---- ÉDITO ----
Un professeur est mort assassiné au cri de « Allahu akbar ». Nous pensions que ces mots, que nous avions lus et entendus il y a très exactement trois ans, au moment de la mort atroce de Samuel Paty, ne résonneraient plus jamais, tant ils auraient provoqué un électrochoc collectif. Pourtant, ce vendredi 13 octobre 2023, Dominique Bernard, professeur agrégé de lettres, est mort sous le couteau de Mohammed Mogouchkov. Un homme passionné de littérature, qui avait consacré sa vie à transmettre aux jeunes générations la beauté, l’intelligence et tout ce qui permet de fabriquer des hommes libres, a été tué par un fanatique pétri de bigoterie simpliste et de brutalité barbare. Et cette horreur a été rendue possible, non seulement par le « contexte international », comme le disent pudiquement les médias, mais surtout par le fait que nous n’avons toujours pas, collectivement, pris la mesure de ce qu’est l’islamisme, de la façon dont il se diffuse et du poison par lequel il corrompt nos sociétés.
Les grandes proclamations, les « plus jamais ça », les « vous n’aurez pas ma haine », les peluches et les bougies, la « résilience », tout cela est insupportable de niaiserie et d’inanité. Tout cela, surtout, n’a qu’un objectif : nous permettre de continuer tranquillement à vivre en acceptant que nous sommes désormais un pays dans lequel des dessinateurs se moquant du sacré, des professeurs exerçant leur rôle d’éveilleurs de conscience, des enfants venus voir un feu d’artifice ou des jeunes gens venus écouter un groupe de rock peuvent mourir fauchés par des excités bas du front qui haïssent tout ce que la civilisation européenne en général et la France en particulier ont mis en œuvre depuis des siècles pour permettre aux êtres humains d’être des individus libres, émancipés des dogmes et des superstitions, et se rassemblant pour décider de leur destin en dehors de toute transcendance.
On peut, bien entendu, se pencher sur le parcours du tueur pour s’interroger sur les éventuelles « failles » des pouvoirs publics. Encore faut-il ne pas se tromper de cible. Le sujet ne peut être seulement le « renseignement », la surveillance. La seule question à se poser à propos de Mohammed Mogouchkov est de savoir ce qu’il faisait là. Au nom de quelle conception tordue de nos valeurs un islamiste radicalisé de nationalité russe pouvait-il se trouver sur le sol français ? Son parcours, à lui seul, témoigne du fait que nous nous condamnons, par conformisme et par lâcheté, à déplorer une fois qu’il est trop tard. Comment des associations bienveillantes ont-elles pu lutter, en 2014, pour maintenir en France une famille qui devait être expulsée, accusant pour servir leur cause les représentants de la République française d’être racistes et islamophobes ? Comment l’administration française peut-elle se mettre dans une situation où un individu comme celui-ci, alors même que sa demande d’asile a été refusée, est inexpulsable parce qu’il serait arrivé en France avant l’âge de 13 ans ou parce que son pays d’origine serait la Russie, dans laquelle il risquerait on ne sait quoi.
DÉCALAGE AVEC LE RÉEL
Il était tragiquement comique d’entendre, quelques heures après les faits, les médias s’interdire de le qualifier de Tchétchène et préciser qu’il était originaire d’Ingouchie, comme pour distinguer de l’assassin de Samuel Paty, lequel n’avait, lui non plus, strictement rien à faire sur le territoire français. Quiconque se penche un peu sur l’histoire récente du Caucase aura compris que ces zones sont devenues un des hauts lieux du djihad international. Et ce n’est pas parce que Vladimir Poutine a traité de façon atroce ces populations que nous devrions ignorer, sous prétexte que les ennemis de nos ennemis seraient forcément nos amis, que certains individus peuvent être des islamistes fanatisés et violents. Faut-il rappeler que le droit d’asile fut inventé par les révolutionnaires français pour accueillir ceux qui, partout dans le monde, partageaient notre conception de la liberté humaine et se battaient pour elle, et non pour protéger ceux qui haïssent ces idéaux et leur donner les moyens de répandre leur idéologie mortifère ?
Le drame n’est pas que les services de renseignement n’aient pas pu prévoir que Mohammed Mogouchkov allait « passer à l’acte », selon l’expression désormais consacrée. Le drame est que nous considérons comme impossible d’expulser un étranger radicalisé, même lorsqu’il pose à ce point problème que l’asile lui a été refusé, parce que nous savons qu’il se trouvera toujours un juge ou une association, un tribunal administratif ou une cour européenne, pour empêcher son expulsion au nom de l’« État de droit ». Notre édifice juridique est tout entier tourné vers la protection des droits individuels. Ceux, en particulier, de quiconque enfreint les lois ou nos règles de vie communes. Quitte à mettre en danger la société dans son ensemble. Et, des médias aux dirigeants politiques, on semble trouver plus grave de contrevenir, peut-être, aux sacro-saints droits d’un prêcheur de haine à exprimer librement son « opinion » ou d’un fanatique à « ne pas être renvoyé dans un pays où il risque de mauvais traitements » que de les voir diffuser leur idéologie ou commettre des attentats. Il ne s’agit pourtant pas d’abolir l’État de droit mais d’utiliser le droit dans le but qui est le sien : protéger les citoyens. Tels sont l’objet même de l’existence d’un État et la condition pour empêcher toute forme de guerre civile.
