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2 mars 2025

MONROE 2.0

Natalia Routkevitch
2/3/2025

« Il est de notre intérêt de ne pas nouer d’alliances permanentes avec quelque région du monde que ce soit. » George Washington

«Renoncement». «Trahison». « Les États-Unis ne sont plus les États-Unis. Trump et Vance détricotent la projection traditionnelle de la politique étrangère américaine, fondée sur la défense des droits et de la démocratie libérale. Ils détruisent aussi la tradition humanitaire fondatrice des États-Unis.»
En Europe, le chœur des indignés se morfond, dénonçant un basculement historique. Mais tout cela est-il vraiment une rupture avec l’héritage américain, ou plutôt un retour à cet héritage et un bis repetita de ce qu'on a déjà vu à moult reprises ?
Rien de plus naturel pour les États-Unis que de se débarrasser d’actifs qu’ils jugent périmés. Abandonner des dossiers pourris, des guerres perdues, se dissocier des vaincus… « Peace with honor, not retreat with defeat », vietnamisation, lâchage de l’Afghanistan : ce n’est pourtant pas de l’histoire ancienne.
Rien n’est plus naturel pour les États-Unis que l’isolationnisme, le repli sur soi (ou plutôt la concentration sur ce qu’ils estiment être leur pré carré stratégique et leurs intérêts vitaux). L’histoire de l’Amérique fermée sur elle-même est bien plus longue que celle de l’Amérique interventionniste.
De 1776 à la Première Guerre mondiale, la plupart des présidents ont évité de s’impliquer dans les affaires du monde. Même Woodrow Wilson, chantre de « l’internationalisme de croisade », selon Henry Kissinger, a été rejeté par son propre pays : le Congrès refusa le traité de Versailles et l’adhésion à la Société des Nations.
Ce n’est qu’en 1945 que l’Amérique s’est imposée comme leader du « monde libre », déterminée à contenir le bloc soviétique.
Une telle évolution aurait été méconnaissable aux yeux des premiers présidents. George Washington, dans son discours d’adieu de 1796, avertissait : « La nation qui nourrit à l’égard d’une autre une haine ou une affection habituelle est, dans une certaine mesure, esclave. » Il prônait la neutralité et rejetait les alliances permanentes – une vision bien éloignée de l’OTAN.
En 1821, John Quincy Adams mettait en garde contre la tentation d’intervenir à l’étranger : « L’Amérique ne doit pas toujours vouloir détruire des monstres étrangers. Elle est la bienfaitrice de la liberté et de l’indépendance de tous. Mais elle n’est le champion et le défenseur que des siens. Elle soutiendra la cause générale par le ton de sa voix et la sympathie bienveillante de son exemple. »
L’isolationnisme américain repose sur une idée simple : montrer l’exemple, mais ne pas intervenir.
Durant son premier siècle d’existence, la politique étrangère américaine fut définie par la doctrine Monroe : un équivalent diplomatique d'un "Défense d'entrer". Sphères d’influence distinctes, non-colonisation, non-intervention. En somme, un message clair : laissez les États-Unis tranquilles.
En février 1939, alors que la menace nazie était manifeste, le America First Committee rassemblait plus de 20 000 personnes au Madison Square Garden pour prôner la non-intervention. Loin d’être marginal, le mouvement comptait 800 000 membres.
L’isolationnisme a toujours été un puissant levier électoral. Carl Friedrich le soulignait déjà en 1942 dans The New Image of the Common Man : « L’Américain moyen fuit la politique étrangère… parce que ses décisions échappent à la compréhension du commun des mortels. »
Pendant ces siècles d’isolationnisme, l’Amérique était un modèle pour les révolutionnaires et les réformateurs européens. Mais après 1945, elle s’est installée en Europe avec ses bases militaires, son plan Marshall, son industrie et son way of life porté par Hollywood. Les États-Unis deviennent un "Empire by Invitation".
C’est à ce moment qu’elle s’attribue le rôle de gendarme du « monde libre », avec l’objectif d’endiguer, par tous moyens, l’adversaire soviétique et ses nombreux alliés.
Le principe de Washington de ne jamais conclure d’alliances a été mis au placard en 1949, lorsque les États-Unis s’engagèrent à défendre leurs alliés au sein de l’OTAN. À partir de là, un nouveau discours géopolitique s’est imposé : celui de la lutte contre le mal absolu, justifiant l’abandon de la doctrine Monroe.
L’exception américaine, autrefois perçue comme une voie démocratique unique, devint un modèle à imposer au reste du monde. De l’autonomie et de la participation citoyenne, la démocratie a été transformée en un produit d’exportation, un outil de consolidation du pouvoir américain.
Les guerres du passé étaient justifiées par la défense d’institutions spécifiques à l’hémisphère occidental, ou par la nécessité de repousser des menaces existentielles. Désormais, les États-Unis combattaient loin de leurs côtes pour préserver leur rôle de leader. John F. Kennedy proclamait : « Nous paierons n’importe quel prix pour assurer le triomphe de la liberté. »
C’est cette vision du monde, fondée sur une division binaire entre amis et ennemis, qui est aujourd’hui ancrée dans l’esprit de nos observateurs effarés, biberonnés au récit du sauveur américain. Ils l’associent à l’essence même des États-Unis, oubliant qu’un tel discours aurait été impensable pour les Pères fondateurs et pour la plupart des leaders nord-américains.
Le vieux monde, fatigué et dépendant, peine à accepter que le nouveau monde ne veuille plus voler à son secours. L’Amérique d’aujourd’hui a d’autres priorités. Le système international forgé après-guerre ne sert plus assez ses intérêts. Le pays vit une évolution interne que certains comparent à la transformation de la République romaine en l’Empire sous Auguste. Trump et surtout Vance jugent que l’Amérique est au bord de l’effondrement civilisationnel et qu’ils sont là pour la sauver.
Make America Great Again – et si les autres doivent payer pour cela, alors ils paieront, surtout ceux qui sont trop faibles pour résister à la pression : telle sera l’essence de la nouvelle doctrine Monroe.
L’État, c’est moi, semble dire Trump. Il ne se sent pas lié par les alliances et engagements de ses prédécesseurs – qu’il a qualifiés de « stupides » dans l’épique conversation du Bureau ovale. Il propose un accord qu’il juge honorable. Ses interlocuteurs à Kiev et Bruxelles le refusent ? Qu’ils se débrouillent sans les États-Unis. Qui ne seront pas perdants, puisque leur objectif de toujours – empêcher une grande alliance continentale en Europe – est atteint.
P.S.
Et le prix du commentaire le plus hilarant revient à un journaliste ayant fui la « guerre de Poutine » pour vivre dans le « monde libre ».
« Et pourquoi ne pas infliger aux États-Unis les mêmes sanctions que celles imposées à d’autres par l’Europe ? Bloquer les comptes des Américains dans les banques européennes. Les couper de PayPal. Refuser l’admission des adolescents américains dans les universités européennes. Interdire la circulation des voitures avec des plaques américaines (juste pour le plaisir, bien sûr). Pourquoi ne pas extraire les Américains manu militari des avions en direction des pays baltes et de la Pologne ? Geler les fonds des plus grands entrepreneurs américains dans les banques européennes, à moins qu’ils ne condamnent publiquement Trump dans les médias ?
Et tant qu’à faire, pourquoi ne pas exiger de ce peuple américain, manifestement en pleine crise de lucidité, d’assumer une responsabilité collective pour avoir porté au pouvoir un dangereux prédateur – et pour ne pas l’avoir renversé par des manifestations monstres ?
Pourquoi ne pas faire tout ça, après tout ? »
Parions que cette suggestion figurera au menu des innombrables « sommets de crise » à venir de nos vaillants dirigeants européens.

5 février 2025

LES RÉVOLUTIONS DE DONALD TRUMP

Natalia Routkevitch


- 5/2/2025 - « L'État centralisé, avec son autorité abstraite, accorde peu d’importance aux particularités locales. Il cherche l’uniformité dans la loi, le commerce et la culture, érodant ainsi les traditions qui donnent un sens à l’existence humaine. La véritable liberté ne peut perdurer dans un tel système, car elle repose sur l’autonomie des communautés, et non sur les diktats de bureaucrates éloignés. »
Cette phrase appartient à l’écrivain américain Allen Tate, qui l’a prononcée dans un article du recueil emblématique I'll Take My Stand (1930), manifeste de douze intellectuels du Sud des États-Unis critiquant l’expansion du contrôle de l’État moderne, les excès de l’industrialisation et du consumérisme, ainsi que l’uniformisation des modes de vie. Ils y plaidaient pour la décentralisation, la liberté individuelle, la préservation des traditions culturelles locales et du mode de vie rural. Ce manifeste constitue l’une des expressions les plus marquantes de la pensée des Southern Agrarians (Agrariens du Sud), qui défendaient l’héritage confédéré et les principes fondateurs de la Confédération américaine.
Parmi les soutiens actuels du Parti républicain et du tandem Trump-Vance, nombreux sont ceux qui voient en eux des défenseurs de traditions profondément ancrées dans l’histoire des États-Unis : la liberté face au pouvoir centralisé, le droit au port d’armes, l’attachement à l’éthique protestante et la préservation de l’identité locale. Pour les mouvements antifédéralistes et conservateurs, l’État bureaucratique et « thérapeutique » est perçu comme une tumeur cancéreuse, et ceux qui le renforcent sont qualifiés de « communistes ». Comme les auteurs de I'll Take My Stand, ils expriment la méfiance vis-à-vis des intellectuels progressistes, des institutions fédérales et des élites industrielles.
Trump et, plus encore, J.D. Vance ont cherché à séduire cet électorat. Dans son livre Hillbilly Elegy (adapté en série), Vance cite d’ailleurs I'll Take My Stand comme une source d’inspiration. Il insiste sur la nécessité de promouvoir l’autonomie et la mobilité sociale tout en réhabilitant les valeurs traditionnelles. Il déplore la disparition de repères essentiels tels que le travail, l’honneur et la discipline au sein de la classe ouvrière américaine, met en avant l’importance de la culture et de l’identité collective, et appelle à concilier traditions et exigences du monde globalisé et technologique.
C’est là que réside toute l’ambiguïté de la posture républicaine.
« Aujourd’hui, la plus grande menace pour la démocratie américaine, c’est la Big Tech », déclarait Vance en 2022 sur Fox News, dénonçant le pouvoir excessif des géants du numérique. Pourtant, cela ne l’empêche pas de collaborer avec des figures influentes du secteur. Il ne rejette pas la technologie en soi, mais estime qu’elle doit servir à construire une société plus conservatrice. Il soutient des initiatives visant à renforcer l’autonomie des individus et des communautés locales et considère – ou feint de considérer – la technologie comme un outil qu’on peut utiliser pour le rétablissement des valeurs qui lui sont chères.
Or, la technologie et la grande entreprise obéissent à leur propre logique de développement, bien éloignée des idéaux de l’Amérique profonde. Et la métamorphose de l'État-Léviathan en un monstre différent ne se fait pas au profit de l'autonomie locale ni de la restauration des valeurs traditionnelles.

