François Boulo
- 13/3/2025 - Il y a un an, jour pour jour, j’ai pris la décision de quitter la profession d’avocat. Depuis le 1er janvier 2025, et après plus de 12 années à officier au barreau de Rouen, j’ai officiellement raccroché la robe. Ce fut un choix particulièrement difficile, peut-être l’un des plus difficile de toute ma vie, mais il a été mûrement réfléchi.
Par ce petit texte, je veux vous en exposer succinctement les principales raisons. Je vais le dire depuis une position qui me préserve de toutes représailles puisque je suis désormais libéré de toute obligation déontologique.
Comme tant d’autres, les Gilets jaunes ont bouleversé ma vie à jamais. Il y a eu un avant et un après. Aujourd’hui, l’injustice m’est devenue si insupportable, que je ressens l'impératif besoin de faire tout mon possible pour lutter contre elle.
Or, face à la déliquescence du service public de la justice, je ne trouvais plus de sens à mes actions. Par l’effet des politiques néolibérales austéritaires, la justice est très largement sous-dotée en moyens, elle parvient de moins en moins à remplir sa mission. Pour vous dire, les Tribunaux n’ont même pas le budget papier suffisant pour imprimer les écritures et pièces des avocats… Les délais de procédure sont devenus absurdes (comptez par exemple deux à trois ans pour une action prud’homale, ajoutez encore deux ou trois ans pour l’appel…), les magistrats croulent sous les dossiers et tout ne fait qu’empirer année après année. Parmi les conséquences directes, l’une des plus graves est que les décisions rendues sont d’une qualité de plus en plus « discutable ». Euphémisme. À quoi bon passer des dizaines d’heures à travailler un dossier pour se faire ratatiner par un Juge qui, malgré lui, n’y aura consacré que quelques minutes d’attention. Rien qu’au cours de ma dernière année d’exercice, j’ai été confronté à plusieurs décisions de justice catastrophiques procédant d’erreurs manifestes, et aux conséquences désastreuses pour les personnes concernées. Et même s’il serait excessif d’affirmer que les erreurs judiciaires sont la norme, elles sont devenues si récurrentes et grossières qu’elles corrompent le système tout entier. Une justice devenue injuste. Tout le monde le sait, tout le monde s’en plaint, mais tout le monde s’en accommode, et rien ne change.
Le pire dans tout ça, c’est bien l’apathie générale qui règne dans le milieu. Il y a bien ici ou là quelques personnes d’exception qui tentent de réveiller les esprits et d’agir pour sauver l’institution judiciaire du naufrage, mais leur courage est noyé par le mouvement général des flots du conformisme et de l’indifférence.
Confronté à l’inertie de l’ensemble de la profession d’avocats face à une situation politique écœurante et directement responsable de ce désastre, je ne me sentais plus à ma place. Les quelques confrères exceptionnels d’humanité et de dévouement que j’aurais côtoyés en chemin – et que je remercie ici chaleureusement – n’auront pas suffi à dissiper mon sentiment de solitude. Les bonnes âmes sont trop rares dans un monde dominé par les apparences où il ne faut surtout parler de rien d’important pour ne pas se faire mal voir.
Le monde des avocats n’échappe pas au principe contemporain tyrannique selon lequel l’image que l'’on renvoie compte davantage que ses bonnes actions. En découle une désinvolture et une forme de schizophrénie où à chaque attaque contre la justice, la profession se contente de gesticuler. On danse, on chante, on s’enchaîne au palais de justice… mais pas question de parler politique !
Il s’agit moins de défendre les citoyens que de conserver les privilèges de sa corporation ; il s’agit moins de combattre une énième loi scélérate que de se rassurer benoîtement en se disant « on a fait quelque chose », et tant pis si ce « quelque chose » n’avait aucune chance d’aboutir. On fait semblant, et ça semble suffisant.
J’ai vu des gens qui pour la plupart sont si heureux d’avoir accédé à un statut social élevé qu’ils se considèrent « arrivés ». Ils ne pensent plus, ne se renseignent plus, comme si l’octroi de la carte d’avocat les avait promus au rang de nobles, les dispensant par la même occasion de rendre des comptes à la société. Le fait d’occuper une position sociale élevée s’accompagne d’une obligation, celle d’œuvrer pour la défense des classes sociales moins privilégiées. Tel est pour moi, le sens profond du serment d’avocat : "Je jure, comme avocat, d'exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité". Je crois malheureusement qu’on en est loin…
J’ai conscience que la charge est dure, et pourra être mal vécue par certains dans le monde du droit. Mais les temps qui s’avancent sont dangereux. Les tempêtes se profilent à l’horizon, et sans sursaut moral collectif, l’attentisme d’aujourd’hui produira bientôt, – s’il n’en produit pas déjà, – de coupables lâchetés. Il n’est pas question de faire les comptes, de distribuer les bons et les mauvais points pour classer les gentils et les méchants. Mais lorsqu’une situation devient critique, il faut se dire les choses, pour favoriser la remise en question et avancer. Oui, il va falloir mettre les mains dans le cambouis, réinvestir les idées politiques, accorder du temps à la compréhension des dynamiques actuelles et accepter d’en parler ! Nous sommes formés à plaider dans le respect du contradictoire, nous devrions bien être capable de débattre sereinement de politique, non ? Alors arrêtons de faire l’autruche ! Qu’on me pardonne mon indélicatesse. J’espère juste que ce message puisse participer à une prise de conscience collective.
Je vais désormais suivre un autre chemin où je le crois, mon engagement contre l’injustice sera plus utile. Je ferai une annonce à ce sujet prochainement.
Merci à tous ceux qui auront pris le temps de me lire.