Natalia Routkevitch
Faute d'enquêtes d'État qui pourraient informer le public des tenants et aboutissants de cette affaire intrigante, qui n'est ni plus ni moins que l'attentat industriel le plus retentissant de l’histoire européenne avec des conséquences économiques et environnementales extrêmement importantes, on se contente des initiatives privées et des investigations de la presse, dont les résultats sont bien exposés dans cet article.
Trois scénarios pour un attentat
Fabian Scheidler
Le Monde Diplomatique octobre 2024
Érigée depuis le 11 septembre 2001 en priorité absolue des pays occidentaux, la lutte contre le terrorisme a trouvé son point aveugle : la destruction en septembre 2022 des gazoducs Nord Stream. Manifestement embarrassées, les autorités politiques et judiciaires louvoient. Et pour cause. Deux ans après, les pistes conduisent non pas au pied du Kremlin mais à Kiev, Washington et Varsovie…
Le 26 septembre 2022, quatre explosions ébranlaient le plancher de la mer Baltique à proximité de l’île danoise de Bornholm. Des jours durant, d’énormes quantités de méthane se sont échappées de trois tronçons détruits des gazoducs Nord Stream 1 et 2, qui transportaient du gaz de la Russie vers l’Allemagne. Les conséquences de l’attentat allaient vite peser sur les populations du Vieux Continent, avec une augmentation brutale des prix de l’énergie, tout particulièrement en Allemagne. En outre, cette infrastructure dont la construction avait coûté plus de 10 milliards d’euros ne comptait pas que le russe Gazprom comme actionnaire, mais également deux énergéticiens allemands (E.ON et Wintershall), un néerlandais (Gasunie) et un français (Engie), tous fondés à réclamer des indemnités.
À n’en pas douter, le plus grand acte de sabotage de l’histoire européenne récente, conjugué à un drame environnemental, allait déchaîner la fureur investigatrice et la sévérité des autorités. Las, deux ans plus tard, les enquêtes officielles se distinguent par une absence d’empressement doublée d’un embarras remarquable. À l’heure où nous mettons sous presse, il n’y a eu ni arrestation, ni interrogatoire, ni inculpation des auteurs présumés.
Début juin, un mandat d’arrêt européen a été émis par le procureur général contre un citoyen ukrainien résidant en Pologne du nom de Volodymyr Jouravlov, mais Varsovie a refusé de fournir une assistance administrative comme la loi l’y oblige, et le suspect a pu s’échapper sans être inquiété. Avec une désinvolture inhabituelle en matière de lutte contre le terrorisme, le premier ministre Donald Tusk, idole des libéraux européens, a tancé les autorités allemandes le 17 août sur X : « À tous les initiateurs et mécènes de Nord Stream : la seule chose que vous avez à faire est de vous excuser et de vous taire. »
Peu après les explosions, les autorités judiciaires suédoises et danoises ont expliqué que seul un acteur étatique pouvait avoir mené une telle opération. Puis elles ont inopinément clos leurs enquêtes, sans publier de résultats. Sitôt l’attentat commis, les États-Unis ont annoncé le lancement d’investigations d’autant plus prometteuses que leurs services de renseignement quadrillent intégralement la mer Baltique ; ils n’ont rien communiqué. Parallèlement, les Occidentaux ont systématiquement décliné l’offre réitérée par Moscou de participer à l’enquête. Les autorités allemandes, elles, poursuivent leurs recherches, mais lors de questions parlementaires, le gouvernement répond que toute divulgation d’information menacerait le « bien de l’État » (Staatswohl) — en clair, que des pays ou des services secrets amis seraient compromis.
Journalistes d’investigation et députés du Bundestag l’affirment en chœur : leurs requêtes heurtent un mur de silence. Holger Stark, de l’hebdomadaire Die Zeit, a évoqué une « pression brutale sur toutes les autorités pour qu’elles ne parlent à aucun journaliste ». Interrogé par Le Monde diplomatique, le député social-démocrate Ralf Stegner juge « très étonnant » qu’un crime aussi grave, commis dans l’une des mers les plus surveillées de la planète, ait donné lieu à si peu d’informations deux ans après les faits. Son collègue Andrej Hunko, de l’Alliance Sahra Wagenknecht (BSW), évoque pour sa part un « désintérêt provocateur pour l’élucidation » de ce forfait.