    La révolution conservatrice ?

Beaucoup ont vu en Trump un rempart contre les dérives wokistes, au point d’être subjugués par une gratitude démesurée pour avoir bousculé les dogmes déconstructionnistes et réaffirmé des évidences de bon sens. Ses simples mots sur l’existence de deux genres (et non 56) ont provoqué un immense soulagement, comme si le brouillard toxique du politiquement correct et de la censure s’était dissipé pour de bon.
Mais si le libéralisme globaliste a perdu une bataille, il n’a pas perdu la guerre. Trump a été élu avec une large majorité, mais près de la moitié des Américains restent dans le camp adverse. L’Europe, où cette idéologie est profondément ancrée dans les fondements de l’Union européenne, est particulièrement désemparée. Ce séisme politique ne fera qu’exacerber les tensions.
Néanmoins, les élites économiques qui font aujourd’hui allégeance à Trump en dénonçant le wokisme, l’inclusivité, le fact-checking et la discrimination positive n’hésiteront pas à retourner leur veste dès le retour des démocrates. Ce ne sont peut-être que les Cent-Jours de nos Gérard de Villefort du grand business.
Mais l’essentiel est ailleurs : malgré sa rhétorique sur les valeurs traditionnelles, Trump n’est pas un conservateur et n’a pas d’agenda véritablement conservateur. Son discours sert de paravent à un projet bien plus ambitieux : la transition vers la Corpocratie.
Quelques jours après leur prise de fonction, le duo Musk-Trump a incité massivement les fonctionnaires fédéraux à démissionner. Il s’agit là d’une marche ultralibertaire visant à accélérer la démolition de l’État classique pour instaurer un « État-Entreprise ». Cette dynamique est portée par les grandes multinationales et le capitalisme des plateformes, en particulier les géants du numérique.
Pour Elon Musk et d’autres figures du capitalisme numérique, les politiques identitaires ne sont qu’un gaspillage de ressources. Ils ne cherchent pas à restaurer un ordre ancien, mais à instaurer un ordre nouveau, fondé sur l’efficacité économique. À leurs yeux, l’agenda progressiste est une impasse. Pour que l’Amérique redevienne une puissance dominante, il faut en finir avec ces entraves inutiles. Ce n’est pas une question de valeurs traditionnelles, mais de gestion rationnelle du capital.
Ce modèle repose sur un libertarianisme radical et la doctrine de « l’État minimal » : réduction de la « charge de l’État », baisse des impôts (en particulier pour les multinationales), diminution des dépenses sociales, et un État réduit à une fonction de « veilleur de nuit » (minarchisme). Il s’accompagne d’une vision d’un « État dans un smartphone », où les services publics seraient entièrement privatisés et digitalisés.
À long terme, des institutions essentielles comme la santé publique ou la défense civile pourraient être totalement supprimées, tandis que l’éducation, la médecine, la justice, la recherche et les douanes se verraient gérées de manière privée. Dans ses formes les plus extrêmes, même le service de police pourrait devenir privé.
Dans cette optique, ce à quoi nous assistons, ce n’est donc pas une révolution conservatrice, mais comme exprimé par certains observateurs, une « seconde révolution bourgeoise » ou une « révolution contre le politique ». La première révolution a eu lieu au XVIII siècle contre les privilèges féodaux et les entraves venant du pouvoir monarchique. La seconde révolution se fait contre la démocratie en tant que telle (R. Belkovitch).

    L’État-Entreprise

Dans Le Temps de l’État-Entreprise (2016), Pierre Musso définissait le Politique comme la fiction articulant la souveraineté sur la communauté et assurant la liaison entre la société civile et les institutions pour maintenir la cohésion sociale. Il voyait en Trump, Macron et Berlusconi les figures pionnières de l’État-Entreprise, catalysant la transition vers une corpocratie et l’avènement du pouvoir des grandes corporations transnationales. Les qualifiant d'« anti-politiques en politique », il démontrait que l’État et l’entreprise ne sont plus séparés, mais fusionnent en une entité hybride, mêlant régulation publique et logique capitaliste.
Quelle est l’idéologie ou le credo de Trump ? Selon Musso, c'est avant tout le credo managérial de l’efficacité, qui est fondamentalement anti-politique. L’État n’est plus un simple régulateur ou garant du bien commun ; il devient un acteur économique direct, adoptant les pratiques managériales des grandes entreprises. La technicité, dans ce cadre, est présentée comme une réalité neutre et objective, aveugle à toute dimension civilisationnelle. Sa seule vérité réside dans l’action efficace. L’utilité économique du politique se substitue à sa légitimité. Le gouvernement doit désormais être dirigé et géré comme une entreprise.
Elon Musk s’impose aujourd’hui comme un acteur politique mondial, intervenant sur tous les sujets et suscitant à la fois stupéfaction et indignation. Cette situation découle naturellement de l’emprise croissante des entreprises sur l’État, progressivement corrompu et soumis à leur logique.
L’économiste John K. Galbraith, en parlant, il y a une vingtaine d’années, de l’alliance entre l'État et les grandes entreprises, soulignait cette mutation : l’État-prédateur est une post-démocratie régie par les intérêts des lobbies et de la classe prédatrice composée de cadres supérieurs d’entreprises. Cette nouvelle oligarchie a décidé de s’emparer de l’État pour le gérer en fonction de ses besoins propres. Loin de limiter l’emprise du gouvernement sur l’économie, l’État-prédateur vise à l’approfondir, détournant ainsi l’action publique et les fonds publics au profit d’intérêts privés. Si le discours officiel reste libéral, c’est précisément pour masquer cette forme perverse d’étatisme mise au service des grands groupes.

    Comment s’opère cette conquête ?

En exploitant les sentiments antigouvernementaux profondément enracinés, les élites actuelles et leurs alliés de la Big Tech accélèrent l’avènement de la Corpocratie, un État-Entreprise remplaçant l’État-Léviathan. La rhétorique « antisystème » séduit les laissés-pour-compte de la mondialisation, mais elle ne fait que substituer une bureaucratie à une autre – celle des « managers efficaces » et des dirigeants de grandes entreprises.
Portée par un discours populiste, la campagne électorale rallie un large électorat, tandis que la nouvelle classe dirigeante justifie son ascension par la nécessité de combattre le « Léviathan étatique ». Jugée inefficace, l’ancienne bureaucratie est démantelée et remplacée par des « managers performants » issus du secteur privé, dont les rémunérations explosent sous prétexte d’efficacité et de transparence.
À mesure que les grandes entreprises prennent le pas sur l’État, les inégalités se creusent : une minorité privilégiée accapare l’essentiel des richesses, tandis que la majorité voit ses intérêts relégués au second plan.
Il y a quelques années, le géographe américain Joel Kotkin mettait en garde contre une nouvelle tyrannie oligarchique dominée par les milliardaires de la tech. Selon lui – et d’autres, comme Yanis Varoufakis, auteur des Nouveaux serfs de l’économie (2024) – le capitalisme classique a cédé la place à un « techno-féodalisme » où une poignée de nouveaux seigneurs exerce un pouvoir démesuré. Aux États-Unis, cinq entreprises détiennent la majeure partie du capital, tandis qu’une poignée de magnats de la tech, âgés en moyenne d’une quarantaine d’années, possèdent des fortunes de plusieurs dizaines de milliards de dollars. « Nous devrons vivre sous leur influence toute notre vie », avertissait Kotkin.
Ce bouleversement s’explique par la mondialisation et la financiarisation de l’économie. La délocalisation industrielle vers la Chine a coûté 1,5 million d’emplois au Royaume-Uni et 3,4 millions aux États-Unis, affaiblissant les classes moyennes, autrefois pilier du capitalisme libéral.
Dans The Coming of Neo-Feudalism (2016), Kotkin déplorait également l’alliance de ces féodaux tout-puissants avec le « clergé intellectuel » wokiste. Il plaçait quelques espoirs dans une nouvelle génération de jeunes conservateurs – tels que Josh Hawley, J.D. Vance ou Marco Rubio – qu’il considérait capables de défendre les classes populaires tout en s’opposant à la révolution culturelle de la gauche. Dans un article récent du Figaro, il se réjouissait de la scission de l’oligarchie en deux camps, estimant qu’elle forcerait les élites à nouer des alliances au-delà de leur propre cercle et à prendre en compte les intérêts de la classe moyenne, au cœur des slogans électoraux.
Ses espoirs sont-ils fondés ?
Les nombreuses promesses faites aux ouvriers, aux cols bleus et aux hillbillies déclassés par la mondialisation seront-elles tenues ? C’est précisément sur leur soutien que Trump et Vance ont bâti leur stratégie électorale.

