Gilles CasanovaJ’avais indiqué, en réponse à des commentaires, il y a quelques jours, que si cet entretien était publié, libre de droits, par Jean-Pierre Chevènement sur son site, je le reproduirais ici intégralement, voilà qui est fait.
28/2/2024
Le Figaro : Emmanuel Macron a déclaré que l'envoi de troupes occidentales en Ukraine n'était pas exclu. Qu'en pensez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Cette position participe d'une fuite en avant irresponsable et très inquiétante. Les Français ont élu Emmanuel Macron comme président de la République française ; ils n'ont pas élu Volodymyr Zelensky. Et ils n'attendent pas du président de la République française qu'il défende d'abord les intérêts de l'Ukraine ou de quelque autre pays que ce soit ; ils attendent qu'il défende les intérêts de la France. S'agissant de la paix et de la guerre, il faut que notre président se souvienne que la dissuasion ne peut être mise en œuvre que pour la défense des intérêts vitaux de la France. Or, disons-le clairement, les intérêts vitaux de la France ne se situent pas en Ukraine.
Le Figaro : Y a-t-il aussi un risque d'escalade face à une puissance nucléaire ?
Jean-Pierre Chevènement : On a d'abord promis aux Ukrainiens des livraisons d'armes qui sont loin d'avoir été effectuées à ce jour - je pense en particulier aux centaines de milliers d'obus dont ils ont le plus grand besoin. Il faut commencer par remplir les engagements qu'on a pris avant d'annoncer l'envoi de troupes au sol qui nous mettrait dans l'engrenage d'un conflit armé direct avec la Russie et nous conduirait à ce que nous devons éviter, à savoir une troisième guerre mondiale qui s'étendrait sur le territoire de l'Europe, à commencer par le nôtre.
Le Figaro : Emmanuel Macron avait pourtant expliqué qu'il ne fallait « pas humilier la Russie ». Comment expliquez-vous ce revirement ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne me l'explique pas. Et tout cela n'a donné lieu à aucun débat. C'est la raison pour laquelle, de concert avec Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, j'ai demandé à ce que le Parlement soit saisi, conformément à l'esprit de la Constitution. La Constitution dit clairement que, dans un processus qui nous mène à la guerre, le Parlement doit être consulté. Le président de la République ne peut pas décider tout seul, soit qu'il ne faut pas inquiéter la Russie, soit qu'il faut envoyer des troupes au sol. Ce sont des changements de pieds excessifs. On aimerait qu'il y ait une politique étrangère cohérente.
Le Figaro : Cela pose justement la question de la cohérence de la diplomatie française et européenne – même si Emmanuel Macron semble plutôt isolé sur la question de l'envoi de troupes.
Jean-Pierre Chevènement : Cela révèle surtout une mauvaise prise en compte de ce qu'est l'intérêt national. Il ne peut pas être aujourd'hui ceci et demain cela ; le « en même temps » ne peut pas permettre de calibrer une politique étrangère raisonnable et crédible. Que reste-t-il de la crédibilité de la France quand ses principaux alliés se désolidarisent de la proposition peu responsable faite par le chef de l'État, comme c'est le cas avec l'envoi de troupes au sol ? Il est important de rectifier le tir. Et c'est la raison pour laquelle je m'exprime avec force.
Le Figaro : Emmanuel Macron continue de parler d'« Europe souveraine ». Que pensez-vous de cet objectif ? A-t-il un sens ?
Jean-Pierre Chevènement : Cela ne pourrait avoir de sens que si l'Europe impliquait un sentiment de commune appartenance pour tous les peuples qui la composent. Or nous sommes loin de cette situation. L'Europe reste faite d'une trentaine de peuples qui apprécient chacun à sa manière ses intérêts. Prenez l'exemple de la Hongrie, de la Pologne, d'autres encore. On ne peut pas parler d'Europe souveraine tant que ce sentiment commun d'appartenance n'existe pas.
