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11 décembre 2024

LE MYTHE DU DROIT INTERNATIONAL

Natalia Routkevitch


- 10/12/2024 - En évoquant les fétiches de notre époque — Europe, démocratie, droits de l'homme, société civile —, il est impossible de passer sous silence une autre « vache sacrée » : le droit international. Cette expression est souvent invoquée avec un pathos comparable et vise, comme les autres, à susciter un sentiment d'adhésion parmi les adeptes de la « vraie foi » : ceux qui respectent le droit international et s’opposent fermement aux « mécréants » qui le bafouent.
Les récentes accusations portées contre le chef du gouvernement israélien et les controverses qu’elles ont suscitées en Occident se sont révélées particulièrement instructives car elles ont mis en lumière, de manière crue, les défauts intrinsèques du droit international et les raisons de son dysfonctionnement : une dichotomie innée entre les ambitions d’une justice globale et « l’ordre basé sur des règles ».
Dans une analyse historique concise, publiée en 2023 dans la New Left Review et reprise partiellement dans Le Monde Diplomatique, l’historien britannique Perry Anderson souligne que le droit international portait dès ses origines un caractère profondément discriminatoire.
Envisagé d’un point de vue réaliste, le droit international n’est « ni vraiment international ni vraiment un droit. Il n’est pas quantité négligeable pour autant, mais constitue une force essentiellement idéologique au service de l’hégémon et de ses alliés. »
Et de poursuivre :
« Dans Le Nomos de la Terre (1950), Carl Schmitt soulignait que le droit international du XIXe siècle était profondément européo-centré. Les notions de « civilisation », « humanité » et « progrès » n’étaient jugées pertinentes que lorsqu’elles étaient précédées du mot « européen ». Cependant, au milieu du XXe siècle, cet ordre a commencé à décliner. L’Europe n’a pas disparu, mais elle a été absorbée par son prolongement géopolitique — les États-Unis — qui ont dirigé la mondialisation et le droit international en faisant passer leurs intérêts particuliers pour des valeurs universelles.
Le droit international tel qu’il s’est développé à partir de 1918 – celui dont nous continuons de vivre l’évolution aujourd’hui – se caractérisait selon Schmitt par sa nature profondément discriminatoire : les guerres livrées par les maîtres du système étaient des interventions désintéressées visant à préserver le droit international ; celles livrées par n’importe qui d’autre étaient des entreprises criminelles violant ce même droit.
Ce caractère distinctif n’a cessé depuis de se renforcer à deux niveaux. D’un côté, on a un droit qui ne feint même pas d’avoir une quelconque force exécutoire dans le monde réel, ce qui l’assimile à une aspiration sans substance – autrement dit, une opinion pure et simple. De l’autre côté, les puissances dominantes agissent plus que jamais selon leur bon vouloir, que ce soit au nom ou au mépris du droit international. Le recours à l’agression n’est d’ailleurs pas l’apanage de l’hégémon, puisqu’on a vu des guerres d’invasion lancées de manière unilatérale, en détournant ou en enfreignant ouvertement les règles juridiques : le Royaume-Uni et la France contre l’Égypte, la Chine contre le Vietnam, la Russie contre l’Ukraine, pour ne rien dire des acteurs de moindre envergure comme la Turquie contre Chypre, l’Irak contre l’Iran ou Israël contre le Liban.
Au moment même où se constituait l’ONU, incarnation ultime du droit international dont la Charte consacre la souveraineté et l’intégrité des pays membres, les États-Unis étaient affairés à violer ces principes. À quelques kilomètres des lieux où se tenait la conférence inaugurale, une équipe du renseignement militaire stationnée dans le Presidio, ancien fort espagnol devenu base de l’armée, interceptait la plupart des câbles échangés entre les délégations et leur pays d’origine. Les communications ainsi déchiffrées atterrissaient le lendemain matin sur la table du secrétaire d’État Edward R. Stettinius, qui les consultait en prenant son petit déjeuner. Comme l’écrit l’historien Stephen Schlesinger sur un ton jubilatoire en décrivant cette opération d’espionnage systématique, l’ONU fut « dès le départ un projet des États-Unis, conçu par le département d’État, habilement piloté par deux présidents qui s’impliquèrent en personne (…) et animé par la puissance américaine ».
(…)
Créé en 1993 par le Conseil de sécurité, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) avait reçu la mission de poursuivre les auteurs de crimes de guerre perpétrés lors de l’éclatement du pays. La procureure générale canadienne, en étroite collaboration avec l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), veilla à ce que les condamnations pour purification ethnique s’abattent majoritairement sur les Serbes, bête noire des Américains et des Européens, tout en épargnant les Croates, armés et entraînés par Washington pour mener à bien leurs propres opérations de nettoyage ethnique. En 1999, elle prit également soin d’exclure du champ de ses investigations toutes les actions commises par l’OTAN durant sa guerre contre la Serbie, parmi lesquelles le bombardement de l’ambassade de Chine à Belgrade. C’était on ne peut plus logique : comme le rappela le porte-parole de l’OTAN, « le Tribunal a été créé par les pays de l’OTAN, qui le financent et le défendent au quotidien ». Une fois de plus, les États-Unis et leurs alliés utilisaient ces procès pour criminaliser leurs adversaires vaincus, tout en s’assurant de rester eux-mêmes hors d’atteinte de la justice.
Il se produisit exactement la même chose avec la Cour pénale internationale (CPI), mise en place à la demande pressante de Washington, qui joua un rôle crucial dans son élaboration à partir de 1998. Lorsqu’une première mouture des statuts fut modifiée pour étendre les possibilités d’inculpation aux ressortissants d’États non signataires – ce qui aurait pu placer les soldats, pilotes, tortionnaires et autres criminels américains dans la ligne de mire de la Cour  –, l’administration de M. William Clinton, furieuse, s’empressa de conclure des accords bilatéraux avec plus d’une centaine de pays où l’armée américaine était ou avait été présente afin de protéger les citoyens américains de telles poursuites. Finalement, quelques heures avant de quitter la Maison Blanche, M. Clinton enjoignit au délégué des États-Unis de signer les statuts de la future Cour, sachant pertinemment que cette décision n’avait aucune chance d’être validée par le Congrès. Officiellement créée en 2002, la CPI, qui emploie un personnel fort accommodant, a sans grande surprise refusé d’enquêter sur les opérations américaines ou européennes en Irak et en Afghanistan, réservant ses foudres aux pays d’Afrique en vertu de cette maxime tacite : un droit pour les riches, un autre pour les pauvres. »