Le suspect habituel
Trois hypothèses circulent sur l’identité des saboteurs. D’abord, les Russes eux-mêmes. Dans les mois qui ont suivi les attentats, certains représentants gouvernementaux et les principaux médias occidentaux ont en effet pointé du doigt la Russie. « Elle est la seule à être en capacité et avec une bonne raison de le faire », a pontifié Pierre Haski, le chroniqueur géopolitique de France Inter, la station la plus écoutée de France (28 septembre 2022). Depuis, les autorités judiciaires allemandes et suédoises ont précisé à plusieurs reprises n’avoir aucune indication d’une implication russe. Le directeur de l’Agence centrale de renseignement américaine (CIA), M. William Burns, peu suspect de ménager Moscou, l’a également affirmé, tout comme le Washington Post au terme d’une longue enquête. Au nombre des motifs mystérieux qui auraient poussé la Russie à détruire une coûteuse infrastructure qu’elle détient à 51 %, l’argument selon lequel Moscou aurait ainsi voulu éviter des pénalités en cas d’arrêt des livraisons ne convainc guère : au vu des sanctions et des actifs russes confisqués, il aurait probablement refusé de payer.
La deuxième théorie a été lancée le 8 février 2023, quand le journaliste Seymour Hersh, célèbre pour ses révélations sur les crimes de guerre américains au Vietnam et en Irak, publie sur son blog un article détaillé incriminant les États-Unis et la Norvège. À en croire la source unique sur laquelle s’appuie Hersh, l’administration Biden aurait commandité l’attentat.
Un mois plus tard, le 7 mars, le New York Times, dont Hersh fut un reporter-vedette, avançait une troisième hypothèse en s’appuyant sur les témoignages anonymes « de fonctionnaires américains qui ont évalué des informations des services de renseignement » : le sabotage n’aurait pas pour auteurs les services américains mais un « groupe pro-ukrainien ». Peu après, un consortium de médias allemands emmenés par Die Zeit approfondissait, sur la base d’informations provenant notamment du procureur général fédéral : les articles identifiaient un voilier loué par les saboteurs. Depuis, les publications des grands médias occidentaux se concentrent presque exclusivement sur cette version : long de quinze mètres, l’Andromeda aurait appareillé du port allemand de Rostock en septembre 2022 avec cinq hommes et une femme à bord pour atteindre la zone de l’île de Bornholm. Là, les plaisanciers-plongeurs auraient miné les tubes à quatre-vingts mètres de profondeur. Les enquêteurs allemands indiquent avoir détecté en janvier 2023 des traces de l’explosif HMX sur la table du navire, que l’équipage avait omis de nettoyer ; selon les enquêteurs, ce produit a justement été retrouvé sur place.
Les premières publications de cette version ont rapidement soulevé des interrogations : un si petit bateau pouvait-il abriter une opération d’une telle envergure et transporter les tonnes d’explosifs nécessaires, selon les premières estimations des experts ? Des plongées aussi profondes ne nécessitent-elles pas une chambre de décompression – trop grande pour ce bateau ? Depuis, une expédition privée menée sur les lieux de l’attentat par l’ingénieur suédois Erik Andersson en collaboration avec le journaliste Jeffrey Brodsky a levé certains doutes. D’abord, l’analyse des photographies sous-marines détaillées révèle que moins de cinquante kilogrammes d’explosif suffiraient à détruire un pipeline. Ensuite, des professionnels très bien formés pourraient effectuer ces plongées sans chambre de décompression – moyennant une option plus risquée et plus longue. Mais pourquoi, se demande Brodsky, des malfaiteurs sans chambre de décompression auraient-ils choisi de miner les tubes à quatre-vingts mètres de profondeur alors qu’à proximité immédiate une portion de Nord Stream se trouve à moins de quarante mètres de fond ? Et pourquoi l’un des engins explosifs a-t-il été placé à soixante-quinze kilomètres des trois autres ? Malgré de nombreuses questions en suspens, l’Andromeda aurait théoriquement pu mener l’opération.
Signe du génie diabolique des organisateurs ou d’une volonté européenne de ne pas savoir, les traces des auteurs présumés se perdent dans le brouillard. De faux passeports utilisés pour louer le bateau mènent à un soldat ukrainien et à une société-écran polonaise financée par un entrepreneur ukrainien du nom de Rustem A. D’autres pistes conduisent au moniteur de plongée ukrainien Volodymyr Jouravlov, et à d’autres suspects. Mais aucun n’a été interrogé, et les enquêteurs allemands n’ont pas formulé de demande de coopération judiciaire à l’Ukraine. Mieux : les autorités allemandes auraient même indirectement facilité l’évasion du suspect en omettant d’inscrire son nom sur le registre Schengen, qui liste les personnes faisant l’objet d’un mandat d’arrêt européen. « Les gardes-frontières polonais n’avaient ni les informations ni le motif pour l’arrêter puisqu’il n’était pas répertorié comme recherché », a déclaré la porte-parole du parquet général polonais. Selon un rapport de la CIA cité par le Washington Post (11 novembre 2023), les commanditaires de l’attentat seraient l’agent ukrainien Roman Chervinsky et l’ancien commandant en chef des forces armées ukrainiennes, M. Valeri Zaloujny, aujourd’hui ambassadeur à Londres. Ce document soulignait que le président Volodymyr Zelensky n’avait pas connaissance du projet. Mais, en août dernier, le Wall Street Journal a rapporté sur la foi de sources ukrainiennes anonymes que M. Zelensky avait donné son accord, avant d’essayer – sans succès – d’interrompre les opérations sous la pression américaine. La nonchalance occidentale face à la perspective qu’un pays allié, armé et financé par les États-Unis et l’Europe se révèle un État terroriste interroge : des forces politiques freinent-elles les enquêtes de peur qu’elles aboutissent à des conclusions géopolitiquement incorrectes et susceptibles d’ébranler le soutien à l’Ukraine ?