    American dream

On ne peut nier que Trump nourrit une certaine nostalgie pour l’âge d’or de l’Amérique, ni ignorer qu’il incarne et ravive certains de ses mythes fondateurs. C’est le mythe du self-made man, celui de la frontier toujours repoussée, d’une modernité sûre d’elle et conquérante, d’un progrès technique sans limites et d’un messianisme fier. Trump rêve des années 1960-1970, d’un « âge doré américain » qu’il voudrait restaurer.
Mais dans leur version 2.0, ces mythes sont profondément déformés. L’Amérique n’est plus la même, le monde non plus. La mobilité sociale est faible, la classe moyenne menacée. Trump n’est pas un self-made man, quoi qu’il en dise. Aujourd’hui, repousser la frontier, est-ce envahir le Canada ou le Groenland ? Est-ce conquérir l’espace à coups de projets privés portés par les ambitions personnelles de milliardaires ?
Il y a une cinquantaine d’années, le monde occidental a connu un bouleversement majeur, bien que passé inaperçu. Et comme le dit le dicton, il est impossible de reconstituer la viande une fois hachée.
« L’idée du progrès est la plus morte des idées mortes », écrivait déjà Lewis Mumford en 1932, et le siècle qui a suivi lui a donné raison. Désormais, le progrès rime davantage avec précipitation vers la catastrophe, avec un hédonisme égoïste et irresponsable. Quand on parle de progrès, on pense à Don’t Look Up.
Derrière les discours nostalgiques de Trump et Vance, qui résonnent chez une partie de l’électorat, se profile une Amérique bien différente. Dans cette nouvelle réalité, les hillbillies risquent de rester aussi marginalisés que dans l’ouvrage éponyme de J.D. Vance.
Tout laisse croire que les oligarques du XXIᵉ siècle, fascinés par la technologie et le transhumanisme, se montreront indifférents aux questions de démographie, de mobilité sociale et de pauvreté. Bien plus éloignés du peuple que les industriels d’autrefois, ils se distinguent par une ignorance historique et culturelle frappante, qui, selon Kotkin, les rend plus dangereux que l’ancienne aristocratie.
L’influence des oligarchies modernes est accrue grâce à la technologie, qui leur confère un contrôle toujours plus grand sur nos pensées, nos lectures et nos écoutes. Henry Ford et Andrew Carnegie n’étaient pas des gentils, mais ils ne dictaient pas notre façon de penser. Une tyrannie appuyée sur la technologie ne peut être défaite, disait Aldous Huxley.
L’ignorance – si ce n’est l’indifférence – envers les enjeux historiques et culturels va de pair avec un autre trait propre aux dirigeants qui administrent leur État comme une entreprise : le décisionnisme. Ce mode de gouvernance autoritaire repose sur des décisions tranchées, prises sans égard pour les conséquences à long terme. Intelligence artificielle, cryptomonnaies, fiscalité, licenciements massifs de « bureaucrates inutiles »… Autant de mesures dans l’air du temps, rentables à court terme. Et après ? Qui s’en soucie ?
La politique est saisie par l’Entreprise. Dans la start-up Nation, l’État, les corps intermédiaires et les assemblées sont perçus comme des freins à l’efficacité – des obstacles à éliminer.
Une gouvernance résolument anti-politique s’installe.

    L’Empire du Management

La corpocratie apparaît comme l’aboutissement du post-capitalisme contemporain, une mutation profonde et fascinante, rendue possible – voire inévitable – dans une société éclatée, celle des individus atomisés, qui a pris forme il y a une cinquantaine d’années avec l’effondrement du cadre religieux.
Cet effondrement lui-même s’inscrit dans le prolongement de l’évolution politique occidentale, que Pierre Musso résume en trois décapitations successives : celles de Dieu, du Roi et du Peuple.
Il en résulte une dissolution du symbolisme, un renoncement à l’incarnation d’origine théologique, et la disparition du grand mystère de la religion politique. La question du "pourquoi" a été supplantée par celle du "comment", entraînant un aplatissement du politique et l’avènement d’un homme unidimensionnel.
Le vide laissé par la mise entre parenthèses du questionnement métaphysique – relégué à la sphère privée – n’a pu être comblé que provisoirement par des artifices techniques. L'animal artificiel de Hobbes, ce monstre mécanique qu’est l’État, ainsi que l’illusion de la Nation, n’ont été que des substituts fragiles, voués à l’obsolescence programmée.
La substitution de la représentation à l’incarnation n’a pas produit les résultats escomptés. La société se fragmente, faute d’une finalité supérieure qui en assurerait la cohésion.
« Le "clou symbolique" est défaillant : la politique ne parvient plus à relier les fins et les moyens, le pourquoi et le comment, la foi et la loi », écrit Pierre Musso.
Dans la conclusion du « Temps de l’État-Entreprise » il résume ainsi la problématique fondamentale liée à l’avènement de l’État-Entreprise :
« Le rideau tombe. La forme vide de la raison a triomphé. Le technicisme s’est abattu. La surrationalité s’impose à l’Occident. L’homme est gouverné par une seule mesure. La fonction symbolique du politique est en cours de migration vers la Grande Entreprise, sans territoire et globalisée. De décapitation en décapitation – des dieux, de Dieu, du Roi, du Peuple et enfin de la représentation elle-même – il ne reste qu’une seule tête politique, télé-réelle : celle du chef, faiseur de miroirs présentés aux citoyens-téléspectateurs-consommateurs-électeurs.
Berlusconi, Trump et Macron théâtralisent le corps du chef, la représentation-miroir, le double corps du souverain-manager, l’État-Entreprise, l’anti-politique en politique, et finalement la contestation de la religion politique sécularisée par la religion industrielle désécularisée.
Depuis le milieu du siècle des Lumières, la phobie libérale de l’État ne cesse de s’amplifier, et l’industrialisation l’a poussée à son paroxysme dans la recherche d’une marginalisation, d’une extinction, voire d’une aboliton. La religion industrielle séculière domine à son tour la religion politique, qui s’était imposée entre le XVIᵉ et le XVIIIᵉ siècle contre l’Église. La grande entreprise, devenue Corporation et même surcorporation transnationale, diabolise et pousse sa concurrente, l’institution étatico-politique, vers la marginalité, en la soumettant au paradigme cybernétique et au dogme managérial au nom de la rationalité ultra-techniciste.
Si l’État est exclu, la Corporation peut-elle devenir le nouveau Tiers garant (le « pourquoi ? ») indispensable à la structure ternaire qui fait tenir toute société ? Crée-t-elle de nouvelles divinités technoscientifiques susceptibles de jouer le rôle symbolique de garant ?
Que deviendra la conscience humaine si son pouvoir explicatif est dépassé par l’IA et que les sociétés ne sont plus en mesure d’interpréter le monde dans lequel elles habitent ? »

    Le bruit et la fureur

La géopolitique de la corpocratie s’oppose aux approches traditionnelles, fondées sur des valeurs ou des intérêts nationaux à long terme. Vraisemblablement, l’avenir de la politique étrangère américaine sera de plus en plus déterminé par les intérêts des multinationales – les véritables bénéficiaires des transformations en cours.
À l’international, la révolution trumpienne agit avant tout comme un catalyseur de la destruction de l’ancien monde. Elle accélère les processus de déstructuration et pousse chaque acteur à clarifier sa position, à définir son essence, à révéler ses intérêts vitaux et ce pour quoi il est prêt à se battre. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Union européenne se retrouve désemparée : dépourvue d’une identité propre (si ce n’est celle de tolérer toutes les identités), elle peine à formuler un intérêt commun, si ce n’est la volonté tacite de ne pas avoir à décider, de ne pas grandir, de rester dans le « monde d’avant ». Les déclarations grandiloquentes de ses dirigeants ne convainquent personne. Qui, en Europe, est prêt à sacrifier son pouvoir d’achat pour des « valeurs européennes » ? Quelles sont d’ailleurs ces « valeurs européennes », à part un attachement à un pouvoir d’achat relativement élevé, garanti pendant des décennies par le coût très modéré de la protection américaine, des ressources russes et des importations chinoises ?
Tout cela est fini, ou sur le point de l’être. Le réveil est brutal.
L’effondrement fracassant du système international et de ses institutions, qui se déroule sous le regard médusé des alliés américains et mi-amusé des autres, qui ne vivent pas aux crochets de Washington et de USAid, est le prolongement de la même approche brutale, entrepreneuriale et transactionnelle – « You are fired ». « I won’t pay for you ». « What do I get in return ? » « Deal with it yourself ! » Le vrai visage de la domination, dissimulé sous les apparences du rules-based order, transparaît clairement.
Si la révolution « trumpienne » s’avère être, avant tout, la deuxième révolution bourgeoise et l’accélération d’une marche libertarienne vers une corpocratie dirigée par des divinités techno-scientifiques, alors ceux qui cherchent une autre voie – différente à la fois du projet libéral-globaliste-wokiste et de la corpocratie des millionnaires transhumanistes – doivent sortir du bois.
Et si le véritable enjeu n’était pas de rivaliser avec les États-Unis en développant des technologies comparables, ni de les imiter en tant que champions du bon sens et du réalisme politique, mais d’offrir un projet politique fondamentalement différent ?
Verra-t-on émerger une alternative qui serait réellement celle dont rêvent de nombreux citoyens attachés à leurs héritages locaux ? Une alternative fondée sur un conservatisme ontologique, tel qu’il a été défini par Gunter Anders, Albert Camus ou Nikolaï Berdiaev : non pas un mouvement visant à refaire le monde, mais à empêcher que le monde et l’humain ne se défassent complètement.
Qui seront les acteurs en mesure de déclarer résolument « I’ll take my stand » ?
La véritable révolution ne serait alors ni une révolution bourgeoise, ni un simple retour au bon sens, mais une quête d’autres Lumières que celles brandies par la statue de la Liberté. Trop longtemps, nous avons cru que ces flammes étaient les seules capables d’éclairer et de réchauffer l’humanité.