Le Figaro : Est-ce qu'il faudrait une Europe indépendante ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faudrait d'abord une Europe où le sentiment commun d'appartenance ait mûri. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. On le voit à l'évidence.
Le Figaro : Que pensez-vous de l'idée d'un commissaire européen à la Défense ?
Jean-Pierre Chevènement : C'est contraire aux traités qui ne prévoient pas que la défense soit une matière communautaire.
Le Figaro : Faire entrer l'Ukraine dans l'Union européenne est-il réaliste ?
Jean-Pierre Chevènement : Je suis très réservé. Nos intérêts ne sont pas dans cet élargissement continu qui a commencé au début des années 1990 et qui nous éloigne de plus en plus de l'intérêt national. L'élargissement de l'Europe a fortement contribué à la désindustrialisation de la France. Pour tout élargissement, il faudrait d'abord un vote au Parlement ou un référendum. Ce vote n'a pas eu lieu, donc on ne peut pas accepter l'idée d'une adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne. Il y a des règles constitutionnelles dans une démocratie comme la nôtre. Il faut quand même revenir au b.a.-ba. Le Parlement a-t-il débattu ? Un vote est-il intervenu ? Y a-t-il une majorité pour cela ? La réponse va de soi.
Le Figaro : Pour les élargissements précédents, le Parlement ou le peuple français n'avaient pas vraiment été consultés…
Jean-Pierre Chevènement : Ils ont été couverts rétrospectivement par le traité de Lisbonne. Mais on peut effectivement critiquer le traité de Lisbonne en ce sens qu'il revient sur une décision prise au suffrage universel par une majorité de 55% des Français. Un parfum d'illégitimité flotte sur tout cela.
Le Figaro : On parlait de l'Ukraine et des conséquences qui se font déjà sentir pour l'agriculture avec la suppression des droits de douane. On voit des agriculteurs en colère partout en Europe…
Jean-Pierre Chevènement : Je ne vous apprendrai pas que la politique européenne est fondée sur le libre-échange, à l'intérieur, mais de plus en plus vis-à-vis de l'extérieur, avec des traités comme celui envisagé avec le Mercosur. La Commission européenne est-elle fondée en droit à adopter une résolution dite « From farm to fork », « de la ferme à la fourchette », qui aboutit à réduire la production agricole de 15% environ ? On conçoit que les paysans le contestent. C'est une décision proposée par la Commission qui, si elle a été ratifiée par le Conseil européen, est toujours adoptée selon la même formule du consensus mou : « Qui ne dit rien, consent ». Il y a un vrai problème de démocratie au niveau européen.
Le Figaro : Les sondages annoncent une montée en puissance des partis dits populistes aux prochaines élections européennes. Cela vous inquiète-t-il ? Qu'est-ce que cela révèle sur l'Europe aujourd'hui ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut revenir à l'observation des règles constitutionnelles. Et le jour où on travaillera conformément à la Constitution, où notamment le Parlement pourra s'exprimer, ce jour-là les orientations de la politique européenne seront peut-être mieux comprises. À vouloir surenchérir sur les extrémistes, Emmanuel Macron va finir par faire élire Marine Le Pen.
Le Figaro : Gérald Darmanin a ouvert la porte à une autonomie de la Corse. Est-ce opportun ?
Jean-Pierre Chevènement : Pas plus aujourd'hui qu'hier. Le gouvernement de Lionel Jospin voulait donner à l'Assemblée de Corse le pouvoir de légiférer. C'est toujours ce dont il est question : on veut permettre à l'Assemblée de Corse d'adapter les lois et les règlements à l'insularité. C'est du grand n'importe quoi ! C'est toujours le même sujet qui est sur la table. Et si on regarde les résultats, ils ne sont pas brillants : la Corse a été livrée à la mafia. Un référendum devrait intervenir si on ne veut pas mettre le doigt dans un engrenage qui conduirait à défaire la France. »