Gabriel NerciatSi j'en crois ce que j'entends ou vois depuis ce matin dans tous les médias progressistes assermentés, qui célèbrent les dix ans du mariage gay un peu comme les bonapartistes fêtaient - solitairement - en 2005 les deux-cents ans de la bataille d'Austerlitz, le droit pour les personnes de même sexe de convoler et d'adopter des enfants est désormais considéré par l'élite éclairée de ce pays comme beaucoup plus précieux et décisif que le droit des salariés et des employés d'obtenir à 62 ans une retraite décente garantie par l'Etat après plus de quarante ans de labeur.
Je m'étonne que personne ne fasse le rapprochement entre la grande réforme des retraites de François Mitterrand en 1981 et celle de la loi Taubira sur le mariage des personnes de même sexe en 2013 : la comparaison serait, je crois, beaucoup plus éclairante qu'avec l'abolition de la peine de mort ou la loi Veil, et elle nous apprendrait pas mal de choses sur la rupture désormais consommée entre progressisme et socialisme (à ma connaissance, seul Jean-Claude Michéa jusqu'à aujourd'hui en a parlé un peu sérieusement).
Les clercs en tout cas sont ravis de voir que pratiquement tous les anciens députés et sénateurs UMP-LR qui avaient combattu la loi Taubira en 2013 aujourd'hui font amende honorable, et demandent pardon à genoux de leur ignominie passée.
Même le peu glorieux Eric Zemmour, le héros malheureux de l'union des droites, l'iconoclaste qui n'a peur de rien, nous fait savoir qu'il n'envisagerait pas de revenir sur la loi si par miracle il parvenait un jour aux affaires (parce que, n'est-ce pas, son truc à lui, c'est uniquement le Grand Remplacement, peuchère ; il n'a pas le temps de penser à autre chose).
Visiblement, il ne vient à l'idée de personne de remarquer que c'est parce que nous célébrons comme un tournant historique victorieux et indépassable le démantèlement de ce que le philosophe du droit Pierre Legendre appelait le montage normatif (et sexué) de la Raison que le reste du monde non-occidental (russe, islamique, bouddhiste, chinois, japonais, coréen, hindou) nous voue aux gémonies et nous contemple avec un mélange indiscernable de répulsion, de mépris et de dégoût.
Raison pour laquelle la question du mariage gay est en effet tout sauf anecdotique et va bien plus loin que la reconnaissance accordée par l'Etat à une minorité sexuelle parfois ou longtemps persécutée : elle engage, bien plus que la Déclaration des Droits de l'Homme ou les conceptions libérales du contrat social et de la propriété privée, la validité présente et future de l'universalisme éthique et politico-juridique dont l'Occident depuis trois siècles au moins se fait fort d'être le champion (sans rival depuis la fin de l'URSS).
C'est là où, à mon sens, les progressistes se trompent : leur victoire idéologique, au regard de ce qu'ils considèrent comme les fondements rationnels et civilisationnels du progrès, est peut-être bien en réalité une catastrophique victoire à la Pyrrhus.
C'est parce que nous avons inscrit dans le droit la rupture assumée entre la division sexuelle et l'institution du mariage ou le montage symbolique de la parenté que nous ne pourrons sans doute jamais plus nous revendiquer comme universels.
Le député LR, aujourd'hui voué aux gémonies, qui avait comparé il y a dix ans au Palais-Bourbon le mariage gay à la légalisation de l'inceste, de ce point de vue avait parfaitement touché juste : au regard des mondes culturels non occidentaux, la reconnaissance du mariage homosexuel aura exactement le même effet et comportera les mêmes conséquences qu'en aurait la levée juridique et symbolique sur le tabou suprême du mariage entre membres d'une même parenté (même si, bien sûr, au niveau des moeurs et des pratiques concrètes, homosexualité et inceste n'ont rien à voir entre eux ; qu'on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas et qu'on m'épargne les gros mots en "obe" en usage à L'Obs ou à Libé).
Un Renaud Camus (par exemple) pourrait à la rigueur s'en féliciter, comme sans doute avant lui Oscar Wilde, Colette ou Jean Cocteau ; mais un André Gide, un Cambacérès, un Luchino Visconti, même un Guy Hocquenghem ?
Je sais bien qu'on ne peut pas faire parler les morts, mais la question malgré tout se pose et me semble même on ne peut plus pertinente (je le dis d'autant plus librement que je n'ai pas participé il y a dix ans aux manifestations de la Manif pour tous - contrairement à certains qui s'en repentent aujourd'hui, et vont même peut-être se permettre de venir ici pour me gronder).
D'ores et déjà, la question du mariage gay et de ce qui en découle perturbe la galaxie wokiste et intersectionnelle, parce que islamo-gauchisme et hubris des minorités libertaires (déjà en rivalité entre elles) ne riment pas vraiment bien ensemble.
C'est un peu comme l'histoire du beurre et de l'argent du beurre : au bout d'un moment, il faut choisir l'un ou l'autre - et s'y tenir.
Sinon, on perd les deux en même temps.
Ganymède peut bien devenir un dieu, mais à condition de ne pas prendre la place d'Héra dans l'Olympe : Zeus, divinité volage mais conservateur prudent, était le premier à le savoir.