Radu Portocala
À partir de la fin des années 1950 et pour bien longtemps ensuite, Domenico Modugno a été l’un des plus connus chanteurs italiens, gagnant plusieurs fois la première place dans des concours et festivals internationaux. Au début de l’automne 1962, il fut invité à Bucarest pour trois concerts, organisés dans l’immense Salle des congrès.
Les billets, bien entendu, s’épuisèrent en un rien de temps, mais, dans un élan de générosité, les autorités laissèrent une chance à ceux qui voulaient entendre et, surtout, voir le chanteur : le dernier concert allait être transmis à la télévision. Même si, à l’époque, les téléviseurs étaient encore peu nombreux, on trouva moyen de se faire inviter par un parent ou un voisin qui en possédait un. Ainsi, certains appartements – dont le nôtre – furent transformés en salles de spectacle, les invités étant si nombreux que quelques-uns furent obligés d’apporter leurs propres chaises.
La plupart des chansons étaient déjà connues du public roumain, très friand alors de musique italienne. Les applaudissements étaient assourdissants. Mais la salle, secrètement, avait un espoir. Dans le répertoire de Modugno il y avait une version, certes allégée, mais très bien chantée du « Ave Maria » de Schubert. Pour des raisons évidentes – la lutte contre le « mysticisme » était encore acerbe en Roumanie – les organisateurs l’avaient enlevée du programme proposé par le chanteur. Le public, néanmoins, attendait un miracle.
À la fin de son tour de chant, Modugno revint sur scène sous les applaudissements de plus en plus puissants et offrit plusieurs chansons supplémentaires. Finalement, les projecteurs s’éteignirent et l’immense cortine se ferma. Mais personne ne quitta la salle et tout le monde continua à applaudir. Au bout d’un moment, Modugno, qui avait abandonné sa veste, sortit entre les lourds pans de velours et salua ses admirateurs. Il fit encore deux ou trois sorties, alors que la salle refusait de se vider. La dernière fois, il avait un microphone à la main. Le public comprit, et un silence absolu descendit dans la salle. Seul, sans l’accompagnement de l’orchestre, il commença à chanter « Ave Maria ». Sur-le-champ, quelqu’un prit la décision inepte d’éteindre toutes les lumières. Presque dans le noir – seules les lampes de sécurité étaient encore allumées –, peut-être même enhardi par cette forme de censure, Modugno alla jusqu’au bout de la chanson. La télévision, elle, de manière incompréhensible, n’arrêta pas la transmission.
Ce fut comme une sorte de révolution. Peu comptait pour nous que Modugno ne risquait rien en outrepassant l’interdiction qui lui avait été faite. Ce qui nous émerveillait, c’était de voir qu’il avait pris la liberté dont on avait voulu le priver. C’était, en réalité, la liberté qui résonnait sous la vaste coupole. Et c’était ce malgré eux qui nous importait et nous fascinait en écoutant. Cet homme seul, en chemise, au bord de la scène, dans la salle obscure, chantant ce qu’on lui avait dit de ne pas chanter, était un homme libre. Cela nous semblait soudain une chose simple, à nous qui ne connaissions plus la liberté. Nous lui étions reconnaissants. Quant à moi, je comprends maintenant qu’une vérité précieuse venait, inconsciemment sans doute, de s’inscrire dans mon esprit.