James Bamford, journaliste d’investigation américain de renom, spécialiste du renseignement, pousse le raisonnement un cran plus loin. Il juge pratiquement impossible qu’une opération aussi complexe ait pu s’accomplir à l’insu des services secrets américains. D’abord parce que ces derniers entretiennent des liens très étroits avec les services et les militaires ukrainiens. D’autre part, les États-Unis assurent en mer Baltique une surveillance tous azimuts grâce au dispositif Integrated Undersea Surveillance System (IUSS), mis en place avec l’aide de la Suède. Le système de renseignement sur les signaux de l’Agence nationale de sécurité (Sigint) surveille minutieusement les télécommunications de l’armée et du gouvernement ukrainiens. Malgré l’annonce de sa propre enquête, Washington n’a jusqu’à présent fourni aucune donnée.
D’après le quotidien Die Welt (14 décembre 2023), des citoyens américains – collaborateurs présumés des services secrets – auraient participé à l’inspection de l’Andromeda par les gardes-frontières locaux lors d’une escale du voilier à Kolberg en Pologne le 19 septembre 2022. Les autorités polonaises refusent d’en dire plus et affirment que les images issues des caméras de surveillance du port n’existent plus. La non-coopération de Varsovie, opposant farouche à Nord Stream, questionne sur la possibilité qu’il couvre activement les auteurs du crime, ou même sur son implication dans la planification des opérations.
Feu vert américain ?
Selon le Washington Post du 6 juin 2023, la CIA avait connaissance dès juin 2022 d’un plan ukrainien visant à faire sauter les pipelines ; l’agence en avait informé certains pays européens, dont l’Allemagne. Si l’on croit ces sources, les gouvernements occidentaux auraient sciemment dissimulé au public que leur allié ukrainien occupait la première place sur la liste des suspects du plus grand sabotage industriel de l’histoire contemporaine. Le Wall Street Journal (14 juin 2023) cite des fonctionnaires américains anonymes affirmant que la CIA a tenté à l’époque de dissuader l’Ukraine. Aucune source indépendante n’étaie cette affirmation. Andersson y voit une manœuvre de Washington pour établir ce que l’on appelle en diplomatie un « déni plausible ». Lui et Brodsky estiment que, si le navire a effectivement été un des éléments du crime, les États-Unis ont au minimum donné leur feu vert à l’opération, faute de quoi les saboteurs ukrainiens auraient couru un risque trop élevé d’apparaître sur les écrans de la surveillance américaine – avec des conséquences potentiellement fatales pour les relations avec les Occidentaux. L’ingénieur et le journaliste n’excluent pas une participation active des États-Unis dans la planification. L’existence de projets antérieurs visant à dynamiter les tubes, auxquels auraient participé des « experts occidentaux », selon le Wall Street Journal (14 août 2024), semble appuyer leur appréciation.
La question du rôle des États-Unis nous ramène à la deuxième hypothèse, celle de Hersh. En décembre 2021, affirme le journaliste, le président américain Joseph Biden aurait chargé la CIA d’élaborer un plan pour détruire les pipelines en cas d’invasion de l’Ukraine par les Russes. Des plongeurs spécialisés de l’US Navy l’auraient mis à exécution en juin 2022 en plaçant des explosifs activables à distance par signal acoustique. Les manœuvres annuelles de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) en mer Baltique auraient servi de camouflage. En septembre, M. Biden aurait donné l’ordre de faire exploser l’engin.