Anderson finit par rappeler les mots de Gramsci : l’exercice de l’hégémonie implique de réussir à faire passer un intérêt particulier pour une valeur universelle – exactement comme le fait l’expression de « communauté internationale ». L’hégémonie suppose toujours, par définition, un mélange de coercition et de consentement.
consentement devient extrêmement difficile.
Or, avec les récents développements, notamment en Israël, susciter l'adhesion et le consentement sera pratiquement impossible. Il est commode de se présenter comme les champions de la justice internationale et les grands promoteurs de la globalisation, tant qu’on contrôle les rouages du système et qu’on en tire les principaux bénéfices.
Cependant, dès que le système se grippe, ne serait-ce qu’un peu, et commence à profiter à d’autres acteurs – a fortiori aux peuples considérés comme « sauvages » –, la maxime hobbesienne refait surface : « Autoritas, non veritas facit legem » (« Ce n’est pas la vérité, mais l’autorité qui fait la loi »). Sans épée, les conventions ne restent que des mots.
La nouvelle administration américaine semble prête à rappeler cette réalité avec une fermeté implacable. Les bénéficiaires actuels de l’« ordre fondé sur des règles » s’efforceront de le préserver. Mais présenter cet ordre comme une justice internationale universelle ne sera plus possible, d’autant que les institutions du droit international, qui en étaient les piliers, sont largement décrédibilisées.
Dans ce contexte de discrédit, une question cruciale se pose : dans quelle mesure les acteurs du futur ordre mondial seront-ils prêts à déléguer leur souveraineté à des organes juridiques supranationaux ? Il faudra un temps considérable pour reconstruire les remparts que l’ONU était censée constituer.
Car le droit international – le véritable droit international – est un rempart fragile, qui nécessite une protection et des efforts de coordination constants, ainsi qu'une compréhension lucide de ses limites. Comme le rappelait récemment Thierry de Montbrial :
« Ramener toutes les relations internationales au droit international relève bien sûr de la naïveté. Si le droit international est très important et extrêmement utile dans de nombreuses circonstances, il n’est qu’une digue. Certaines vagues passent au-dessus de la digue... Et quand les intérêts vitaux sont réellement en jeu, on est prêt à payer le prix du sang. »