11 décembre 2024

LE MYTHE DU DROIT INTERNATIONAL

Natalia Routkevitch


- 10/12/2024 - En évoquant les fétiches de notre époque — Europe, démocratie, droits de l'homme, société civile —, il est impossible de passer sous silence une autre « vache sacrée » : le droit international. Cette expression est souvent invoquée avec un pathos comparable et vise, comme les autres, à susciter un sentiment d'adhésion parmi les adeptes de la « vraie foi » : ceux qui respectent le droit international et s’opposent fermement aux « mécréants » qui le bafouent.
Les récentes accusations portées contre le chef du gouvernement israélien et les controverses qu’elles ont suscitées en Occident se sont révélées particulièrement instructives car elles ont mis en lumière, de manière crue, les défauts intrinsèques du droit international et les raisons de son dysfonctionnement : une dichotomie innée entre les ambitions d’une justice globale et « l’ordre basé sur des règles ».
Dans une analyse historique concise, publiée en 2023 dans la New Left Review et reprise partiellement dans Le Monde Diplomatique, l’historien britannique Perry Anderson souligne que le droit international portait dès ses origines un caractère profondément discriminatoire.
Envisagé d’un point de vue réaliste, le droit international n’est « ni vraiment international ni vraiment un droit. Il n’est pas quantité négligeable pour autant, mais constitue une force essentiellement idéologique au service de l’hégémon et de ses alliés. »
Et de poursuivre :
« Dans Le Nomos de la Terre (1950), Carl Schmitt soulignait que le droit international du XIXe siècle était profondément européo-centré. Les notions de « civilisation », « humanité » et « progrès » n’étaient jugées pertinentes que lorsqu’elles étaient précédées du mot « européen ». Cependant, au milieu du XXe siècle, cet ordre a commencé à décliner. L’Europe n’a pas disparu, mais elle a été absorbée par son prolongement géopolitique — les États-Unis — qui ont dirigé la mondialisation et le droit international en faisant passer leurs intérêts particuliers pour des valeurs universelles.
Le droit international tel qu’il s’est développé à partir de 1918 – celui dont nous continuons de vivre l’évolution aujourd’hui – se caractérisait selon Schmitt par sa nature profondément discriminatoire : les guerres livrées par les maîtres du système étaient des interventions désintéressées visant à préserver le droit international ; celles livrées par n’importe qui d’autre étaient des entreprises criminelles violant ce même droit.
Ce caractère distinctif n’a cessé depuis de se renforcer à deux niveaux. D’un côté, on a un droit qui ne feint même pas d’avoir une quelconque force exécutoire dans le monde réel, ce qui l’assimile à une aspiration sans substance – autrement dit, une opinion pure et simple. De l’autre côté, les puissances dominantes agissent plus que jamais selon leur bon vouloir, que ce soit au nom ou au mépris du droit international. Le recours à l’agression n’est d’ailleurs pas l’apanage de l’hégémon, puisqu’on a vu des guerres d’invasion lancées de manière unilatérale, en détournant ou en enfreignant ouvertement les règles juridiques : le Royaume-Uni et la France contre l’Égypte, la Chine contre le Vietnam, la Russie contre l’Ukraine, pour ne rien dire des acteurs de moindre envergure comme la Turquie contre Chypre, l’Irak contre l’Iran ou Israël contre le Liban.
Au moment même où se constituait l’ONU, incarnation ultime du droit international dont la Charte consacre la souveraineté et l’intégrité des pays membres, les États-Unis étaient affairés à violer ces principes. À quelques kilomètres des lieux où se tenait la conférence inaugurale, une équipe du renseignement militaire stationnée dans le Presidio, ancien fort espagnol devenu base de l’armée, interceptait la plupart des câbles échangés entre les délégations et leur pays d’origine. Les communications ainsi déchiffrées atterrissaient le lendemain matin sur la table du secrétaire d’État Edward R. Stettinius, qui les consultait en prenant son petit déjeuner. Comme l’écrit l’historien Stephen Schlesinger sur un ton jubilatoire en décrivant cette opération d’espionnage systématique, l’ONU fut « dès le départ un projet des États-Unis, conçu par le département d’État, habilement piloté par deux présidents qui s’impliquèrent en personne (…) et animé par la puissance américaine ».
(…)
Créé en 1993 par le Conseil de sécurité, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) avait reçu la mission de poursuivre les auteurs de crimes de guerre perpétrés lors de l’éclatement du pays. La procureure générale canadienne, en étroite collaboration avec l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), veilla à ce que les condamnations pour purification ethnique s’abattent majoritairement sur les Serbes, bête noire des Américains et des Européens, tout en épargnant les Croates, armés et entraînés par Washington pour mener à bien leurs propres opérations de nettoyage ethnique. En 1999, elle prit également soin d’exclure du champ de ses investigations toutes les actions commises par l’OTAN durant sa guerre contre la Serbie, parmi lesquelles le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade. C’était on ne peut plus logique : comme le rappela le porte-parole de l’OTAN, « le Tribunal a été créé par les pays de l’OTAN, qui le financent et le défendent au quotidien ». Une fois de plus, les États-Unis et leurs alliés utilisaient ces procès pour criminaliser leurs adversaires vaincus, tout en s’assurant de rester eux-mêmes hors d’atteinte de la justice.
Il se produisit exactement la même chose avec la Cour pénale internationale (CPI), mise en place à la demande pressante de Washington, qui joua un rôle crucial dans son élaboration à partir de 1998. Lorsqu’une première mouture des statuts fut modifiée pour étendre les possibilités d’inculpation aux ressortissants d’États non signataires – ce qui aurait pu placer les soldats, pilotes, tortionnaires et autres criminels américains dans la ligne de mire de la Cour  –, l’administration de M. William Clinton, furieuse, s’empressa de conclure des accords bilatéraux avec plus d’une centaine de pays où l’armée américaine était ou avait été présente afin de protéger les citoyens américains de telles poursuites. Finalement, quelques heures avant de quitter la Maison Blanche, M. Clinton enjoignit au délégué des États-Unis de signer les statuts de la future Cour, sachant pertinemment que cette décision n’avait aucune chance d’être validée par le Congrès. Officiellement créée en 2002, la CPI, qui emploie un personnel fort accommodant, a sans grande surprise refusé d’enquêter sur les opérations américaines ou européennes en Irak et en Afghanistan, réservant ses foudres aux pays d’Afrique en vertu de cette maxime tacite : un droit pour les riches, un autre pour les pauvres. »

Anderson finit par rappeler les mots de Gramsci : l’exercice de l’hégémonie implique de réussir à faire passer un intérêt particulier pour une valeur universelle – exactement comme le fait l’expression de « communauté internationale ». L’hégémonie suppose toujours, par définition, un mélange de coercition et de consentement.
consentement devient extrêmement difficile.
Or, avec les récents développements, notamment en Israël, susciter l'adhesion et le consentement sera pratiquement impossible. Il est commode de se présenter comme les champions de la justice internationale et les grands promoteurs de la globalisation, tant qu’on contrôle les rouages du système et qu’on en tire les principaux bénéfices.
Cependant, dès que le système se grippe, ne serait-ce qu’un peu, et commence à profiter à d’autres acteurs – a fortiori aux peuples considérés comme « sauvages » –, la maxime hobbesienne refait surface : « Autoritas, non veritas facit legem » (« Ce n’est pas la vérité, mais l’autorité qui fait la loi »). Sans épée, les conventions ne restent que des mots.
La nouvelle administration américaine semble prête à rappeler cette réalité avec une fermeté implacable. Les bénéficiaires actuels de l’« ordre fondé sur des règles » s’efforceront de le préserver. Mais présenter cet ordre comme une justice internationale universelle ne sera plus possible, d’autant que les institutions du droit international, qui en étaient les piliers, sont largement décrédibilisées.
Dans ce contexte de discrédit, une question cruciale se pose : dans quelle mesure les acteurs du futur ordre mondial seront-ils prêts à déléguer leur souveraineté à des organes juridiques supranationaux ? Il faudra un temps considérable pour reconstruire les remparts que l’ONU était censée constituer.
Car le droit international – le véritable droit international – est un rempart fragile, qui nécessite une protection et des efforts de coordination constants, ainsi qu'une compréhension lucide de ses limites. Comme le rappelait récemment Thierry de Montbrial :
« Ramener toutes les relations internationales au droit international relève bien sûr de la naïveté. Si le droit international est très important et extrêmement utile dans de nombreuses circonstances, il n’est qu’une digue. Certaines vagues passent au-dessus de la digue... Et quand les intérêts vitaux sont réellement en jeu, on est prêt à payer le prix du sang. »

