il me répondit : « Mais vous ne savez pas ? Walter était mon oncle. Petre est mon cousin. » Et il m’expliqua que, pendant plus d’un an, il s’était occupé de Walter Roman, qui, malade, avait été envoyé à Paris par le Comité central roumain pour se faire soigner. J’essayai de lui montrer que jamais un opposant au régime ne pouvait jouir d’un tel privilège, mais ce fut peine perdue. Il mit fin à l’appel en me disant : « Ça ne restera pas là ! » Autrement dit, en me menaçant.
À l’époque, j’écrivais dans « Le Point » et il arrivait que je sois invité dans des émissions de radio ou de télévision. J’avais un certain nombre d’amis dans la presse. Adler, agissant certainement pour le compte de son lamentable cousin Petre Roman, qui a cherché pendant des années à présenter son père comme un héros, n’a pas tardé à faire une première tentative auprès du « Point ». Il a cherché à persuader la direction du journal que j’avais, jusqu’en 1989, fait de l’espionnage pour les services de Bucarest. On lui rit au nez.
Il eut plus de succès avec la deuxième tentative. En bon délateur doublé d’un mythomane, il informa la direction du « Point » que je fréquentais assidûment les milieux fascistes. Avec une telle accusation, il ne pouvait rater son coup. Le journal m’informa, donc, que ma collaboration n’était plus nécessaire ou souhaitable. En même temps, toutes les rédactions avec lesquelles je pouvais espérer collaborer me fermaient leurs portes. Plus personne ne répondait à mes appels, les articles que j’envoyais n’étaient même pas lus. Mes « amis » journalistes me tournèrent tous le dos – même ceux qui, peu de temps auparavant, s’invitaient à dîner et me commandaient tel ou tel plat roumain. (Si j’étais un tant soit peu mesquin, je pourrais donner ici quelques noms, car certains d’entre eux sont devenus assez connus.)
En somme, Adler, avec l’aide de rédactions stupides, m’a soumis à une censure complète, définitive – comme appliquant une technique apprise dans un manuel du Komintern. Ce qui, d’ailleurs, est assez logique, car il a été membre du Parti communiste – auquel il a adhéré précisément au moment ou nombre d’intellectuels – et pas seulement – le quittaient, c’est-à-dire après l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, en 1968. Un choix plutôt lamentable.
En 1994, j’obtins un petit poste au « Courrier international ». Je devais dénicher et traduire, de temps à autre, des articles de la presse roumaine. C’était un petit travail, très peu payé. Mais cet argent m’était utile. Un an après le commencement de cette activité, je reçus une lettre m’annonçant en termes pompeux qu’une vaste restructuration de la rédaction « nous oblige de nous séparer de bon nombre de nos collaborateurs ». J’appelai mon chef de service, qui était devenu un ami, et lui demandai combien de malheureux avaient été sacrifiés sur l’autel de cette restructuration. Il me répondit simplement : « Un seul. Toi. » Pourquoi ? Mais parce que Adler venait d’être nommé au poste de directeur de la rédaction !
Je compris alors qu’il ne voulait pas seulement m’empêcher de publier, mais aussi m’empêcher de gagner mon pain, me pousser peut-être à devenir balayeur ou laveur de voitures. Tout cela afin de défendre un personnage dont un pays entier sait qu’il a été un misérable. Pour célébrer les 20 ans de la chute de Ceausescu, « Le Figaro » n’a rien trouvé de mieux que de publier un éloge de Walter Roman, tissu de mensonges, rédigé par Adler. Rien d’autre !
Je ne me suis pas réjoui quand « Le Point » (car il y a parfois une symétrie dans la vie) l’a envoyé promener parce qu’il cherchait à publier des choses qui n’étaient pas vraies ; ni quand LCI a cessé de l’inviter parce qu’il avait cité dans ses commentaires des noms qui n’existaient pas ; ni quand la rédaction du « Courrier international » a compris que le grand savoir dont il faisait étalage lorsqu’il était invité à la télévision était dû à de très longues consultations préalables de l’Encyclopædia Britannica ; ni quand, petit à petit, nombre de gens sérieux ont compris que ce qu’il présentait comme des analyses savantes n’avait aucun intérêt. Je ne me réjouis non plus de sa mort. Je dois être dépourvu de cette capacité, puisque même la mort de Ceausescu ne m’a produit aucune réjouissance. Je n’espère même pas qu’il payera le mal qu’il m’a fait, ni les 27 ans de silence qu’il m’a infligés. J’espère tout simplement ne pas avoir le désagrément de lire ici ou là qu’il était un homme bien, car il ne l’était définitivement pas.

