H16 & Citronne
-11/4/2025- Nicolas, 35 ans, marié, et père de deux enfants (de 5 et 8 ans), vit un quotidien familial plutôt paisible et des week-ends rythmés par les activités extra-scolaires des deux marmots.
Cette année, alors qu’Emma pratique la danse, pour Léo, la question se pose encore : du haut de ses cinq ans, il est difficile de lui trouver un loisir.
Mais Nicolas y tient : l’activité physique, c’est important ! Après tout, “Manger, Bouger” est LE slogan seriné pendant toute sa jeunesse. Afin d’optimiser sa pratique du mangibougisme, Nicolas a scrupuleusement épluché la brochure “Le guide Manger-Bouger” fournie par le site de Santé Publique. Sur quarante pages de conseils parfois niais, parfois contradictoires, quatre sont consacrées à l’activité physique, et se résument à en recommander 3 heures par semaine.
Qu’à cela ne tienne ! Nicolas passe rapidement en revue les activités disponibles près de chez lui et, après avoir un instant contemplé le babyfoot – ce qui n’est pas très sérieux, Léo arrivant tout juste à atteindre les poignées de la table de jeu – opte finalement pour le football avec d’autres enfants. Sur le papier et dans la tête de Nicolas, c’est à la fois simple et sans risque.
Mais de l’idéal sur papier au papier de verre de la réalité, il n’y a qu’un pas que Léo franchit en trébuchant quelques mois plus tard, lors d’un match agité dans lequel certains des enfants de l’équipe adverse, manifestement possédés par une envie de gagner incontrôlable, n’hésitent pas à utiliser des tacles appuyés.
Gros cris et gros pleurs, Nicolas récupère vite son petit pour l’emmener aux urgences les plus proches, la cheville commençant clairement à enfler.
Après avoir garé sa voiture et pris le petit ticket qui lui permettra de payer son parking, Nicolas se rend à l’accueil des urgences où une dame entre deux âges, l’air morose et le regard las, lui explique qu’il peut se rendre dans le hall d’attente. Le minot a mal et le fait savoir en gémissant régulièrement, mais cela ne semble heureusement inquiéter personne.
Nicolas jette un œil autour de l’intéressante faune rassemblée là et peut se réjouir de voir que toute la diversité et le multiculturalisme à la française y sont bien présents : toutes les couches de la population, les sexes, les ethnies ou presque semblent être entrées en collision dans ce hall d’attente qui ressemble davantage à une gare de triage pleine de vie et de microbes qu’à l’antichambre d’un hôpital aseptisé.
Les choses se présentent moyennement bien : il y a semble-t-il quelques dizaines de personnes avant Léo. En pratique, ce n’est pas évident de savoir qui est là pour un traitement en urgence, tant on en voit peu de souffrants. Beaucoup semblent passer le temps, accompagner un patient aux affections peu visibles, ou occuper la galerie de leurs comportements parfois étranges.
Nicolas s’est assis et a allongé son fils sur la chaise jouxtant la sienne, faisant reposer les jambes de l’enfant sur les siennes. Les premières minutes s’écoulent pendant lesquelles il explique à Léo qu’un médecin ou un infirmier devrait arriver bien vite et s’occuper d’eux, qu’il y aura peut-être une radiographie, et qu’il repartira peut-être avec gros bandage (en espérant in petto que ce ne sera pas un plâtre).
Cependant, ces premières cinq dix trente cinquante minutes passées, personne ne semble arriver. La foule bigarrée n’a pas beaucoup évolué, et le rythme des prises en charge semble extraordinairement lent. Nicolas saurait être patient, mais son fils, qui continue de gémir, commence à prendre une teinte un peu cireuse qui l’inquiète un peu.
Un plaisir n’arrivant jamais seul, une dame clairement en surpoids s’assoit près de lui en lui toussant copieusement dessus. Après un petit coup d’oeil de côté, Nicolas se décale avec son fils afin de s’éloigner de l’éventuelle contagion du virus gras que se trimballe bruyamment cette bonne femme. Celle-ci, ravie de la place supplémentaire ainsi obtenue le gratifie d’un franc sourire affalant toute sa rotondité sur les chaises.
Dépité par cette attitude, Nicolas décide de se dégourdir les jambes dans le hall tout en gardant Léo à portée de vue.
Son petit tour le fait passer devant plusieurs attractions.