Commentant, à la fin des années 1990, les guerres de Yougoslavie – un épisode marquant qui ébranla la confiance de nombreux observateurs dans le droit international – Alexandre Soljenitsyne, que ne vient pas du même bord que Perry Anderson, à livré une réflexion mêlant déploration de l’état actuel de la justice internationale, avertissement sur les dangers à venir, et une feuille de route empreinte d’humilité pour une humanité que cette dernière refuse obstinément de suivre.
« Au siècle de l'ordinateur, nous continuons à vivre selon les lois de l'âge des cavernes : a raison celui dont la massue est la plus solide. Mais nous faisons comme si ça n'était pas vrai, comme si nous ne le savions pas, ne le soupçonnions même pas - et comme si la marche de la civilisation s'accompagnait au contraire pour nous d'un progrès moral. Alors que, chez les professionnels de la politique, c'est au raffinement de certains vices que conduit la civilisation.
Ainsi le XXe siècle nous a-t-il enrichis de nouvelles formes d'hypocrisie et d'un emploi toujours plus inventif des doubles (triples? quadruples?) poids et mesures. (…)
Encore un autre sommet d'hypocrisie politique : la manière dont se pratiquent les "procès des criminels de guerre". Depuis des millénaires qu'il y a des guerres, elles ont toujours été entachées, dans les deux camps en conflit, par des crimes et des injustices. (…)
En notre siècle qui connaît un tel épanouissement de la pensée juridique, comment ne pas voir que les lois internationales pondérées qui châtieraient équitablement les criminels, indépendamment - indépendamment! - de la défaite ou de la victoire de leur camp, ces lois ne sont pas encore fabriquées, pas encore installées, pas encore reconnues par l'ensemble de l'humanité? Et donc que la Cour de La Haye ne dispose pas jusqu'à présent, pour traiter ses accusés, d'une base juridique complète, et qu'elle manque même parfois d'impartialité, si bien que le règlement de comptes peut se substituer à la justice…
En parcourant la carte du monde, on peut citer bon nombre d'exemples de l'hypocrite système des deux poids et deux mesures.
Mais éphémères eux aussi sont les plans des forces diplomatiques en œuvre pour instaurer une "sécurité mondiale définitive". La nature humaine étant ce qu'elle est, ce but ne devrait jamais être atteint. Il est vain, en tout cas, de chercher à s'en approcher par l'hypocrisie et par les arrière-calculs à courte vue de politiciens détenant un pouvoir temporaire et de milieux financiers qui déploient derrière eux leur puissance. Et aucune invention technique mirobolante ne saurait plus assurer une sécurité durable : car le temps l'emportera elle aussi.
Pour que naisse un lointain, très lointain espoir, il faudrait que les forces créatrices de l'humanité orientent leur activité vers la recherche d'une limitation graduelle et efficace des côtés mauvais de la nature humaine, vers une élévation de la conscience morale de chacun. Nul ne peut cependant s'engager dans cette voie et y progresser qu'en ayant un cœur pur et contrit, et assez de sagesse pour accepter que des limites soient imposées à son propre camp – et même à lui avant les autres. Mais cette voie-là ne suscite dans le monde actuel que des sourires ironiques, quand on ne s'en gausse pas ouvertement. Inutile alors d'appeler de vos vœux la "sécurité mondiale".

11 novembre 2024

Natalia Routkevitch

[...] Ne trouvant pas ce que je cherchais dans les rayons, je me suis approchée du bureau des bibliothécaires pour leur demander s’ils pouvaient me guider vers des ouvrages sur la Grande Guerre adaptés aux enfants. Un peu perplexes, ils ont cherché, mais n’ayant rien trouvé, m’ont suggéré d’attendre pendant qu’ils allaient « fouiller dans les réserves ». Finalement, là non plus, ils n’avaient aucun livre jeunesse sur la guerre de 14-18.
Par ailleurs, aucune cérémonie, exposition ou lecture spéciale n’était prévue à la médiathèque pour le 11 novembre. Les établissements scolaires de la commune, du moins ceux que je connaissais, n’organisaient pas d’événements commémoratifs non plus.
Je me suis alors rappelé cette phrase de Roland Dorgelès, tirée des "Croix de bois" (1919), qui m’est restée en mémoire : « On oubliera… Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L'image du soldat disparu s'effacera lentement… Et tous les morts mourront pour la deuxième fois. » [...]

4 novembre 2024

HARRIS VS TRUMP : UN AFFRONTEMENT DES GENRES ?

Natalia Routkevitch


2/11/2024 – Le scrutin le plus attendu de l’année révèle une donnée surprenante : la polarisation très marquée entre hommes et femmes, avec les sondages montrant que le genre est désormais le critère déterminant dans le choix des électeurs américains.
"Les divergences entre hommes et femmes sur l'état du pays, les priorités et les candidats sont aujourd'hui le principal clivage de la politique américaine, influençant directement l'issue de la course présidentielle", écrit notamment USA Today.
D’après un sondage récent de USA TODAY/Suffolk University, les femmes soutiennent clairement Kamala Harris, avec 53% contre 36%, tandis que les hommes préfèrent tout aussi nettement Donald Trump avec 53% contre 37%. Ce fossé de genre se manifeste dans tous les groupes – parmi les Blancs, les Latino-Américains et les Afro-Américains.
Si ces écarts se maintiennent jusqu’au jour de l’élection, ils représenteront le plus grand fossé entre les genres sur des sujets politiques depuis que ce phénomène a été observé pour la première fois, il y a plus de quarante ans, en 1980.
On se rappellera que c’est à cette époque que prend de l'ampleur ce que l'on appelle le néo-féminisme ou le féminisme de la deuxième vague, qui envisage les relations entre hommes et femmes comme une lutte pour le pouvoir, où les hommes tiennent le rôle d’oppresseurs et les femmes, celui d’opprimées. Ce féminisme a un caractère fortement idéologique : il naît et prospère dans les milieux universitaires, dont les membres peuvent difficilement être qualifiés de « victimes de l’oppression patriarcale ».
Depuis lors, la confrontation entre les genres s’intensifie, avec un concours actif des politiciens eux-mêmes, qui encouragent cette polarisation. Les candidats actuels à la présidence travaillent consciencieusement à bâtir leur image de « candidat des hommes » et – encore plus – de « candidate des femmes ».
Cela se traduit, d’un côté, par des attitudes paternalistes et des plaisanteries machistes ; de l’autre, par une attention démesurée portée à la question de l’avortement, des qualificatifs outranciers – Donald Trump étant récemment qualifié d'« ennemi de toutes les femmes » par Michelle Obama – et de multiples tentatives de manipulation visant les électorats masculin et féminin, présentés de manière systématique comme antagonistes.
Ces discours donnent l'impression que les véritables enjeux sont éclipsés par des problèmes artificiels et secondaires. Plus que jamais, les observations de Christopher Lasch sur le caractère artificiel de la vie politique américaine semblent d'actualité : ce phénomène s'expliquerait avant tout par l'incapacité à apporter des solutions concrètes aux défis réels.
Voici ce qu'il écrit en 1993 dans "La Révolte des élites et la trahison de la démocratie" :
« Les Américains voient beaucoup moins l'avenir en rose qu'autrefois, et à bon droit. Le déclin de l'activité industrielle et la perte d'emplois qui en résulte ; le recul de la classe moyenne ; l'augmentation du nombre des pauvres (...) – on n'en finirait pas de peindre le tableau le plus noir. Personne n'a de solution vraisemblable à apporter à ces problèmes inextricables, et pour l'essentiel ce qui tient lieu chez nous de débat politique ne s'y intéresse même pas.
On assiste à des batailles idéologiques furieuses sur des questions annexes. Les élites qui définissent ces questions ont perdu tout contact avec le peuple. Le caractère irréel et artificiel de notre vie politique reflète à quel point elle s'est détachée de la vie ordinaire, en même temps que la conviction secrète que les vrais problèmes sont insolubles.
(...)
Or "si nous pouvons surmonter les fausses polarisations que suscite aujourd’hui la politique dominée par les questions de sexe et de race, peut-être découvrirons-nous que les divisions réelles restent celles de classes".

31 octobre 2024

Amérique, année 2024

Natalia Routkevitch


Dans un commentaire des documents officiels sur la stratégie militaire des États-Unis pour les années à venir, qui expliquent pourquoi le pays n'est pas prêt à mener des opérations militaires à grande échelle sur plusieurs fronts et chercherait, en cas de nécessité, à impliquer le plus possible ses alliés, on trouve, entre autres, une explication assez frappante : 70 % des jeunes Américains ne sont pas aptes au service militaire. 70 % !

Les documents évoquent des causes liées à la « santé, la condition physique, l'éducation, le racisme, et d'autres formes de discrimination ». En examinant les dernières statistiques pour comprendre les principaux facteurs qui expliquent cet état alarmant, on constate que la situation s’est sérieusement dégradée sur plusieurs points au cours des 30 dernières années.
Ci-joint quelques statistiques commentées tirées de l’ouvrage d’Amy Greene « L’Amérique face à ses fractures » (2024), mais pour trouver plus de données, on peut se tourner vers des organismes officiels, notamment CDC (Centers for Disease Control and Prevention), etc.

Surpoids

La proportion de femmes en surpoids est passée de 21 % en 1990 à 44 % en 2022, et pour les hommes, de 17 % à 42 %. Ce chiffre est trois fois plus élevé que dans les années 1960.
Ce phénomène touche particulièrement les Afro-Américains et les Latinos. Les États les plus pauvres, comme le Mississippi, l'Alabama et l'Oklahoma, sont les plus gravement touchés, avec plus de la moitié de leur population affectée par ce problème. Ce fléau résulte de facteurs culturels et de choix politiques qui maintiennent un environnement alimentaire toxique
En 30 ans, les portions de restauration ont augmenté de 200 %. Pendant ce temps, les prix des fruits et légumes frais ont augmenté plus rapidement que tout autre produit, tandis que ceux des produits les plus nocifs ont baissé.
L'industrie alimentaire consacre chaque année plus de 10 milliards de dollars à la publicité, dont 1,6 milliards destinés aux enfants. Ainsi, dès le plus jeune âge, la société encourage une alimentation malsaine et un mode de vie sédentaire, conduisant à une augmentation inévitable de l’obésité et à une détérioration de la qualité de vie.