Commentant, à la fin des années 1990, les guerres de Yougoslavie – un épisode marquant qui ébranla la confiance de nombreux observateurs dans le droit international – Alexandre Soljenitsyne, que ne vient pas du même bord que Perry Anderson, à livré une réflexion mêlant déploration de l’état actuel de la justice internationale, avertissement sur les dangers à venir, et une feuille de route empreinte d’humilité pour une humanité que cette dernière refuse obstinément de suivre.
« Au siècle de l'ordinateur, nous continuons à vivre selon les lois de l'âge des cavernes : a raison celui dont la massue est la plus solide. Mais nous faisons comme si ça n'était pas vrai, comme si nous ne le savions pas, ne le soupçonnions même pas - et comme si la marche de la civilisation s'accompagnait au contraire pour nous d'un progrès moral. Alors que, chez les professionnels de la politique, c'est au raffinement de certains vices que conduit la civilisation.
Ainsi le XXe siècle nous a-t-il enrichis de nouvelles formes d'hypocrisie et d'un emploi toujours plus inventif des doubles (triples? quadruples?) poids et mesures. (…)
Encore un autre sommet d'hypocrisie politique : la manière dont se pratiquent les "procès des criminels de guerre". Depuis des millénaires qu'il y a des guerres, elles ont toujours été entachées, dans les deux camps en conflit, par des crimes et des injustices. (…)
En notre siècle qui connaît un tel épanouissement de la pensée juridique, comment ne pas voir que les lois internationales pondérées qui châtieraient équitablement les criminels, indépendamment - indépendamment! - de la défaite ou de la victoire de leur camp, ces lois ne sont pas encore fabriquées, pas encore installées, pas encore reconnues par l'ensemble de l'humanité? Et donc que la Cour de La Haye ne dispose pas jusqu'à présent, pour traiter ses accusés, d'une base juridique complète, et qu'elle manque même parfois d'impartialité, si bien que le règlement de comptes peut se substituer à la justice…
En parcourant la carte du monde, on peut citer bon nombre d'exemples de l'hypocrite système des deux poids et deux mesures.
Mais éphémères eux aussi sont les plans des forces diplomatiques en œuvre pour instaurer une "sécurité mondiale définitive". La nature humaine étant ce qu'elle est, ce but ne devrait jamais être atteint. Il est vain, en tout cas, de chercher à s'en approcher par l'hypocrisie et par les arrière-calculs à courte vue de politiciens détenant un pouvoir temporaire et de milieux financiers qui déploient derrière eux leur puissance. Et aucune invention technique mirobolante ne saurait plus assurer une sécurité durable : car le temps l'emportera elle aussi.
Pour que naisse un lointain, très lointain espoir, il faudrait que les forces créatrices de l'humanité orientent leur activité vers la recherche d'une limitation graduelle et efficace des côtés mauvais de la nature humaine, vers une élévation de la conscience morale de chacun. Nul ne peut cependant s'engager dans cette voie et y progresser qu'en ayant un cœur pur et contrit, et assez de sagesse pour accepter que des limites soient imposées à son propre camp – et même à lui avant les autres. Mais cette voie-là ne suscite dans le monde actuel que des sourires ironiques, quand on ne s'en gausse pas ouvertement. Inutile alors d'appeler de vos vœux la "sécurité mondiale".

27 mai 2024

L’Occident joue les Karens du droit international

H16

27/5/2024 - Alors que les opérations menées par Israël à Gaza semblent augmenter d’intensité, la Cour Internationale de Justice (CIJ) vient de demander à l’Etat hébreu d’« arrêter immédiatement son offensive militaire ».

Ces jugements de la Cour Internationale de Justice, organe des Nations Unies créé en 1946, semble ainsi s’ajouter aux demandes de Karim Khan, le premier procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI), un organe indépendant créé suite au Statut de Rome en 1998, qui souhaite que soit lancé des mandats d’arrêt internationaux contre les dirigeants du Hamas et ceux d’Israël, estimant qu’ils se sont rendus coupables de crimes de guerre et contre l’Humanité.

Cet empilement de décisions judiciaires pousse à noter la croissance presque difficile à suivre de ces affaires et de la multiplication de l’utilisation de différents cadres nationaux et internationaux pour poursuivre des individus ou des pays en fonction des humeurs du moment.

Ainsi, le cas d’Israël n’est pas isolé, loin s’en faut et il n’y a guère besoin de remonter loin dans le temps pour voir une nouvelle bordée d’agitations judiciaires internationales, cette fois-ci à l’encontre de la Russie : d’abord en 2014 (suite à l’invasion russe de la Crimée) puis en 2022 (suite au conflit ukrainien), la “communauté internationale” – i.e. un sous-ensemble correspondant aux pays occidentaux, en gros – avait décidé d’empiler des sanctions contre la Russie de Vladimir Poutine. De même, la Hongrie de Orban fait aussi les frais au sein de l’Union européenne de ses prises de positions favorables aux Russes.


Ces sanctions n’ayant eu pour la Russie qu’un effet modeste voire carrément contre-productif, il a été décidé de disposer des avoirs russes gelés depuis le début du conflit en Ukraine afin d’armer Kiev.

