Anne-Sophie Chazaud
Chers amis,
Vous avez souvent entendu, je suppose, cette injonction à «penser contre soi», en général émise de façon mielleuse et condescendante par des philosophes médiatiques dans le but réel d’afficher leur aptitude à exécuter comme aux concours de patinage artistique moult cabrioles rhétoriques de plus ou moins belle facture et, en vérité, de nous amener non pas à penser contre nous-mêmes mais à penser comme eux.
Pourtant, dans la période que nous traversons, rien ne m’est paru plus impérieux, indispensable, que de parvenir, les uns comme les autres, à mettre nos convictions, nos préférences, nos prismes idéologiques, nos engagements, nos goûts et nos dégoûts de côté afin de tenter d’y voir plus clair sur ce qui se joue actuellement et, surtout, sur la nature de nos attitudes et réactions, plutôt que de jouer sans fin au jeu du plus malin, de celui qui sait, du premier qui a commencé, de la poule et de l’œuf, de la barbichette, tout en se balançant mutuellement dans la figure des photos de bébés suppliciés par un camp ou par un autre comme pour mieux légitimer par ces procédés racoleurs et putassiers le bienfondé de nos présupposés idéologiques, non sans sous-entendre, naturellement, que les bébés d’en-face, d’une manière ou d’une autre, valaient moins ou, en tout cas, que leur mort avait moins d’importance voire, qu’elle était vaguement légitime.
J’avais annoncé que, pour aborder cette période de type crépusculaire (plutôt que sépulcrale car, gardons tout de même l’hypothèse d’un lendemain collectif meilleur…) et afin d’affronter mon propre désarroi face à l’immondice des temps, j’avais besoin de prendre du temps et du recul. Ô combien avais-je raison… ! Mais je dois vous faire un aveu : cela est/fut tout sauf facile, tant l’envie et, quasiment le besoin, de réagir étaient/sont violents. Heureusement, pour cela, pour vider son sac de manière intempestive, il existe le caniveau twitterien des émotions (je dis cela sans mépris puisqu’un espace public sans caniveau et sans égouts est voué à se transformer lui-même en cloaque), lequel permet, au fil de l’eau, de déverser du rire et de la colère sans que cela n’ait aucune espèce de valeur autre que cathartique. C’est la raison pour laquelle cela me prend un peu de temps pour vous proposer ces textes même si je commence à en distinguer l’architecture, l’angle, l’aspect. C’est le temps pour faire le détour par autre chose que par mes propres convictions et réactions épidermiques, qui, je l’avoue sans fard, sont fortes et, bien qu’il paraisse que ce soit mal, empreintes d’une très vive émotion. Je ne vous cache pas que j’aurais apprécié que beaucoup d’autres observateurs procèdent de la même façon, nous aurions ainsi gagné en intelligence collective.
A ce sujet d’ailleurs, je dois dire toute mon admiration devant ce miracle de la transsubstantiation de tant de personnes, qui économiste, qui juriste, qui vieille fille oisive des internets, qui gardien de zoo, ont su, tour à tour et en l’espace de quelques années à peine, par enchantement, devenir d’éminents épidémiologistes, de brillants spécialistes de la chose militaire, de réputés slavologues et à présent des diplomates de canapé : moi, contrairement à eux, et au risque de vous décevoir, l’impression que j’ai c’est que je ne sais rien, en tout cas je ne sais rien de ces choses. Je ne sais rien des virus, je ne sais rien des batailles (dont je dois dire que je me fiche un peu, n’ayant pas non plus la passion de construire des Tour Eiffel en allumettes non plus que des petits trains pour occuper mes dimanches), je ne sais rien de comment régler la crise israélo-palestinienne (mais visiblement j’ai beaucoup d’amis qui, eux, savent, quelle chanceuse je suis…). Ce que je m’efforce de comprendre en revanche c’est ce qui se passe pour nous et en nous, autour de nous. Cela oui je peux l’atteindre et probablement lui donner une forme intéressante, je l’espère, pour vous.
Quelques figures structurantes de ce que nous traversons commencent à mes yeux à émerger et les contours se décantent peu à peu. Ce n’est pas d’écrire un texte qui me prend du temps (ceux qui me connaissent savent que je ne peux écrire que d’une traite et sans brouillon - les brouillons m’embrouillent - et j’ignore pourquoi c’est ainsi…), non, c’est bien le temps de la décantation ou du retrait des émotions parasites.
La première de ces figures du temps qui sont, par leur puissance destructrice, des Antimythologies, majeure, et qui d’une certaine manière ordonne autour d’elle toutes les autres, est celle de la DÉSHUMANISATION. Vous me direz que cela n’est pas nouveau, en particulier en temps de guerre. Et pourtant si, la déshumanisation à laquelle nous assistons et qui est ce qui nous brutalise profondément, nous frappe de stupeur, nous méduse, nous rend muets ou au contraire trop bavards dans le vide, revêt actuellement des formes spécifiques qui se surajoutent à celles du passé et nous écrasent au sol en tant qu’humains. Je traiterai donc des différentes formes de la déshumanisation, et je la traiterai elle-même sous différentes formes.
Je publierai ces textes du crépuscule le vendredi en fin de journée à compter de la semaine prochaine sur mon site ainsi qu’ici et sans doute aussi ailleurs.
Je voulais vous tenir au courant du cheminement de ma réflexion et de cette lente maïeutique en attendant.
Je vous souhaite un excellent week-end. A ce sujet d’ailleurs, je me permets une dernière remarque pour aujourd’hui : j’ai pu lire, ici ou là en divers endroits sur les réseaux et sous la plume de personnages surexcités qui ne s’éprouvent existentiellement plus autrement qu’en état de siège permanent (il y a quelques spécimens de cette espèce sur X qui valent, croyez-moi, leur pesant de cacahuètes et l’on se dit que s’ils/elles passaient autant de temps à la salle de sport ou au travail qu’à maugréer, ricaner, étaler constamment une virulence devenue folle et tournant sur elle-même telle une toupie - même si je reconnais bien volontiers que l’époque a de quoi rendre marteau -, notre nation serait largement championne olympique toutes catégories et première puissance industrielle et industrieuse…), donc, disais-je, j’ai pu lire qu’en ces temps troublés, s’adonner aux plaisirs coupables de la vraie vie, parmi lesquels la pratique des arts et lettres, de l’amour, du spectacle de la nature, des sports ou de quelque autre forme de plaisir que ce soit relevait d’une forme d’égoïsme bourgeois.
Je tiens d’emblée à dire que, précisément et en rapport avec ma réflexion sur le contexte généralisé de déshumanisation dans lequel nous évoluons, il n’est rien de plus indispensable, de plus essentiel actuellement que ces pratiques qui sont autant notre oxygène que la marque de notre humanité.
De nos conflits, de nos aigreurs, de nos morts justes et injustes, il ne restera rien, mais de ce que nous laisserons ou aurons transmis comme formes symboliques du beau, de l’éros, de la vie, il restera toute la trace de notre humanité. C’est ce que j’ai pu revoir à Lascaux récemment, qui m’émeut tant, cœur battant de nos origines : de la vie de ces hommes, nos ancêtres, du fracas de leurs tueries tribales, il ne nous reste rien, tout au plus quelques os meurtris, quelques armes, quelques morceaux de pierre, mais de leur projection symbolique il nous reste tout, qui est désormais le miroir de notre propre condition. 17/11/2023