Accès aux soins

Aux États-Unis, il n'existe pas de système d'assurance maladie universelle, et le gouvernement fédéral ne fournit pas de services médicaux à tous les citoyens. Près de 42 millions d'Américains ne sont pas assurés.
Les dépenses de santé aux États-Unis sont particulièrement élevées. Le pays consacre à ce secteur bien plus que tout autre membre de l'OCDE, et cette charge ne cesse d'augmenter. En 2021, les États-Unis ont consacré 18 % de leur PIB à la santé, soit près de 13 000 dollars par habitant. Le coût par personne a quadruplé entre 1980 et 2020. Cependant, ces dépenses exceptionnelles ne se traduisent pas par des résultats remarquables en termes de santé publique.
Comparés aux autres pays développés, les États-Unis occupent l'une des dernières places en termes d’espérance de vie. Les taux de mortalité infantile et maternelle, de maladies chroniques et de suicides, surtout parmi ceux qui ont un accès limité aux soins de santé, sont préoccupants.

Toxicomanie

Depuis 2000, plus d'un million d'Américains sont décédés d'une overdose, dont les trois quarts sont liés aux opioïdes, qui sont devenus un fléau national au cours des dix dernières années. Chaque jour, 220 Américains meurent d'une overdose d'opioïdes. La crise a commencé dans les années 1990 avec la multiplication des prescriptions d'opioïdes, aggravée par la pression des sociétés pharmaceutiques.
Les overdoses liées aux opioïdes sont qualifiées par les économistes Anne Case et Angus Deaton de « morts de désespoir », causées par le déclin des opportunités d'emploi, la stagnation des salaires et le sentiment de déclassement. Ces décès touchent particulièrement les Blancs issus de milieux défavorisés, représentant 7 décès sur 10, principalement des hommes, et des jeunes âgés de 20 à 59 ans.
Certains États, tels que la Virginie-Occidentale, le Tennessee, le Kentucky, l'Arkansas, le Mississippi et l'Alabama, connaissent une hausse rapide des décès liés aux opioïdes. Près de 9 millions d'enfants américains vivent avec un parent toxicomane, dont un quart spécifiquement dépendant aux opioïdes. Entre 2010 et 2017, le nombre de nouveau-nés souffrant de symptômes de sevrage a augmenté de 80 %, montrant que cette crise affecte même les plus jeunes, plongeant des familles dans la précarité et compromettant l'avenir des enfants.

Inégalités

Les États-Unis affichent un coefficient de Gini de 0,49, ce qui en fait le pays le plus inégalitaire parmi les membres du G7. La croissance économique profite de manière disproportionnée aux plus aisés, tandis que la classe moyenne, moteur de la prospérité américaine au 20e siècle, se rétrécit. Ces disparités soulèvent la question de la concentration exceptionnelle des richesses : aujourd'hui, les 10 % les plus riches perçoivent plus de la moitié des revenus du pays.
À ces inégalités salariales marquées s'ajoute un système fiscal favorable aux plus fortunés. Par exemple, les 400 familles de milliardaires les plus riches bénéficient d'un taux d'imposition moyen de 8,2 %, contre 13 % pour l'Américain moyen.
L'ampleur de ces inégalités socio-économiques ne soulève pas seulement des problèmes criants de justice sociale, elle érode également la confiance dans l'ascenseur social, un élément clé du rêve américain. Les inégalités touchent particulièrement les Noirs, surreprésentés parmi ceux qui restent dans leur milieu socio-économique d'origine : près de la moitié des enfants noirs nés dans des foyers parmi les plus pauvres y resteront toute leur vie, contre seulement 17 % des enfants blancs dans la même situation.

Isolement et dépression

De plus en plus d'Américains se disent isolés, un problème ayant des conséquences tangibles sur leur santé et bien-être. Plus de la moitié déclarent ressentir une solitude profonde, légèrement plus fréquente chez les hommes que chez les femmes, et fortement corrélée à l'utilisation croissante des réseaux sociaux : près des trois quarts des utilisateurs assidus souffrent de cet isolement, contre la moitié des utilisateurs occasionnels. Si toutes les générations sont touchées, les jeunes adultes (18-22 ans) semblent particulièrement vulnérables, tandis que les baby-boomers y résistent mieux.
Ce sentiment de solitude ne se limite pas à une expérience subjective : il reflète une réelle érosion des liens sociaux et de la convivialité, mesurable en termes d’interactions humaines. Selon le ministère américain de la santé, l’isolement social a augmenté de 24 heures par mois au cours des 20 dernières années. Les interactions familiales ont chuté de 5 heures par mois, tandis que le temps consacré aux loisirs collectifs et aux moments sociaux a également diminué.
La solitude, devenue une véritable crise de santé publique, a des conséquences physiques sévères : risque accru de maladies cardiaques (+30 %), d'AVC (+32 %) et une probabilité 50 % plus élevée de démence chez les seniors. Elle est aussi liée à l’obésité et à une mortalité précoce. Chez les enfants, l'isolement est un indicateur majeur de troubles psychiques tels que l'anxiété, la dépression et le suicide.
La dépression, devenue la pathologie la plus courante aux États-Unis, touche aujourd'hui un tiers des adultes et deux tiers des jeunes, les taux les plus élevés depuis 2015. L'épuisement psychologique, la pandémie de COVID-19, la toxicomanie et le manque d’accès aux soins sont les principaux facteurs aggravants. Cette crise de dépression conduit à un nombre croissant de suicides : en 2021, le nombre de suicides a presque atteint un niveau record, dépassant de loin celui des homicides. Une enquête récente a révélé que 57 % des jeunes filles et 29 % des garçons se sentent constamment tristes et sans espoir, et un tiers des filles ont envisagé le suicide.

Voici le document auquel je me réfère dans l'introduction: https://www.areion24.news/.../les-etats-unis-et-la.../3/

28 octobre 2024

Natalia Routkevitch

Chaque époque a ses fétiches. Les fétiches de la nôtre sont les droits de l'homme, la société civile, les minorités, l'Europe, l'État de droit et, bien sûr, la démocratie, disait Régis Debray.
On en trouve l'illustration quasiment dans chaque article sur l'actualité politique européenne. Dans ces publications censées nous informer, des combinaisons arbitraires de ces mots magiques - qui ont perdu leur sens originel et sont répétés comme des incantations rituelles - sont destinées à créer un certain fond émotionnel plutôt qu'à expliquer quoi que ce soit. Elles sont utilisées pour décrire pratiquement n'importe quel pays du continent, remplaçant ainsi la perspective historique, des analyses comparatives et d'autres informations ayant un rapport à la réalité.

11 octobre 2024

Les enquêtes sur la destruction des gazoducs Nord Stream

Natalia Routkevitch

Faute d'enquêtes d'État qui pourraient informer le public des tenants et aboutissants de cette affaire intrigante, qui n'est ni plus ni moins que l'attentat industriel le plus retentissant de l’histoire européenne avec des conséquences économiques et environnementales extrêmement importantes, on se contente des initiatives privées et des investigations de la presse, dont les résultats sont bien exposés dans cet article.

Trois scénarios pour un attentat

Fabian Scheidler
Le Monde Diplomatique octobre 2024

Érigée depuis le 11 septembre 2001 en priorité absolue des pays occidentaux, la lutte contre le terrorisme a trouvé son point aveugle : la destruction en septembre 2022 des gazoducs Nord Stream. Manifestement embarrassées, les autorités politiques et judiciaires louvoient. Et pour cause. Deux ans après, les pistes conduisent non pas au pied du Kremlin mais à Kiev, Washington et Varsovie…

Le 26 septembre 2022, quatre explosions ébranlaient le plancher de la mer Baltique à proximité de l’île danoise de Bornholm. Des jours durant, d’énormes quantités de méthane se sont échappées de trois tronçons détruits des gazoducs Nord Stream 1 et 2, qui transportaient du gaz de la Russie vers l’Allemagne. Les conséquences de l’attentat allaient vite peser sur les populations du Vieux Continent, avec une augmentation brutale des prix de l’énergie, tout particulièrement en Allemagne. En outre, cette infrastructure dont la construction avait coûté plus de 10 milliards d’euros ne comptait pas que le russe Gazprom comme actionnaire, mais également deux énergéticiens allemands (E.ON et Wintershall), un néerlandais (Gasunie) et un français (Engie), tous fondés à réclamer des indemnités.

À n’en pas douter, le plus grand acte de sabotage de l’histoire européenne récente, conjugué à un drame environnemental, allait déchaîner la fureur investigatrice et la sévérité des autorités. Las, deux ans plus tard, les enquêtes officielles se distinguent par une absence d’empressement doublée d’un embarras remarquable. À l’heure où nous mettons sous presse, il n’y a eu ni arrestation, ni interrogatoire, ni inculpation des auteurs présumés.

Début juin, un mandat d’arrêt européen a été émis par le procureur général contre un citoyen ukrainien résidant en Pologne du nom de Volodymyr Jouravlov, mais Varsovie a refusé de fournir une assistance administrative comme la loi l’y oblige, et le suspect a pu s’échapper sans être inquiété. Avec une désinvolture inhabituelle en matière de lutte contre le terrorisme, le premier ministre Donald Tusk, idole des libéraux européens, a tancé les autorités allemandes le 17 août sur X : « À tous les initiateurs et mécènes de Nord Stream : la seule chose que vous avez à faire est de vous excuser et de vous taire. »

Peu après les explosions, les autorités judiciaires suédoises et danoises ont expliqué que seul un acteur étatique pouvait avoir mené une telle opération. Puis elles ont inopinément clos leurs enquêtes, sans publier de résultats. Sitôt l’attentat commis, les États-Unis ont annoncé le lancement d’investigations d’autant plus prometteuses que leurs services de renseignement quadrillent intégralement la mer Baltique ; ils n’ont rien communiqué. Parallèlement, les Occidentaux ont systématiquement décliné l’offre réitérée par Moscou de participer à l’enquête. Les autorités allemandes, elles, poursuivent leurs recherches, mais lors de questions parlementaires, le gouvernement répond que toute divulgation d’information menacerait le « bien de l’État » (Staatswohl) — en clair, que des pays ou des services secrets amis seraient compromis.