Souplesse du droit international qui permet donc à certains pays de piocher dans les avoirs d’un autre ; s’il n’y avait pas eu quelque vote auparavant, cela pourrait s’apparenter à un vol. Que c’en soit ou non, une telle décision sera lourde de conséquences : les pays qui investissent en Europe recalculeront leur risque à l’aune de cette décision et choisiront probablement d’abandonner ces pays à leur sort, voire en profiteront pour vendre ces bons avant que leur valeur rejoigne la fiabilité contractuelle de ces pays.

Au final et quand bien même la décision fut prise puis votée dans un cadre tout ce qu’il y a de légal, on peut se demander si ce vernis de justice n’aura pas servi qu’à aveugler les dirigeants qui ont pris là une funeste décision.

En pratique, on voit surtout se multiplier les occurrences d’une “justice occidentale”, à laquelle les uns et les autres font appel de façon sélective, en croyant résoudre les problèmes du monde alors qu’elle apparaît de plus en plus percluse de contradictions et de doubles standards embarrassants que seules les dirigeants font mine de ne pas voir.

On avait déjà noté la façon très particulière des États-Unis de lire et appliquer le droit international, leur seconde incursion en Irak offrant une magnifique démonstration de leur audace juridique (et, du reste, les cas d’interprétation hardie de ce droit se sont multipliés depuis les années 90).

Depuis, les dirigeants occidentaux multiplient les institutions et les organes concrétisant une sorte de droit international, multiplient les références à ce dernier dans la marche du monde, mais multiplient aussi les applications ambigües voire les violations à ce même droit. L’exemple de Julian Assange, actuellement détenu en prison sans le moindre procès pour avoir mis à jour des éléments qui se sont tous révélés exacts, laisse ainsi songeur et la discrétion des organes internationaux (CPI, CEJ, CIJ et d’autres, pourtant dédiés à lutter contre les injustices mondiales) devant ce cas ne semble guère froisser les médias. La mollesse de ces mêmes institutions dans le cas des Ouighours, des Tibétains, des Yéménites, des Arméniens et de tant d’autres laisse aussi perplexe.

Ces différents exemples amènent à constater que l’Occident n’arrête pas de brandir le levier judiciaire pour faire mine de régler certains de ses différents problèmes comme une sorte de Karen surexcitée qui en appelle de façon sélective aux plus hautes autorités afin de faire avancer son agenda, en accompagnant sa distribution incessante de moraline d’une volonté farouche de coller des normes, des règles et du juridique absolument partout ce qui lui permettra au passage de punir tout impétrant qui oserait s’ériger contre elle.


Cela ne vient pas de nulle part.

Les élites occidentales développent – surtout actuellement – un véritable culte à la norme : tout doit être réglé par celle-ci. Les échanges et arrangements économiques, sociologiques et géopolitiques naturels, humains, sont devenus secondaires, contingents de ce droit à géométrie variable. Il faut de la norme, de la règle, de la loi, avec un côté systématique qui ne peut pourtant même pas se parer d’un côté logique puisqu’il verse régulièrement dans l’arbitraire (ce qui rend l’ensemble de l’édifice ridicule aux yeux de ceux qui n’y souscrivent tout simplement pas). À ceci s’ajoute que ces institutions du droit international ne sont pas toutes ratifiées de la même façon (les États-Unis et Israël n’ont pas ratifié la CPI par exemple) ce qui en rend leurs admonestations d’autant plus inaptes.

Eh oui, le droit n’est, en lui-même, qu’une convention qui n’a aucune valeur lorsqu’elle est détachée des contingences du réel : les sanctions contre la Russie, gesticulations de papier sans lien avec la réalité de terrain et la géopolitique factuelle, ont été un magnifique exemple de cette virtualité du “droit international”, qui contraint effectivement les Européens mais pas les États-Unis (qui détestent les engagements internationaux contraignants au point de s’en protéger dans leur propre loi), ni les Russes, ni les Chinois ni les Indiens…

Or, actuellement, il y a en politique une confrontation majeure entre la pensée institutionnelle qui voit le monde à travers des institutions et du droit – qui est souvent du droit positif (par opposition au droit naturel) et donc politique – et le réalisme politique, la diplomatie et la stratégie géopolitique qui cherchent à appréhender le monde tel qu’il est.

Manifestement, les élites occidentales s’enferrent chaque jour un peu plus dans la première vision, pendant qu’une part croissante des dirigeants non occidentaux s’attachent à la seconde vision, plus réaliste. Et s’il est évident qu’il y a aussi des réalistes en Occident – certains d’entre eux doivent même utiliser l’idéalisme et l’idéologisme exacerbé des autres pour avancer leurs propres objectifs pragmatiques – ce ne sont pas eux qui prennent les décisions.

Petit-à-petit, cela se traduit par une perte totale de crédibilité du droit international, et la responsabilité en incombe lourdement à l’Occident.