Gérard Araud
"On peut lire Ultima Ratio Regum, l’ultime argument des rois sur les canons de Louis XIV qui l’a d’ailleurs souvent oublié, mais cette devise devrait figurer dans tout manuel de relations internationales. Toute politique étrangère doit avoir pour objectif d’éviter le recours aux armes. Il faut, à la fois, toujours conserver, parfois ostensiblement, l’option militaire sur la table et tout faire pour ne pas avoir à y recourir. Ce n’est pas être munichois. C’est, au contraire, être prêt au pire - la guerre, quel que soit le nom qu’on lui donne - tout en sachant que c’est une solution toujours détestable par son coût humain, physique et moral, par les plaies qu’elle laisse et par ses incertitudes. Il n’y a de guerre indispensable que défensive. Une bonne politique réaliste est une politique pacifique. Les échecs américains en Irak et en Afghanistan et l’embourbement de la France au Sahel nous le rappellent.
Dans ce contexte, les diplomates sont plus que jamais nécessaires non seulement pour conclure des conventions internationales pleines de bons intentions et peu appliquées … mais aussi pour négocier. Oui, tout simplement négocier avec des interlocuteurs qui ne partagent ni nos intérêts ni nos valeurs, non pas pour servir une fin morale transcendante ou suivre des principes abstraits, mais pour atteindre des compromis partiels, temporaires et insatisfaisants.
Ce n’est pas par amoralisme mais simplement parce que, en premier lieu, imposer des valeurs à des pays qui n’en veulent pas est la plupart du temps impossible parce que l’histoire, la géographie et la culture définissent des limites étroites à ce qu’une société peut admettre. l’Irak et l’Afghanistan en ont offert une démonstration tragique par le coût humain du rêve américain d’y introduire une démocratie à l’occidentale, sans transition et sans préparation. Ensuite parce que les rapports de force limitent l’influence qu’on peut avoir sur l’évolution interne d’une grande puissance. Enfin parce que tout gouvernement doit tenir compte de la grande étendue des intérêts de son pays qui sont tous légitimes y compris les intérêts économiques.
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Recourons donc au diplomate non pour sauver le monde mais pour empêcher qu’il sombre dans la violence qui est l’état de nature de la condition humaine selon Hobbes. Comprenons également que même pour atteindre ce modeste objectif il aura à œuvrer avec les forces que sont la peur, l’intérêt et l’honneur et non contre elles, ce qui serait sceller son échec.
Admettons enfin que l’objectif de la diplomatie est de se contenter du moindre mal plutôt que viser au bien absolu. A voir ce qui est arrivé en Irak depuis l’invasion américaine de 2003 et en Syrie depuis le début de la guerre civile en 2011, ne peut-on, par exemple, conclure qu’il y a pire qu’une dictature ? Nous, les Occidentaux détournons instinctivement le regard d'une telle affirmation et pourtant...
Oui, la politique étrangère, c’est parfois accepter le détestable pour éviter l’insupportable. Cette feuille de route tranche trop avec les enthousiasmes et les croyances de notre temps pour être aisément adoptée. Les images vite disponibles des agissements des dictateurs et les passions qu’elles suscitent sur les réseaux sociaux conduisent à l’exigence d’une réaction immédiate face à laquelle toute réticence est lâcheté et complaisance. L’émotion tient lieu de raisonnement.
Grâce à cette retenue, à cette empathie, à cette analyse froide des rapports de force et à cette connaissance de l’Histoire et du fardeau qu’elle représente sur la nuque des États, le diplomate trouve la force de lutter contre les passions ou les préjugés pour essayer d’introduire un minimum de rationalité dans la gestion des relations internationales. Il ne s’agit plus alors de lutte entre le bien et le mal, mais de la confrontation d’intérêts nationaux dont il faut essayer d’assurer la compatibilité.
C’est une entreprise ingrate. Il est facile à la folie des hommes de l’emporter au nom d’une illusion que seules les armes peuvent dissiper…
Les bons sentiments et les émotions sont plus convaincants que le rappel des intérêts et l’analyse des rapports de force. Le diplomate navré ne peut alors que se retirer dans l’attente du moment où, inévitablement, on fera appel à lui pour réparer les fautes dont il n’est pas coupable. Pourtant, tel Sisyphe, le diplomate de tous les temps et de tous les pays est condamné à essayer inlassablement d’éviter le pire, ce pire que les hommes portent en eux et chérissent particulièrement quand ils peuvent le travestir en morale et en droit. N’oublions jamais qu’en dehors de rares circonstances, la vraie morale, c’est la paix".
Gérard Araud, "Histoires diplomatiques", Grasset 2023