Anne-Sophie Chazaud
Chers amis, après des mois très particuliers sur lesquels je vais revenir ici, je pense que je vous dois quelques explications. Vous êtes nombreux à me faire l’honneur et le plaisir de me suivre, certains depuis longtemps et avec lesquels, au fil des ans, de solides liens affectifs se sont bâtis, comme immuables car suspendus dans l’atmosphère électronique de nos affinités, à l’abri des contingences. D’autres nous ont rejoints en cours de route et l’on se retrouve finalement assez nombreux sur mon mur, en balance avec un pied dans le vide en un équilibre incertain, se demandant bien, depuis quelques temps, ce que fabrique la maîtresse des lieux, parce que, bon, on l’aime bien mais ce serait bien qu’on comprenne où elle tente de nous emmener…
Beaucoup ont été je le sais déconcertés par mes apparitions/disparitions, mes posts allant et venant au gré de logiques incertaines, au gré de mes hésitations quant à la nature de ma présence ici et du sens de tout cela.
Il m’aura fallu de très longs mois pour parvenir à l’évidence de la nécessité de cette lettre que je vous adresse et je vais donc, vous me pardonnerez, vous parler un peu de moi car, après, tout, votre patience et l’amitié que vous me faites, le méritent bien.
Il y a bientôt un an, tandis que je baguenaudais non loin du Mont Saint-Michel, j’ai été frappée par un très grave accident cardio-vasculaire. Pendant de très longues minutes je me suis vue (au mieux) morte, incapable de parler, marmonnant ridiculement, incapable de me mouvoir correctement, le centre de pilotage ne parvenant manifestement plus à transmettre correctement les instructions au reste de l’habitacle. Quelques minutes plus tard, grâce à ce que j’ai découvert comme étant la « plasticité cérébrale » (phénomène tout à fait passionnant), tout redémarrait comme après une sorte de panne (ou de grève ?). Mais j’avais traversé l’Achéron dans un curieux baptême et j’en ressortais à la fois émerveillée et rincée.
Au terme de cet épisode assez particulier dont je vous parle parce qu’il a modifié en profondeur ma perception des gens, du monde et de la vie, épisode dont on n’a d’ailleurs absolument jamais identifié ni compris la cause (si ce n’est celle, probable, du vaccin mais cela c’est une autre histoire…), je suis revenue peu à peu aux affaires mais en ayant toutefois le sentiment intime d’avoir été intensément modifiée et, d’une certaine façon, métamorphosée. Car, si je suis sortie miraculeusement et totalement indemne de cet événement, je n’en suis pas ressortie sans conséquences et sans effets.
Je me suis, pendant de longs mois, retrouvée dans une sorte d’entre-deux, entre mon monde d’avant et mon monde d’après, prise constamment dans une pénible indécision dont mes atermoiements et mes apparitions/disparitions/contradictions ont été ici le symptôme. Car il faudrait être fou pour s’en revenir d’un tel événement sans changer rien à sa vie, au regard que l’on porte sur elle, repartir la fleur au fusil comme un imbécile et comme si de rien n’était, sans faire le détour par la question du sens que l’on donne à ce que l’on fait et à l’existence. D’une façon générale d’ailleurs, il faut être fou pour ne jamais rien changer en soi, pour ne jamais douter, pour ne jamais se remettre en question.
Il se trouve que mon apocalypse personnelle (dans son sens étymologique de dévoilement) a coïncidé avec une sorte d’effondrement collectif dont la concomitance d’avec mon agenda intime ne pouvait que me saisir et m’étreindre. Dans le même temps que je contemplais le spectacle de ma propre finitude (dont j’avais bien la connaissance, mais enfin, tout cela demeure assez théorique finalement jusqu’à ce que cela surgisse, bam…), je voyais le monde s’écrouler de tous côtés. Je constatais que mon pays, celui de mon enfance, devenait une sorte d’abominable coupe-gorge tiers-mondisé en mode Walking Dead, je voyais le sens de la parole publique s’effondrer dans une ère d’irréelle post-vérité, j’avais le sentiment que toutes les paroles devenaient folles, déliées de tout rapport au réel, lui-même aboli, je mesurais également la fragilité de notre condition environnementale avec beaucoup de mélancolie tant j’aime la nature, et, pour couronner le tout, la menace d’un hiver nucléaire venait donner à tout cela une petite onction radioactive du meilleur effet.