28 mars 2023

Médecin à Sainte-Soline, je témoigne de la répression

Agathe, médecin urgentiste présente à la manifestation à Sainte-Soline
- Reporterre -


Alors que le pronostic vital d’un opposant aux mégabassines de Sainte-Soline est toujours engagé, une médecin urgentiste lui ayant porté secours témoigne. Elle pointe la responsabilité de la préfecture pour le retard de sa prise en charge par les urgences.

Le week-end de mobilisation contre les mégabassines à Sainte-Soline (Deux-Sèvres) a été marqué par de nombreuses violences policières et des blessures très graves, avec une personne encore entre la vie et la mort.

En attendant de plus amples informations, Reporterre publie d’ores et déjà le témoignage d’Agathe, médecin urgentiste présente à la manifestation, qui a suivi et s’est occupée de cette personne toujours dans le coma et au pronostic vital engagé. Elle pointe la gravité des faits et la responsabilité de la préfecture pour le retard de sa prise en charge par les urgences.

• La marche de printemps

Départ du camp vers 11 h. Trois cortèges marchent à travers champs. Le premier cortège nous annonce qu’il n’y a aucun barrage des forces de l’ordre sur le parcours. Ils gardent la bassine. Un vulgaire trou recouvert de béton. Ils la gardent comme une forteresse. Ils auraient même creusé une tranchée de huit mètres de profondeur et un talus de plusieurs mètres de hauteur sur tout le tour de la bassine pour la rendre inaccessible. Les douves du château-fort. Le cortège au sein duquel je me trouve est joyeux, les manifestants marchent dans la boue, un champ de colza, premières fleurs du printemps.

• Arrivée à proximité de la mégabassine

Les cortèges se retrouvent. Ils fusionnent. Une marée humaine. La victoire d’être si nombreux. 20 000, 25 000, 30 000 personnes, impossible d’estimer. On aperçoit les forces de l’ordre soigneusement disposées autour du bassin, enceinte de camions de gardes mobiles, plusieurs blindés. Une colonne de quads avec un binôme de gardes mobiles dessus. Certains auraient vu la cavalerie. Personne n’est inquiet à cet instant. Que peuvent-ils faire contre cette foule hétéroclite et déterminée ?

Un instant je me demande pourquoi les forces de l’ordre sont là. Ils ont creusé une tranchée de huit mètres de profondeur et un énorme talus. La bassine nous est inaccessible. Je me demande pourquoi la présence de toute cette artillerie est nécessaire. Qu’aurions-nous fait en leur absence ? J’en discute avec un·e ami·e, on se dit qu’ils font de la lutte contre les mégabassines un symbole de l’autorité de l’État.

• Premiers gaz

Je suis venue manifester avec une bande d’ami·es, je marche avec une copine. Dans mon sac à dos des compresses, du désinfectant, des antalgiques, des bandes, des pommades anti-inflammatoires, quelques kits de sutures si nécessaires pour l’après. Nos expériences de manifestations des dernières années nous ont appris qu’il fallait s’équiper en matériel de secourisme. Je ne me suis pas identifiée comme « medic » officiel. Mais il me semble évident d’avoir un minimum de matériel, au moins pour les copin·es.

Les cortèges se rejoignent à proximité de la bassine. Le cortège à notre droite est déjà noyé par les gaz alors que nous sommes encore à plusieurs centaines de mètres. Ils remontent vers nous, alors que nous continuons à avancer, heureux de se retrouver après ces nombreux kilomètres parcourus à travers champ.

30 000 personnes ont manifesté contre la mégabassine de Sainte-Soline, le 25 mars 2023. © Caroline Delboy / Reporterre

Les manifestants s’approchent des gardes mobiles avec leurs banderoles. On avance ensemble. Nous apercevons les visages familiers de quelques vieilles amitiés. À peine le temps de se retourner. Il pleut des grenades lacrymogènes, et d’autres, assourdissantes ou désencerclantes. Nous reculons. Je vois une femme faire demi-tour et repartir en arrière. Énorme détonation entre ses jambes. Elle boite. Nous reculons pour l’accompagner, la soutenir. Ça commence fort. On constate les blessures, un bel hématome sur la cuisse, un peu de gel anti-inflammatoire, deux gorgées d’eau. On se retourne, les manifestants crient « medic » de tous les côtés. On vient à peine d’arriver.

« Derrière nous, un deuxième blessé est transporté par des manifestants »

C’est un homme jeune avec une plaie délabrante de la main. Grenade de désencerclement. Je nettoie, une compresse, une bande, un antalgique. « Tu devras refaire le point sur la base medic arrière, être sûr qu’il n’y ait pas de corps étrangers. » D’autres « medic » s’affairent. On continue. On entend dire que quelqu’un serait inconscient au sol à proximité d’une banderole devant. On cherche cette personne. Impossible de la trouver. Un ami nous arrête, il s’est pris un Flash-Ball à l’arrière de la tête. On s’assoit pour l’examiner derrière une haie. On remonte sur un chemin en terre.