Journalistes d’investigation et députés du Bundestag l’affirment en chœur : leurs requêtes heurtent un mur de silence. Holger Stark, de l’hebdomadaire Die Zeit, a évoqué une « pression brutale sur toutes les autorités pour qu’elles ne parlent à aucun journaliste ». Interrogé par Le Monde diplomatique, le député social-démocrate Ralf Stegner juge « très étonnant » qu’un crime aussi grave, commis dans l’une des mers les plus surveillées de la planète, ait donné lieu à si peu d’informations deux ans après les faits. Son collègue Andrej Hunko, de l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW), évoque pour sa part un « désintérêt provocateur pour l’élucidation » de ce forfait.

Le suspect habituel

Trois hypothèses circulent sur l’identité des saboteurs. D’abord, les Russes eux-mêmes. Dans les mois qui ont suivi les attentats, certains représentants gouvernementaux et les principaux médias occidentaux ont en effet pointé du doigt la Russie. « Elle est la seule à être en capacité et avec une bonne raison de le faire », a pontifié Pierre Haski, le chroniqueur géopolitique de France Inter, la station la plus écoutée de France (28 septembre 2022). Depuis, les autorités judiciaires allemandes et suédoises ont précisé à plusieurs reprises n’avoir aucune indication d’une implication russe. Le directeur de l’Agence centrale de renseignement américaine (CIA), M. William Burns, peu suspect de ménager Moscou, l’a également affirmé, tout comme le Washington Post au terme d’une longue enquête. Au nombre des motifs mystérieux qui auraient poussé la Russie à détruire une coûteuse infrastructure qu’elle détient à 51 %, l’argument selon lequel Moscou aurait ainsi voulu éviter des pénalités en cas d’arrêt des livraisons ne convainc guère : au vu des sanctions et des actifs russes confisqués, il aurait probablement refusé de payer.

La deuxième théorie a été lancée le 8 février 2023, quand le journaliste Seymour Hersh, célèbre pour ses révélations sur les crimes de guerre américains au Vietnam et en Irak, publie sur son blog un article détaillé incriminant les États-Unis et la Norvège. À en croire la source unique sur laquelle s’appuie Hersh, l’administration Biden aurait commandité l’attentat.

Un mois plus tard, le 7 mars, le New York Times, dont Hersh fut un reporter-vedette, avançait une troisième hypothèse en s’appuyant sur les témoignages anonymes « de fonctionnaires américains qui ont évalué des informations des services de renseignement » : le sabotage n’aurait pas pour auteurs les services américains mais un « groupe pro-ukrainien ». Peu après, un consortium de médias allemands emmenés par Die Zeit approfondissait, sur la base d’informations provenant notamment du procureur général fédéral : les articles identifiaient un voilier loué par les saboteurs. Depuis, les publications des grands médias occidentaux se concentrent presque exclusivement sur cette version : long de quinze mètres, l’Andromeda aurait appareillé du port allemand de Rostock en septembre 2022 avec cinq hommes et une femme à bord pour atteindre la zone de l’île de Bornholm. Là, les plaisanciers-plongeurs auraient miné les tubes à quatre-vingts mètres de profondeur. Les enquêteurs allemands indiquent avoir détecté en janvier 2023 des traces de l’explosif HMX sur la table du navire, que l’équipage avait omis de nettoyer ; selon les enquêteurs, ce produit a justement été retrouvé sur place.

Les premières publications de cette version ont rapidement soulevé des interrogations : un si petit bateau pouvait-il abriter une opération d’une telle envergure et transporter les tonnes d’explosifs nécessaires, selon les premières estimations des experts ? Des plongées aussi profondes ne nécessitent-elles pas une chambre de décompression – trop grande pour ce bateau ? Depuis, une expédition privée menée sur les lieux de l’attentat par l’ingénieur suédois Erik Andersson en collaboration avec le journaliste Jeffrey Brodsky a levé certains doutes. D’abord, l’analyse des photographies sous-marines détaillées révèle que moins de cinquante kilogrammes d’explosif suffiraient à détruire un pipeline. Ensuite, des professionnels très bien formés pourraient effectuer ces plongées sans chambre de décompression – moyennant une option plus risquée et plus longue. Mais pourquoi, se demande Brodsky, des malfaiteurs sans chambre de décompression auraient-ils choisi de miner les tubes à quatre-vingts mètres de profondeur alors qu’à proximité immédiate une portion de Nord Stream se trouve à moins de quarante mètres de fond ? Et pourquoi l’un des engins explosifs a-t-il été placé à soixante-quinze kilomètres des trois autres ? Malgré de nombreuses questions en suspens, l’Andromeda aurait théoriquement pu mener l’opération.

Signe du génie diabolique des organisateurs ou d’une volonté européenne de ne pas savoir, les traces des auteurs présumés se perdent dans le brouillard. De faux passeports utilisés pour louer le bateau mènent à un soldat ukrainien et à une société-écran polonaise financée par un entrepreneur ukrainien du nom de Rustem A. D’autres pistes conduisent au moniteur de plongée ukrainien Volodymyr Jouravlov, et à d’autres suspects. Mais aucun n’a été interrogé, et les enquêteurs allemands n’ont pas formulé de demande de coopération judiciaire à l’Ukraine. Mieux : les autorités allemandes auraient même indirectement facilité l’évasion du suspect en omettant d’inscrire son nom sur le registre Schengen, qui liste les personnes faisant l’objet d’un mandat d’arrêt européen. « Les gardes-frontières polonais n’avaient ni les informations ni le motif pour l’arrêter puisqu’il n’était pas répertorié comme recherché », a déclaré la porte-parole du parquet général polonais. Selon un rapport de la CIA cité par le Washington Post (11 novembre 2023), les commanditaires de l’attentat seraient l’agent ukrainien Roman Chervinsky et l’ancien commandant en chef des forces armées ukrainiennes, M. Valeri Zaloujny, aujourd’hui ambassadeur à Londres. Ce document soulignait que le président Volodymyr Zelensky n’avait pas connaissance du projet. Mais, en août dernier, le Wall Street Journal a rapporté sur la foi de sources ukrainiennes anonymes que M. Zelensky avait donné son accord, avant d’essayer – sans succès – d’interrompre les opérations sous la pression américaine. La nonchalance occidentale face à la perspective qu’un pays allié, armé et financé par les États-Unis et l’Europe se révèle un État terroriste interroge : des forces politiques freinent-elles les enquêtes de peur qu’elles aboutissent à des conclusions géopolitiquement incorrectes et susceptibles d’ébranler le soutien à l’Ukraine ?

James Bamford, journaliste d’investigation américain de renom, spécialiste du renseignement, pousse le raisonnement un cran plus loin. Il juge pratiquement impossible qu’une opération aussi complexe ait pu s’accomplir à l’insu des services secrets américains. D’abord parce que ces derniers entretiennent des liens très étroits avec les services et les militaires ukrainiens. D’autre part, les États-Unis assurent en mer Baltique une surveillance tous azimuts grâce au dispositif Integrated Undersea Surveillance System (IUSS), mis en place avec l’aide de la Suède. Le système de renseignement sur les signaux de l’Agence nationale de sécurité (Sigint) surveille minutieusement les télécommunications de l’armée et du gouvernement ukrainiens. Malgré l’annonce de sa propre enquête, Washington n’a jusqu’à présent fourni aucune donnée.

D’après le quotidien Die Welt (14 décembre 2023), des citoyens américains – collaborateurs présumés des services secrets – auraient participé à l’inspection de l’Andromeda par les gardes-frontières locaux lors d’une escale du voilier à Kolberg en Pologne le 19 septembre 2022. Les autorités polonaises refusent d’en dire plus et affirment que les images issues des caméras de surveillance du port n’existent plus. La non-coopération de Varsovie, opposant farouche à Nord Stream, questionne sur la possibilité qu’il couvre activement les auteurs du crime, ou même sur son implication dans la planification des opérations.

Feu vert américain ?

Selon le Washington Post du 6 juin 2023, la CIA avait connaissance dès juin 2022 d’un plan ukrainien visant à faire sauter les pipelines ; l’agence en avait informé certains pays européens, dont l’Allemagne. Si l’on croit ces sources, les gouvernements occidentaux auraient sciemment dissimulé au public que leur allié ukrainien occupait la première place sur la liste des suspects du plus grand sabotage industriel de l’histoire contemporaine. Le Wall Street Journal (14 juin 2023) cite des fonctionnaires américains anonymes affirmant que la CIA a tenté à l’époque de dissuader l’Ukraine. Aucune source indépendante n’étaie cette affirmation. Andersson y voit une manœuvre de Washington pour établir ce que l’on appelle en diplomatie un « déni plausible ». Lui et Brodsky estiment que, si le navire a effectivement été un des éléments du crime, les États-Unis ont au minimum donné leur feu vert à l’opération, faute de quoi les saboteurs ukrainiens auraient couru un risque trop élevé d’apparaître sur les écrans de la surveillance américaine – avec des conséquences potentiellement fatales pour les relations avec les Occidentaux. L’ingénieur et le journaliste n’excluent pas une participation active des États-Unis dans la planification. L’existence de projets antérieurs visant à dynamiter les tubes, auxquels auraient participé des « experts occidentaux », selon le Wall Street Journal (14 août 2024), semble appuyer leur appréciation.