Un jeune adulte en survêtement fait profiter tout le monde de la subtile mélopée qui monte des enceintes de son téléphone tout en scrollant répétitivement sur une de ces multiples applis où la musique est toujours trop forte ; une mère tente vainement de calmer les pleurs de son bébé qui semble plus pris d’une crise de colique que d’une véritable urgence ; plusieurs personnes reniflent têtes baissées sur leur téléphone.
En bruit de fond permanent, un homme âgé, accompagné de sa femme et de sa fille aînée, discute rapidement dans une langue étrangère entrecoupée de termes que Nicolas reconnaît être du français. Ce triplet est bientôt rejoint par deux hommes qui semblent être les fils… Voilà toute la smala réunie dans une salle déjà bien trop pleine alors que les patients ne sont pris qu’au compte-goutte.
Une infirmière arrive cependant ; Nicolas, plein d’espoir, voit son tour arriver… pour repartir lorsque celle-ci fait signe à un sexagénaire arrivé là moins de dix minutes avant. Ils se saluent, semblent se connaître, et commencent à partir dans le couloir : manifestement, l’heureux retraité doit avoir un coupe-file relationnel…
Ce qui, au passage, ne plaît pas du tout aux deux fils de l’homme âgé, qui le font bruyamment savoir. Les échanges, vifs et parsemés d’intéressantes interjections colorées, ne sont pas toujours clairs mais il apparaît finalement que le dernier arrivant est un ancien médecin et qu’il connaît un peu tout le monde ici ; son traitement en urgence sera pour lui beaucoup plus rapide.
Tant mieux pour lui, mais pour les deux jeunes, cela ne peut pas se passer ainsi et à mesure que le ton monte, Nicolas retourne vers son fils, gris mais stable : il ne tient pas à se retrouver à proximité si les choses s’enveniment.
Ce qu’elles ne tardent pas à faire : rapidement, l’infirmière déjà présente puis un autre personnel hospitalier sont pris à partie, au point que la sécurité doit intervenir. Finalement, un médecin appelé en renfort déboule pour s’occuper du vieil homme dont le sabir ne permet toujours pas de déterminer ce qui lui arrive exactement. Entraînée par le médecin, la smala et son brouhaha disparaissent par le couloir dans les méandres de l’hôpital.
Nicolas regarde autour de lui, et si quelques personnes sont bien choquées par la scène, la majorité a cependant décidé de poursuivre ses activités de visionnage de vidéo, discussions téléphoniques et envois de messages. Cet affichage d’agressivité est désormais tellement intégré dans les mœurs, banalisé, que personne ne s’en émeut.
Les prises en charges ne s’accélèrent pas ; le temps devient de plus en plus long.
Nicolas, qui avait auparavant envoyé un SMS laconique à sa femme, prend maintenant le temps de l’appeler pour l’informer de la situation. Peu étonnée des péripéties, elle explique avoir déjà lu un article sur une situation similaire il y a quelques mois ; tout ceci n’est pas grave : elle va préparer le dîner mais s’il n’est pas bientôt rentré, elle le gardera au chaud pour Léo et lui.
En l’entendant, Nicolas frémit : c’est vrai que cela fait maintenant plusieurs heures qu’il est là et il redoute d’avoir à patienter encore longtemps. L’agacement, l’inquiétude de se prendre un mauvais coup dans un accès de folie d’un des patients étranges stockés dans ce hall bondé, puis la faim le taraudent. Quant à Léo, il n’a toujours été vu par personne et sa cheville continue d’enfler.
C’en est trop.
Il soulève son fils aussi délicatement que possible et décide de l’emmener à la clinique privée qui se trouve à 20 minutes en voiture. Pris en charge dès son arrivée, le diagnostic tombera 30 minutes plus tard : c’est une grosse foulure, et le plâtre est évité.
Pas de fracture, mais en revanche, une belle facture : lorsqu’il la reçoit un mois plus tard, Nicolas se prend la tête dans les mains. On lui avait pourtant asséné toute sa vie que le monde nous enviait ce système de santé solidaire. Il pense à ses cotisations, à ce service dont on prétend toujours qu’il est “gratuit”, à cette excellence qu’il a dû payer dans le privé. Il repense à sa carte Vitale, à ce hall d’attente et à la qualité alternative des services qu’il a reçus. L’inquiétude le guette quand il se remet en tête cet article qu’il a lu sur le déficit colossal de la santé en 2024. Mais où donc peut-bien aller tout cet argent ?
Décidément, en France, si la santé n’a pas de prix, elle a clairement un coût.