Bref, dans ce contexte, j’ai retiré mes marrons du feu en vivant de manière très intense, très réelle, très charnelle et en me détournant autant que possible d’un champ de débat où il m’a semblé que nos paroles accumulées devenaient caricaturales à force de répétitions et inaudibles à force d’empilement. Comme j’avais tout de même envie et besoin régulièrement de m’exprimer, je revenais parfois, vous livrais une petite analyse puis, presqu’aussitôt après, je m’en retournais loin, tel un petit renard non apprivoisé, jouant probablement avec vos nerfs et votre patience, dans une sorte de mise en scène involontaire du Fort-Da freudien, testant votre présence, qui m’est si chère (et réciproquement je crois bien), puis repartant vers d’autres expériences.
Je ne savais plus, je crois, ce que je faisais ici, ni pourquoi je parlais, ni à qui. Car il me semble que l’on devrait tout autant que du pourquoi l’on s’exprime, se demander toujours à qui l’on écrit. Je suis même tout à fait persuadée qu’une écriture qui ne se pose jamais la question de son destinataire n’a aucun intérêt, comme privée de désir et de plaisir (on me pardonnera ces vaticinations barthésiennes). Je pensais souvent, modestement tout de même, à la chanson de Barbara « Ma plus belle histoire d’amour… c’est vous », que l’on écoute toujours en se demandant s’il s’agit d’une expérience amoureuse ou de son public. Dans le fond, on ne tranche pas vraiment puisque, ce dont il s’agit, c’est du désir et du plaisir de partager et de vivre ensemble des émotions. De se sentir vivants, avant que Dieu sait quel ciel, personnel ou collectif, ne nous tombe sur la tête.
Ceux qui m’ont accompagnée durant cette période d’entre-deux vies savent combien cela m’a été douloureux parfois de ne pas pouvoir trancher : partir, revenir, rester, que dire, que faire, comment le faire, ici, sur mon site, dans la presse, dans des livres, comment le dire, et pourquoi, et à quoi bon… ?
Cette longue maïeutique est aujourd’hui parvenue à son terme.
Concernant les rapports que j’ai avec vous, puisque c’est de ceux-ci que je parle ici, je me suis rendue compte qu’ils m’étaient tout à fait précieux. J’ai vécu ici depuis 10 ans beaucoup de choses, des joies intenses, des peines, des choses brutales, d’autres très tendres, bref, j’ai vraiment vibré dans cet espace et je n’ai pas envie d’y renoncer tout à fait même si je ressors de toute cette période convaincue que nous devons régénérer nos façons de faire, sortir de nos routines, changer notre vision/compréhension du moment civilisationnel très particulier dans lequel l’humanité se trouve plongée. Je suis à présent convaincue par ailleurs qu’il y a une forme de paresse dans les visions apocalyptiques qui nous traversent : l’Occident se meurt grotesquement, la planète est en ébullition (aux sens propre et figuré), le monde se déchire et se redessine, mais enfin, dans le fond, je n’y crois pas vraiment à la fin de l’aventure. Il y aura autre chose qui sera enfanté par tout ce magma dans lequel nous sommes plongés, et je crois que j’ai bien envie tout de même de faire partie de l’aventure même si pour le moment cela prend un peu l’allure d’un train-fantôme.
Je me retrouve donc, au terme de tout ce parcours d’une certaine façon initiatique, confortée dans mon existence, très solide sur mes appuis (j’aurais même tendance à dire assez indestructible), et avec la certitude qu’il faut accorder tout le temps nécessaire aux choses véritablement essentielles.
Pour autant, la conversation/relation que nous avons nouée au fil des ans a toute sa place dans le dispositif, à la condition toutefois d’échapper autant que faire se peut aux automatismes réactionnels, aux stéréotypes d’indignation et aux figures de style figées.
Je vais donc reprendre la Route avec vous, tranquillement, j’alternerai mes publications, qui désormais resteront présentes et visibles sur ma page (je m’engage à ne plus les faire sadiquement disparaître) entre ici et mon site (sur la dynamique duquel je vais d’ailleurs réfléchir de façon nouvelle).
Bref, comme après toute expérience majeure, je m’en retourne, comme il est dit des Rois Mages dans l’Evangile de Saint-Matthieu « par un autre chemin ». L’on revient, apparemment au même endroit, mais on est changé, profondément, et, après tout, c’est bien de cela que se nourrissent nos innombrables épiphanies.
Je vous dis donc à bientôt, dans une joie naturelle, que j’espère ressourcée et légère.
©ASC 10/2/2023