La question du rôle des États-Unis nous ramène à la deuxième hypothèse, celle de Hersh. En décembre 2021, affirme le journaliste, le président américain Joseph Biden aurait chargé la CIA d’élaborer un plan pour détruire les pipelines en cas d’invasion de l’Ukraine par les Russes. Des plongeurs spécialisés de l’US Navy l’auraient mis à exécution en juin 2022 en plaçant des explosifs activables à distance par signal acoustique. Les manœuvres annuelles de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en mer Baltique auraient servi de camouflage. En septembre, M. Biden aurait donné l’ordre de faire exploser l’engin.

Après sa publication en février 2023, l’article de Hersh a été tantôt ignoré, tantôt disqualifié comme relevant d’une théorie du complot par la presse occidentale. La principale critique formulée par les rares journalistes qui daignèrent examiner son texte tient au fait qu’il repose sur une seule source anonyme — comme d’ailleurs la plupart de ses révélations importantes. Hersh observe que les États-Unis n’ont jamais dissimulé leur intention de détruire Nord Stream : le président américain Biden avait lui-même annoncé le 7 février 2022 lors d’une conférence de presse à la Maison Blanche, aux côtés du chancelier allemand Olaf Scholz, que son pays « mettrait fin aux pipelines si la Russie envahissait l’Ukraine ». « Vous verrez : nous sommes en mesure de le faire », avait-il ajouté en souriant. Après les attentats, la sous-secrétaire d’État américaine Victoria Nuland s’était réjouie lors d’une audition au Sénat : « Le gouvernement américain est très satisfait que Nord Stream 2 ne soit plus qu’un tas de métal au fond de l’océan. » D’un point de vue géopolitique autant qu’économique, il ne fait aucun doute que Washington avait intérêt à mettre ces tubes hors service. Les États-Unis désapprouvaient le rapprochement entre l’Allemagne et la Russie. En outre, selon Hersh, Washington entendait priver la Russie du levier gazier qui lui aurait permis d’inciter Berlin à limiter son soutien à l’Ukraine. Mais existe-t-il des indices ou des preuves à l’appui de la version de Hersh ? C’est précisément pour répondre à cette question qu’Andersson a entrepris son expédition. Son examen des lieux du crime a révélé qu’il n’y avait pas eu deux engins explosifs par pipeline, comme Hersh l’avait initialement affirmé, mais très probablement un seul. Initialement partisan de la thèse de Hersh, l’ingénieur tient désormais celle de l’Andromeda pour probable, sans pour autant exclure que Hersh, malgré ses erreurs de détail, puisse avoir finalement raison. Par exemple, l’analyse détaillée par Andersson des renseignements d’origine sources ouvertes (« open source intelligence », OSINT) conclut que les positions des navires de guerre et des avions américains sont compatibles avec la description de Hersh, contrairement à ce qu’affirmaient des analyses OSINT antérieures.

Même si les thèses de Hersh n’ont pas été réfutées, Stark, le responsable du département investigation de l’hebdomadaire Die Zeit, pense que son collègue s’est cette fois-ci trompé, car ses affirmations n’ont jusqu’à présent été corroborées par aucun résultat d’enquête. Le journaliste d’investigation Jeremy Scahill, cofondateur de la plate-forme d’information The Intercept, a pour sa part évoqué deux possibilités qui permettraient d’établir un lien entre la version de Hersh et celle de l’Andromeda. D’abord, la source de Hersh aurait eu connaissance d’un plan finalement abandonné et remplacé par une autre opération — une hypothèse qu’Andersson considère lui aussi comme plausible. Autre possibilité : le périple du yacht faisait partie d’une manœuvre de diversion complexe. Steven Aftergood, qui a dirigé le programme de recherche sur les opérations secrètes du gouvernement américain à la Federation of American Scientists de 1991 à 2021, considère la diffusion de faux récits dans le but de dissimuler une opération comme « une pratique courante dans les opérations militaires et les activités de renseignement », souvent qualifiée de « camouflage et tromperie ». Scahill indique à cet égard que laisser des traces d’explosif sur la table « est soit la preuve d’un manque total de professionnalisme, soit une “trace” délibérément laissée dans l’intention de tromper ». Que les auteurs de l’attentat « n’aient pas eu suffisamment de temps pour effacer leurs traces » à bord du yacht, comme l’a supposé Stark, semble peu plausible au vu des semaines de voyage du bateau. L’Andromeda a d’ailleurs passé quatre mois d’inactivité avant son examen par les enquêteurs, un délai largement suffisant pour effacer des traces — ou en créer. Mais à ce stade, aucune preuve tangible n’étaie cette hypothèse de la diversion, également défendue par Hersh.

L’attentat contre Nord Stream demeure ainsi une affaire non résolue. Face à cette situation, de nombreux parlementaires réclament une commission d’enquête indépendante, par exemple sous l’égide du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU). Mais une résolution en ce sens, présentée par la Russie et soutenue par la Chine et le Brésil, n’a pas obtenu l’aval des États-Unis et de leurs partenaires. L’Allemagne et la Suède ont toujours rejeté le principe d’une telle commission afin — officiellement — de ne pas perturber les enquêtes en cours. La volonté de ne pas faire savoir se comprend aisément : si les traces devaient établir une responsabilité du gouvernement ukrainien ou même américain, les conséquences géopolitiques seraient imprévisibles et potentiellement fatales. Le jeu de cache-cache autour de l’histoire criminelle la plus explosive de notre époque se poursuit donc.

Fabian Scheidler

7 octobre 2024

Natalia Routkevitch


« Nous gagnons chaque bataille contre le terrorisme, mais nous perdons la guerre. »

Peu de temps après le tremblement du 7 octobre 2023, cherchant à mieux comprendre le fonctionnement des services israéliens, je suis tombée sur le documentaire franco-israélien « The Gatekeepers », qui avait fait sensation en 2013. Dix ans plus tard, il résonnait comme une inquiétante prophétie et donnait les clés pour prévoir la suite du 7 octobre.
Dans ce film, cinq anciens directeurs du Shin Bet, le service de sécurité intérieure israélien – Avraham Shalom, Yaakov Peri, Carmi Gillon, Ami Ayalon et Avi Dichter – ainsi que le directeur en poste à l’époque, Yuval Diskin, confient au réalisateur Dror Moreh les rouages de leur institution depuis la victoire d'Israël lors de la guerre des Six Jours. Il est rare d'entendre des témoignages aussi directs, marqués par une autocritique aussi profonde, de la part des dirigeants des services de renseignement.
Ainsi, Avraham Shalom admet que les services israéliens n’ont jamais eu de véritable stratégie, se contentant de mesures tactiques. « Nous n'avons pas su anticiper les événements majeurs, remarque Yuval Diskin. - Nous avons été pris de court par la première Intifada, la deuxième Intifada, et même l’assassinat de Rabin… »
Les assassinats ciblés de terroristes, souvent accompagnés de « dommages collatéraux » (la mort de civils innocents), les arrestations de milliers de suspects, les perquisitions, les interrogatoires et les tortures – les anciens chefs du Shin Bet relatent, presque avec détachement, des décennies de guerre contre le terrorisme. Mais leurs récits révèlent également à quel point les actions de leur service, loin d’apaiser les tensions, ont contribué à l’escalade de la haine et de la méfiance réciproques.
« Nous sommes devenus très cruels, » reconnaissent-ils. « Nous avions tant de travail pendant toutes ces années que nous n’avons jamais pris le temps de réfléchir à ce que voulaient réellement les Palestiniens ni à comment la paix pourrait être possible. »
Leurs confessions semblent confirmer les sombres prédictions du philosophe israélien Yeshayahu Leibowitz, qui avait averti dès la fin de la guerre des Six Jours que, si Israël tentait de maintenir sa domination sur un autre peuple sur les territoires occupés, il en paierait un lourd tribut moral et politique. « Un pays qui gouverne une population hostile d’un million d’étrangers se transformera inévitablement en un État du Shin Bet, avec toutes les conséquences que cela implique en termes de liberté d’expression, de pensée et de démocratie », écrivait Leibowitz en 1967.
Lorsque Dror Moreh rappelle cette prédiction à Yuval Diskin, celui-ci répond qu’il est d’accord avec chaque mot. Depuis 1967, dit-il, Israël mène une politique vouée à l’échec, qui s’avère être autodestructrice.
Les mots les plus terrifiants sont peut-être ceux d’Avraham Shalom, considéré comme l’un des faucons les plus durs du Shin Bet : « Nous sommes devenus comme les nazis. Bien sûr, nous ne traitons pas les Palestiniens comme les Allemands ont traité les Juifs. Mais nous agissons envers les Palestiniens comme les nazis l’ont fait envers d’autres peuples occupés – les Belges, les Polonais, les Tchèques… »
« Nous gagnons chaque bataille contre le terrorisme, mais nous perdons la guerre, » admet Ami Ayalon à la fin du film, lui qui a aidé Moreh à obtenir ces entretiens exclusifs.
Ayalon cite des mots prononcés par un médecin palestinien qu’il connaissait, lors de la deuxième Intifada. À l’époque, ces paroles l’avaient étonné, mais aujourd’hui elles prennent tout leur sens. « Nous avons gagné, » lui avait annoncé le Palestinien, alors que la répression violente faisait rage et que l’espoir d’un État palestinien s’évanouissait. « Nous avons gagné, parce que notre victoire, c’est de voir vos souffrances. » 6/10/2024