• Le chemin des blessés

Le niveau d’intensité a été maximal d’emblée. Pas de demi-mesure. Tous ces blessés qui reculent. Allongé dans un champ. Assis dans un fossé. La haine monte contre les forces de l’ordre. Que font-ils, que défendent-ils, quelques mètres cubes de béton valent-ils tous ces corps mutilés ?

Quelqu’un nous attrape par le bras. Un infirmier avec lequel j’ai discuté un peu plus tôt dans la journée. Il nous emmène à proximité d’un homme allongé à côté d’un fossé. « Fracture ouverte de fémur », me dit-il. Un pansement est déjà installé, je ne vois pas la plaie. Je vois un hématome de cuisse volumineux. Il n’y a pas d’extériorisation de sang. Je sens son pouls. Il est conscient. La première chose à faire : le mettre en sécurité. Un antalgique. À huit personnes, on le déplace plus loin. Quelqu’un prend des constantes. La fréquence cardiaque est normale. Je suis rassurée, il n’est pas en train de se vider de son sang. Pour une fracture ouverte de fémur, le risque hémorragique est majeur. Je demande à ce que quelqu’un appelle le Samu pour une évacuation.

Derrière nous, un deuxième blessé est transporté par des manifestants. Une plaie délabrante de la fesse gauche. La plaie n’est pas hémorragique. Elle est douloureuse. Il ne peut pas marcher.

Selon les organisateurs, 200 manifestants ont été blessés – dont 40 grièvement – durant ces affrontements. © Bertrand Sinssaine

On aperçoit une nouvelle charge de la police. Des quads ? Des lacrymos ? Je ne sais pas, je n’ai pas le temps de lever le nez des blessés. Il va falloir qu’on recule de nouveau pour mettre les blessés en sécurité. On fait un portage sur le chemin en terre pour s’éloigner vraiment définitivement des zones d’agressions.

On arrive à un croisement. Je demande à ce que les constantes des blessés soient prises de nouveau pour s’assurer de leur stabilité. Je demande à ce qu’on rappelle le Samu pour qu’il nous envoie des secours. Je vois que sur le chemin d’autres blessés continuent d’affluer.

Je refais le point sur la suspicion de fracture ouverte du fémur. Je déballe la plaie. La plaie est profonde. Il y a quelque chose de dur et de blanc qui ressort en son sein. Ce n’est pas de l’os. C’est un corps étranger en plastique blanc, une part cylindrique, une part plate. Je laisse le corps étranger en place. Il doit être retiré dans un bloc opératoire au cas où il existe une plaie vasculaire sous-jacente. Je rectifie le diagnostic à la régulation du Samu.

À ce croisement de routes où se retrouvent de nombreux blessés, des élus et des observateurs de la Ligue des droits de l’Homme sont présents.

« Mon petit matériel ne va pas suffire. Quelle impuissance… »

Un homme est installé par des manifestants juste à ma gauche. Il a le visage déformé. Il s’est pris une grenade dans le visage. Je l’examine. Il a une plaie de la paupière hémorragique. L’œdème de la paupière ne me permet pas d’examiner l’œil, sa vision, sa motricité. Il a une très probable fracture du maxillaire gauche, je ne peux rien dire pour son œil.

Des personnes viennent me voir pour me dire que les ambulances sont bloquées par les gardes mobiles en amont. Je commence à m’énerver. Je transmets : « Nous avons appelé le Samu, nous avons des blessés graves. Ils doivent laisser passer les ambulances. Nos appels sont enregistrés sur les bandes de la régulation du Samu. S’ils entravent le passage des ambulances, ils seront pleinement responsables du retard de soins. On ne se laissera pas faire. Y compris sur plan juridique. » « Mettez-leur la pression, c’est pas possible autrement. »

D’autres blessés arrivent entre-temps, ils ont l’air stables. Je n’ai pas le temps de les voir. Certaines personnes s’occupent d’eux. Des complicités de bord de route.

• L’« urgence absolue »

Quelqu’un vient me chercher pour me demander d’intervenir plus en amont sur le chemin. Mon amie reste avec les blessés.

