« Personne ne ment autant que l'homme indigné. »
Friedrich Nietzsche
Le vertuiste professionnel vit d'indignation. « Indignez-vous ! » est son mot d'ordre quotidien. Ainsi, chaque jour, accouche-t-il d’une déclaration tonitruante dont la véhémence aurait, selon son auteur, un pouvoir magique d'abolir ce contre quoi elle s'élève. Cette indignation rituelle et convenue, très différente de la colère morale spontanée, relève d'une posture idéologique qui génère une bonne conscience à toute épreuve.
« I support the current thing » : le vertuiste professionnel soutient – un peu, beaucoup, à la folie, passionnément – la bonne cause du moment.
« Je suis Charlie », « Metoo », « BLM », « Je porte le masque je sauve des vies », « I-stand-with-Ukraine », « Save-the-planet », « Vacciné 2-3-4 fois » – il change frénétiquement son avatar, pour le mettre aux couleurs de la bonne cause de la saison. Ce "virtue-signalling" permanent lui tient lieu de religion civile. La succession ininterrompue de slogans et d'avatars est destinée à combler le vide idéologique et spirituel dans lequel existent les classes moyennes des sociétés sécularisées. La charge idéologique de chacun des "trends de vertu" saisonniers a une durée de vie de quelques mois, puis le CSP+ occidental passe à la bonne cause suivante, qu'il défend à nouveau avec l'ardeur d'un néophyte. Ce furieux puritanisme sans Dieu est un trait particulièrement intéressant des sociétés modernes.
Comme la nuée porte l'orage, l'indignation porte en elle la dénonciation. Notre vertuiste est un dénonciateur passionné : il juge, dénonce, excommunie... Il pratique le signalement sans réserve. Un post où il voit du "complotisme" = un signalement ; un collègue qui a participé à une activité un peu louche à ses yeux = un signalement ; une personne qui a oublié son masque = un signalement ; une blague qu'il n'a pas aimée = un signalement. Il n'est nullement gêné de reconnaître cette manie, il en est même plutôt fier car en le faisant il accomplirait son devoir civique, aidant à purger la société d'éléments "nocifs".
Aux yeux de notre professionnel d’indignation-dénonciation, sont suspects tous ceux qui refusent de dénoncer l'ennemi désigné du moment ou qui ne le dénoncent pas avec suffisamment de vigueur, de régularité et de conformité rhétorique. Par ce trait – et par plein d'autres – le vertuiste a une grande ressemblance avec les inquisiteurs ou les activistes du Komsomol les plus zélés qui étaient capables de vous dénoncer parce que vous ne manifestiez pas d'adhésion suffisamment enthousiaste à la ligne du parti. Antoine de Saint-Exupéry ne s’y est pas trompé lorsqu’il a dit de "l'homme des manifestes" André Breton : "Si vous n’êtes pas l’homme des Bastilles, c’est faute de pouvoir. Mais dans la mesure où votre faible pouvoir peut s’exercer, vous êtes l’homme des camps de concentration spirituels. Votre châtiment ne dispose comme arme que du manifeste, mais vous en usez contre quiconque ne pense pas absolument comme vous. La liberté de penser me paraît formule vide de sens si elle impose le Conformisme intellectuel et spirituel. »
Car oui, le vertusite professionnel prétend détenir le monopole de la vertu et de la lucidité. Il sait ce qu'est l'information et ce qu'est la désinformation. Vous n'avez qu'à lui faire confiance.
L'existence d'un avis contraire le démange, il a du mal à vivre avec ça. Si quelqu'un ne partage pas son point de vue, c'est qu'il est victime d'une éclipse mentale ou d'une corruption morale. Imaginer que l'on puisse tout simplement avoir un point de vue différent du sien est hors de sa portée. Ceux qui pensent différemment doivent être rééduqués, ou, si cela est impossible, écartés, internés, voire exterminés. « Ce qui constitue une république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé » dixit Saint-Just.