Après sa publication en février 2023, l’article de Hersh a été tantôt ignoré, tantôt disqualifié comme relevant d’une théorie du complot par la presse occidentale. La principale critique formulée par les rares journalistes qui daignèrent examiner son texte tient au fait qu’il repose sur une seule source anonyme — comme d’ailleurs la plupart de ses révélations importantes. Hersh observe que les États-Unis n’ont jamais dissimulé leur intention de détruire Nord Stream : le président américain Biden avait lui-même annoncé le 7 février 2022 lors d’une conférence de presse à la Maison Blanche, aux côtés du chancelier allemand Olaf Scholz, que son pays « mettrait fin aux pipelines si la Russie envahissait l’Ukraine ». « Vous verrez : nous sommes en mesure de le faire », avait-il ajouté en souriant. Après les attentats, la sous-secrétaire d’État américaine Victoria Nuland s’était réjouie lors d’une audition au Sénat : « Le gouvernement américain est très satisfait que Nord Stream 2 ne soit plus qu’un tas de métal au fond de l’océan. » D’un point de vue géopolitique autant qu’économique, il ne fait aucun doute que Washington avait intérêt à mettre ces tubes hors service. Les États-Unis désapprouvaient le rapprochement entre l’Allemagne et la Russie. En outre, selon Hersh, Washington entendait priver la Russie du levier gazier qui lui aurait permis d’inciter Berlin à limiter son soutien à l’Ukraine. Mais existe-t-il des indices ou des preuves à l’appui de la version de Hersh ? C’est précisément pour répondre à cette question qu’Andersson a entrepris son expédition. Son examen des lieux du crime a révélé qu’il n’y avait pas eu deux engins explosifs par pipeline, comme Hersh l’avait initialement affirmé, mais très probablement un seul. Initialement partisan de la thèse de Hersh, l’ingénieur tient désormais celle de l’Andromeda pour probable, sans pour autant exclure que Hersh, malgré ses erreurs de détail, puisse avoir finalement raison. Par exemple, l’analyse détaillée par Andersson des renseignements d’origine sources ouvertes (« open source intelligence », OSINT) conclut que les positions des navires de guerre et des avions américains sont compatibles avec la description de Hersh, contrairement à ce qu’affirmaient des analyses OSINT antérieures.
Même si les thèses de Hersh n’ont pas été réfutées, Stark, le responsable du département investigation de l’hebdomadaire Die Zeit, pense que son collègue s’est cette fois-ci trompé, car ses affirmations n’ont jusqu’à présent été corroborées par aucun résultat d’enquête. Le journaliste d’investigation Jeremy Scahill, cofondateur de la plate-forme d’information The Intercept, a pour sa part évoqué deux possibilités qui permettraient d’établir un lien entre la version de Hersh et celle de l’Andromeda. D’abord, la source de Hersh aurait eu connaissance d’un plan finalement abandonné et remplacé par une autre opération — une hypothèse qu’Andersson considère lui aussi comme plausible. Autre possibilité : le périple du yacht faisait partie d’une manœuvre de diversion complexe. Steven Aftergood, qui a dirigé le programme de recherche sur les opérations secrètes du gouvernement américain à la Federation of American Scientists de 1991 à 2021, considère la diffusion de faux récits dans le but de dissimuler une opération comme « une pratique courante dans les opérations militaires et les activités de renseignement », souvent qualifiée de « camouflage et tromperie ». Scahill indique à cet égard que laisser des traces d’explosif sur la table « est soit la preuve d’un manque total de professionnalisme, soit une “trace” délibérément laissée dans l’intention de tromper ». Que les auteurs de l’attentat « n’aient pas eu suffisamment de temps pour effacer leurs traces » à bord du yacht, comme l’a supposé Stark, semble peu plausible au vu des semaines de voyage du bateau. L’Andromeda a d’ailleurs passé quatre mois d’inactivité avant son examen par les enquêteurs, un délai largement suffisant pour effacer des traces — ou en créer. Mais à ce stade, aucune preuve tangible n’étaie cette hypothèse de la diversion, également défendue par Hersh.
L’attentat contre Nord Stream demeure ainsi une affaire non résolue. Face à cette situation, de nombreux parlementaires réclament une commission d’enquête indépendante, par exemple sous l’égide du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU). Mais une résolution en ce sens, présentée par la Russie et soutenue par la Chine et le Brésil, n’a pas obtenu l’aval des États-Unis et de leurs partenaires. L’Allemagne et la Suède ont toujours rejeté le principe d’une telle commission afin — officiellement — de ne pas perturber les enquêtes en cours. La volonté de ne pas faire savoir se comprend aisément : si les traces devaient établir une responsabilité du gouvernement ukrainien ou même américain, les conséquences géopolitiques seraient imprévisibles et potentiellement fatales. Le jeu de cache-cache autour de l’histoire criminelle la plus explosive de notre époque se poursuit donc.
Fabian Scheidler