Je remonte vers la zone où un homme est au sol. Du monde autour de lui. Je m’approche de sa tête. Un « medic » réalise une compression du cuir chevelu. Des gens essayent de le faire parler. Du sang coule sur le chemin. Il est en position latérale de sécurité. Je me présente auprès des autres personnes qui prennent soin de lui. « Je suis médecin urgentiste, est-ce qu’il a déjà été évalué par un médecin ? Est-ce que quelqu’un a déjà appelé le Samu ? » Le Samu est prévenu. Pour l’instant aucun moyen ne semble engagé. Je l’évalue rapidement. L’histoire rapporte un tir tendu de grenade au niveau temporal droit (juste en arrière de l’oreille). Il se serait effondré. Extrait par des manifestants. Au début il aurait été agité. Là, il est en position latérale de sécurité. Il est trop calme.

« Le coma est de plus en plus profond »

Je fais un bilan de débrouillage :

- une plaie du scalp de plusieurs centimètres en arrière de l’oreille. La plaie est hémorragique ;

- un traumatisme crânien grave avec un score de Glasgow initial à 9 (M6 Y1 V2), une otorragie qui fait suspecter une fracture du rocher ;

- pupilles en myosis aréactives ;

- vomissement de sang avec inhalation ;

- les premières constantes qu’on me transmet sont très inquiétantes. La fréquence cardiaque serait à 160, la tension artérielle systolique à 85. Le shock index est à presque 2.

Je demande à ce qu’on rappelle la régulation du 15 et qu’on me les passe au téléphone. Mon petit matériel ne va pas suffire. Quelle impuissance…

Je prends la régulation du 15 au téléphone. Je demande à parler au médecin. Je me présente en tant que médecin urgentiste : je demande un Smur [service d’aide médicale urgente] d’emblée pour un patient traumatisé crânien grave, avec une plaie du scalp hémorragique, et des constantes faisant redouter un choc hémorragique. Le médecin me répond que la zone ne semble pas sécurisée et qu’il est impossible pour eux d’intervenir au milieu des affrontements. J’explique que nous sommes à distance des zones d’affrontement. Qu’il y a des champs autour où il est possible de faire atterrir un hélicoptère. Il me dit qu’un point de rassemblement des victimes (PRV) est en cours d’organisation, qu’il va nous envoyer des pompiers pour extraire les victimes. J’insiste sur le fait que cet homme a besoin d’un Smur d’emblée, qu’il s’agit d’une urgence vitale immédiate et qu’il n’est pas en état d’être transporté vers un PRV. L’appel téléphonique prend fin, je n’ai pas l’impression que ma demande ait été entendue.

Un traumatisme crânien grave peut aboutir à la mort cérébrale, ou à la présence de séquelles extrêmement lourdes.

Je retourne auprès de la victime. Je la réévalue. Son score de Glasgow est tombé à 7. Le coma est de plus en plus profond. Une équipe de médecins infirmiers des gardes mobiles arrive. Je suis en colère. Ils viennent apporter les bons soins à ceux qu’ils ont presque tués. Je ravale ma colère, il faut penser à cet homme, à ce qu’il y a de mieux pour lui. Je fais une transmission médicale. Je propose que le médecin rappelle la régulation pour appuyer ma demande de Smur dans le cadre d’une urgence vitale immédiate. En attendant, j’aide l’infirmier à poser une perfusion. Traitement de l’hypertension intracrânienne. Traitement pour l’hémorragie. Le médecin des gardes mobiles me demande si j’ai de l’oxygène. Je ris nerveusement. Non, moi j’ai des compresses et de la biseptine, j’étais là pour manifester initialement.

Leur matériel est limité. Ils n’ont pas de quoi faire des soins de réanimation. Je ressens leur stress. Nous sommes dépendants du Smur.

Des pompiers en pick-up arrivent, ils nous demandent pourquoi le Smur et les VSAV [véhicules de secours et d’assistance aux victimes] ne sont pas là. Je craque et leur hurle dessus, je dis que les ambulances sont bloquées par les GM [gardes mobiles] en amont.

Combien de temps s’est écoulé ? Depuis combien de temps était-il au sol avant mon arrivée ? Comment peuvent-ils assumer un tel niveau de violence pour quelques mètres cubes de béton ?

Je pense à Rémi Fraisse.

Le Smur arrive. J’aide à son installation sur le brancard du Samu. Le médecin du Smur prépare de quoi l’intuber dans le camion. Je quitte les lieux pour rejoindre les autres blessés.

Je pense à cet homme. À ses amis. Aux miens. Je me demande où ils sont. Y en a-t-il d’autres comme lui ? Je pense à tous ceux qui ont été blessés ces dernières années par les armes de la police. À la zad, au Chefresne, au Testet, pendant la loi Travail, les Gilets jaunes. À ceux qui ont perdu des doigts, une main. Un œil. Ceux qui ont perdu la vie. À lui.

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