Son point de vue n’a pas besoin d’arguments pour être accepté. "Les importants n'argumentent point ; ils se contentent de dire la même chose, en haussant seulement le ton. Dotés d’un savoir garanti par leur pouvoir les « importants » ne discutent pas, ils affirment et réaffirment leur unique pensée, en quoi ils disent ce qu’il faut penser. Il s’agit de constituer un stock de lieux communs jugés politiquement convenables, puis de les enfiler en phrases" (P.-A. Taguieff).
Quand un expert qui connaît le terrain se pose des questions sur un événement en cours et temporise avec des conclusions, le vertuiste n'a pas besoin de faits ni de connaissances préalables pour savoir e-xac-te-ment ce qui s'est passé. Dans la minute qui suit l'événement, il dégaine un jugement définitif et sort un manifeste bien rodé. Lorsqu'il arrive que, peu de temps après, les faits lui donnent tort, cela ne le décourage point. Il n'a pas besoin de faits, ils ne l'intéressent pas. Lui, il SAIT. L'indignation poseuse lui tient lieu d'analyses précises et de jugements argumentés. C'est pour cette raison que le vertuiste professionnel est l'invité préféré de nos médias qui carburent à l'émotion et n'ont que faire de compétences.
Le feu intérieur qui brûle le vertuiste ne lui permet pas de s'exprimer dans un langage correct, dans le respect des règles linguistiques et des convenances sociales. L’homme indigné laisse tout cela au commun des mortels. Ces posts – le vertuiste s'exprime surtout via des réseaux sociaux (Twitter de préférence) – sont souvent écrits en lettres capitales et ponctués de points d'exclamation et de smileys éloquents. Rituellement, il clôt son manifeste par un "À gerber !", "Les ennemis de la démocratie, quittez mon mur !" ou un autre coup de gueule censé lui donner de l’importance et faire trembler les "complotistes", les "fascistes", "les-agents-du", et autres ennemis du peuple qu’on désigne aujourd’hui sous le nom des « ennemis de la démocratie ». Ainsi, la forme du post permet-elle souvent de reconnaître un vertuiste professionnel et de fuir, s'il est encore temps.
Malheureusement, quitter la page d’un homme/femme indigné(e) ne vous garantit nullement être à l'abri de ses coups de gueule et de son activisme forcené. À l'étroit sur sa page ou les pages de ses amis, il sévit là où bon lui semble. Tel un missionnaire, il a soif du grand large et sème à tout vent... Il s’autorise à se mêler de chaque conversation et de prêcher sa bonne parole là où il veut, sans s’embarrasser d’usages de politesse. Un inconnu pontifiant, condescendant, voire carrément insultant qui vient vous apostropher sur votre page, c’est souvent lui, le vertuiste professionnel.
Le plus souvent, l’homme indigné pense « contre ». Il se nourrit plutôt de haine que d’amour (sauf s’il s’agit d’amour pour lui-même qui, lui, n’est pas à prouver). Le même Saint-Exupéry cité plus haut a écrit au même Breton : "Vous ne pouvez vous habiller qu’en écrivant « contre » quelque chose. « Pour » qui, ou « pour » quoi êtes-vous ? Vous « êtes » pour André Breton résolument et exclusivement. »
Mais alors, objectera-t-on, cet infatigable pourfendeur de tous les totalitarismes, discriminations et fascismes, n'est-il pas un défenseur ardent de la démocratie? La démocratie, ce nom du Bien, ce nouvel absolu de la croyance publique, ce mantra qu'on invoque d'autant plus souvent que l'on vit dans des démocraties curieuses, sans démos, ni de kratos... « Ils sont obsédés par la démocratie depuis qu'il n'y en a plus », disait de Gaulle à Malraux, peu avant sa mort. La fanfare démocratiste, de plus en plus forte et de plus en plus fausse, n'est qu'un cache-misère de "l'éclipse du projet de l'autonomie" (Castoriadis) et de l'incapacité de gouverner et d’être gouverné dont souffrent les sociétés "démocratistes".
Celles mêmes où le vertuiste professionnel a remplacé le savant, l'intellectuel, le philosophe et où il a toute latitude pour infliger sa pensée binaire et son intransigeance sectaire aux concitoyens et à des hommes politiques devenus insignifiants et impuissants.