Hélas, nous avons systématiquement une guerre de retard. Notre administration, nos juges, nos médias surtout, n’ont toujours pas compris ce qu’est l’islamisme. Sur les plateaux de télévision, dans les studios de radio, la pression est permanente. L’essentiel est de démontrer que, quoi qu’il arrive, même les pires horreurs, même 250 morts en deux ans, même des professeurs assassinés, on reste du côté de l’accueil et de l’ouverture, de sorte que la parole publique est en décalage radical avec le réel. Mais cette pression existe aussi dans les établissements scolaires, là où les professeurs devraient être, comme le fut Samuel Paty, ces « hussards noirs de la République », ces missionnaires chargés d’extraire des jeunes esprits l’obscurantisme et la superstition. Mais, là encore, nous avons cessé de croire que certaines choses relèvent de la superstition. Nous avons cessé de croire collectivement que la République est légitime pour combattre certaines idéologies au nom des Lumières, nous avons cessé de croire qu’il vaut mieux avoir des hommes libres mus par leur raison, avides de savoir et valorisés pour cela, plutôt que des fous de Dieu persuadés que la vie ici-bas ne vaut rien puisqu’un paradis est à venir ou des consommateurs bas du front revendiquant leur droit à l’ignorance et réclamant au nom du « respect » de plier la collectivité à leur frénésie identitaire.
IDENTITÉ EUROPÉENNE
Les sociétés européennes n’ont pas compris que leur obsession à ne pas se définir collectivement les conduisait à la catastrophe. Pour mieux accueillir l’« Autre » quel qu’il soit, elles ont choisi d’être des sociétés neutres, sans identité, sans valeurs d’aucune sorte, faisant dès lors le lit du communautarisme. C’est ne pas comprendre que, si la civilisation européenne se caractérise par une tolérance largement étrangère à nombre d’autres civilisations, c’est justement en raison de son identité spécifique. On ne parle pas là des « racines chrétiennes » qui sont brandies, en effaçant l’héritage grec et romain, pour refermer nos sociétés mais de ce qui différencie l’Europe du reste du monde et doit être offert à tous ceux qui nous rejoignent : le fait d’avoir pensé la liberté humaine en dehors de toute transcendance. Voilà ce qu’il faut défendre et illustrer collectivement. Voilà ce au nom de quoi les professeurs transmettent des savoirs universels et éveillent les consciences à la beauté, à la raison. C’est tout cela qui a été volontairement abandonné, ce qui a ouvert un boulevard à l’idéologie islamiste comme à toutes les formes d’intégrisme et de délires identitaires. Et les professeurs qui continuaient avec ferveur à remplir leur mission se sont retrouvés seuls, parfois même cloués au pilori par ceux-là mêmes qui auraient dû les soutenir. C’est de cela qu’est mort Samuel Paty.
Les tenants de cet abandon de ce que l’Europe avait à offrir à l’humanité ne se sont pas contentés de l’organiser avec méthode dans chaque strate de la société. Ils ont surtout mis en place un tribunal permanent pour mieux disqualifier quiconque évoquait la nécessité de transmettre ces valeurs et d’intégrer les populations accueillies sur le sol européen. Aujourd’hui, les mêmes semblent découvrir avec stupeur que le communautarisme est en train de fracturer nos sociétés et que, parce que la nature a horreur du vide et que des prêcheurs financés par nos sympathiques alliés du Golfe se sont enfoncés dans la brèche, des jeunes gens se sont forgé une identité en fonction de leurs origines ou de leur religion.
Ironie tragique : le lendemain d’une intervention télévisée dans laquelle le président de la République en appelait à l’unité de la nation, un jeune islamiste assassine un professeur et blesse deux autres personnes, nous renvoyant, par-delà les vœux pieux, à cette question cruciale : comment rétablir un semblant d’unité nationale quand tout a été fait pendant des décennies pour dévaloriser, voire nier, l’idée même de nation ? Nous en voyons aujourd’hui les ravages. La violence des réseaux sociaux condamne quiconque ose dépasser les appartenances identitaires à subir un déluge d’insultes et de menaces. Combien de Français de confession musulmane se font-ils entendre pour dire leur horreur des massacres du Hamas ? À part l’imam Chalgoumi, qui ne représente, hélas, que lui-même ? Tareq Oubrou, l’imam de Bordeaux, mais c’est à peu près tout. Et combien de Français de confession juive pour rejoindre la voix courageuse d’un Dov Alfon, directeur de Libération, appelant la communauté internationale, et en particulier la France et la Grande-Bretagne, anciennes puissances coloniales, à prendre leurs responsabilités et à s’élever contre les crimes de guerre perpétrés par Israël à Gaza ?
Sans cette capacité à dépasser l’ordre communautaire, nous sommes condamnés, à terme, à la guerre civile. Sans une mobilisation de la France sur la scène internationale pour exiger la justice et la paix pour tous les civils massacrés, nous verrons l’importation de ce conflit. Et sans une mobilisation de l’ensemble de la société pour affirmer notre fierté d’être une République laïque et en transmettre les principes aux futurs citoyens français comme aux étrangers accueillis sur notre territoire, nous continuerons à compter les morts.