Gabriel NerciatEncore un mot sur les polémiques qui ont entouré depuis hier la palme d'or de Justine Triet à Cannes.
Moins sur elle ou ce qu'elle a dit, en fait, que sur l'ensemble des réactions que cela provoque. Car cela me paraît révéler pas mal de choses sur la façon dont raisonnent et se comportent un certain nombre d'acteurs et de milieux en France aujourd'hui.
Il y a de cela quelques jours, Elisabeth Borne a qualifié de "lanceurs d'alerte" (terme plutôt positif) les imbéciles gauchistes qui sont allés faire du chahut lors de l'assemblée générale des actionnaires de Total. Apparemment, l'opération d'agit-prop contre l'une des principales entreprises multinationales du capitalisme français ne semblait pas la déranger outre mesure.
En revanche, qu'une cinéaste primée au festival de Cannes s'en prenne publiquement à sa réforme des retraites et à la façon dont elle a été adoptée, cela semble visiblement lui apparaître, à elle et à ses ministres, comme une sorte d'attentat contre les intérêts de la France et de l'État.
En fait, de ce que l'on comprend des condamnations de la Macronie et d'une partie de la presse assermentée qui la soutient, si Justine Triet avait balancé son petit discours engagé contre les prédateurs sexuels du cinéma (façon MeeToo) ou contre Total ou contre les dangers du national-populisme et du racisme (le Premier ministre a rappelé hier au micro de RCJ que le RN était bel et bien l'héritier du maréchal Pétain, et que Marine Le Pen, agente d'influence au service des intérêts de la Russie poutinienne, menaçait plus que jamais les valeurs universelles de la République), elle aurait eu droit à toutes les félicitations et à tous les encouragements des coteries élitaires et politiques officielles.
Ce n'est donc pas l'irruption de la chose politique au cœur d'un festival international de cinéma qui choque les milieux de ce qu'il faut bien appeler la cour du pouvoir macronien.
C'est que lui-même, et non pas ses ennemis désignés, se retrouve la cible de plus en plus exposée d'un milieu culturel – ou d'une partie de ce milieu plutôt excentrée même si elle n'est pas marginale – qu'il croit pouvoir incessamment maîtriser ou instrumentaliser sous prétexte qu'il bénéficie de subventions étatiques et d'un marché encore partiellement protégé de la concurrence internationale (de fait, de nombreux artistes de la gauche mélenchoniste, comme Catherine Corsini ou Emmanuelle Béart, ont appelé comme une seule femme – si j'ose dire – à voter pour Macron il y a un an).
D'où l'accusation automatique, reprise immédiatement par de larges pans de la droite bourgeoise (on sait que cette dernière, politiquement agonisante depuis 2017, n'a jamais voulu essayer de peser dans le monde culturel, préférant plutôt se livrer au charme désuet du ressentiment revanchard) : un cinéaste français, qui a bénéficié des aides de l'État, ne doit pas "cracher dans la soupe".
Traduction, si les mots ont un sens : tout artiste qui touche des subventions publiques, semblable à un militaire ou un haut fonctionnaire, se doit de n'émettre aucune critique sur le gouvernement en place (sur tout le reste, oui, mais pas sur le gouvernement).
Après tout, pourquoi pas ? Le raisonnement a sa logique.
Simplement, ceux qui raisonnent ainsi ne raisonnent pas comme des libéraux ou des partisans de la liberté artistique ; ils raisonnent exactement comme des commissaires politiques staliniens ou des épurateurs au service d'un régime autoritaire (ce que Darmanin, d'une certaine manière, et une partie de la justice administrative assument déjà d'être).
Qu'ils l'assument donc eux aussi, au lieu de jouer la comédie du libéralisme central et démocratique en lutte contre les forces extrémistes et mauvaises.
Tant que cela ne sera pas le cas, je préfèrerai soutenir Justine Triet plutôt que ses contradicteurs.