On sait qu’il y a plusieurs thèmes ou motifs à propos desquels le divorce entre ce qu’on appelle, faute de mieux, le peuple et les élites est devenu immédiatement perceptible (immigration, insécurité, frontières, mondialisation, référendum, etc.).
Mais nulle séquence à mon sens ne le démontre mieux que le rutilant tombeau d’éloges médiatiques et politiques qui choit depuis hier soir, dans tous les médias de France et de Navarre, sur la dépouille à peine froide de Jean-Pierre Elkabbach – lequel, enfin, comme le voulait Georges Marchais, s’est tu (d’autres que moi ont déjà fait la blague, mais elle s’impose).
De mémoire d’homme, je crois n’avoir jamais rencontré une âme humaine, de quelque milieu qu’elle vînt ou de quelque idéologie qu’elle se réclamât, capable d’éprouver à l’égard de ce sinistre et répugnant laquais des pouvoirs en place autre chose que de l’aversion et du dégoût.
Personne ne pouvait véritablement aimer Elkabbach en dépit de sa superbe, de même que personne ne pouvait vraiment détester Denise Fabre malgré son rire un peu idiot (il est évident que c’est à elle qu’un directeur de chaîne publique intelligent aurait dû demander de s’entretenir avec Jacques Derrida ou Umberto Eco sous les ors de la bibliothèque du Sénat).
Dès qu’on voyait ou entendait ce malotru « aux mains moites de trouille », comme disait Jean-Edern Hallier, quelque chose d’âpre et de passablement violent modifiait instantanément notre humeur.
Sa façon unique, en tout cas dans les années qui ont suivi la fin du gaullisme, de paraître à la fois et dans la même phrase aussi servile et aussi menaçant, ventre à terre devant les tenants du pouvoir en place et pétri de morgue hargneuse à l’encontre des faibles ou des dissidents, donnait immanquablement la nausée, même quand on y était habitué.
La prostitution du journalisme assermenté, il l’assumait jusque dans la coupe de ses costumes de proxénète. D’autres de la même espèce sont venus après lui (inutile de citer les noms), mais aucun n’a pu ou su être pire que lui.
Son seul mérite : avoir réussi, par comparaison, à rendre le plat Alain Duhamel vaguement sympathique, ou fréquentable, et Georges Marchais authentiquement national.
L’acmé dans l’immonde fut atteint en 1994, lorsqu’il alla nuitamment à l’Elysée, comme un Fouquier-Tinville de bazar, faire le procès de la jeunesse maréchaliste de François Mitterrand alors que le président à l’agonie luttait contre le cancer qui ne tarderait pas à l’emporter.
Même moi qui éprouvais une profonde aversion envers la personne et l’œuvre du vieux renard cagoulard de l’Angoumois, ce jour-là, je l’ai profondément aimé, surtout lorsqu’il a fait taire, d’autorité, ce répugnant inquisiteur qui croyait pouvoir se comporter avec lui comme Beria avec Staline sur son lit de mort.
Aujourd’hui, c’est lui qui est mort, et même si c’est dans l’ordre des choses, il convient d’être heureux de lui survivre.
J’entends encore mon père, vieux gaulliste, nous dire, à ma mère et à moi, le soir du 10 mai 1981 : « C’est désastreux, mais au moins on ne verra plus la gueule d’Elkabbach ».
Cette fois, c’est clair, papa ; on ne le verra vraiment plus. Dors en paix, contrairement à lui.
Que cet anti-requiem dès lors, pour solde de tout compte et rejet de toute bienséance funèbre, se disperse par les méandres et les bifurcations de la Toile, comme les cendres d’un dégoût mal refroidi projetées sur la mer de l’universelle insignifiance.