Natalia Routkevitch
Dans un commentaire des documents officiels sur la stratégie militaire des États-Unis pour les années à venir, qui expliquent pourquoi le pays n'est pas prêt à mener des opérations militaires à grande échelle sur plusieurs fronts et chercherait, en cas de nécessité, à impliquer le plus possible ses alliés, on trouve, entre autres, une explication assez frappante : 70 % des jeunes Américains ne sont pas aptes au service militaire. 70 % !
Les documents évoquent des causes liées à la « santé, la condition physique, l'éducation, le racisme, et d'autres formes de discrimination ». En examinant les dernières statistiques pour comprendre les principaux facteurs qui expliquent cet état alarmant, on constate que la situation s’est sérieusement dégradée sur plusieurs points au cours des 30 dernières années.
Ci-joint quelques statistiques commentées tirées de l’ouvrage d’Amy Greene « L’Amérique face à ses fractures » (2024), mais pour trouver plus de données, on peut se tourner vers des organismes officiels, notamment CDC (Centers for Disease Control and Prevention), etc.
Surpoids
La proportion de femmes en surpoids est passée de 21 % en 1990 à 44 % en 2022, et pour les hommes, de 17 % à 42 %. Ce chiffre est trois fois plus élevé que dans les années 1960.
Ce phénomène touche particulièrement les Afro-Américains et les Latinos. Les États les plus pauvres, comme le Mississippi, l'Alabama et l'Oklahoma, sont les plus gravement touchés, avec plus de la moitié de leur population affectée par ce problème. Ce fléau résulte de facteurs culturels et de choix politiques qui maintiennent un environnement alimentaire toxique
En 30 ans, les portions de restauration ont augmenté de 200 %. Pendant ce temps, les prix des fruits et légumes frais ont augmenté plus rapidement que tout autre produit, tandis que ceux des produits les plus nocifs ont baissé.
L'industrie alimentaire consacre chaque année plus de 10 milliards de dollars à la publicité, dont 1,6 milliards destinés aux enfants. Ainsi, dès le plus jeune âge, la société encourage une alimentation malsaine et un mode de vie sédentaire, conduisant à une augmentation inévitable de l’obésité et à une détérioration de la qualité de vie.
Accès aux soins
Aux États-Unis, il n'existe pas de système d'assurance maladie universelle, et le gouvernement fédéral ne fournit pas de services médicaux à tous les citoyens. Près de 42 millions d'Américains ne sont pas assurés.
Les dépenses de santé aux États-Unis sont particulièrement élevées. Le pays consacre à ce secteur bien plus que tout autre membre de l'OCDE, et cette charge ne cesse d'augmenter. En 2021, les États-Unis ont consacré 18 % de leur PIB à la santé, soit près de 13 000 dollars par habitant. Le coût par personne a quadruplé entre 1980 et 2020. Cependant, ces dépenses exceptionnelles ne se traduisent pas par des résultats remarquables en termes de santé publique.
Comparés aux autres pays développés, les États-Unis occupent l'une des dernières places en termes d’espérance de vie. Les taux de mortalité infantile et maternelle, de maladies chroniques et de suicides, surtout parmi ceux qui ont un accès limité aux soins de santé, sont préoccupants.
Toxicomanie
Depuis 2000, plus d'un million d'Américains sont décédés d'une overdose, dont les trois quarts sont liés aux opioïdes, qui sont devenus un fléau national au cours des dix dernières années. Chaque jour, 220 Américains meurent d'une overdose d'opioïdes. La crise a commencé dans les années 1990 avec la multiplication des prescriptions d'opioïdes, aggravée par la pression des sociétés pharmaceutiques.
Les overdoses liées aux opioïdes sont qualifiées par les économistes Anne Case et Angus Deaton de « morts de désespoir », causées par le déclin des opportunités d'emploi, la stagnation des salaires et le sentiment de déclassement. Ces décès touchent particulièrement les Blancs issus de milieux défavorisés, représentant 7 décès sur 10, principalement des hommes, et des jeunes âgés de 20 à 59 ans.
Certains États, tels que la Virginie-Occidentale, le Tennessee, le Kentucky, l'Arkansas, le Mississippi et l'Alabama, connaissent une hausse rapide des décès liés aux opioïdes. Près de 9 millions d'enfants américains vivent avec un parent toxicomane, dont un quart spécifiquement dépendant aux opioïdes. Entre 2010 et 2017, le nombre de nouveau-nés souffrant de symptômes de sevrage a augmenté de 80 %, montrant que cette crise affecte même les plus jeunes, plongeant des familles dans la précarité et compromettant l'avenir des enfants.
Inégalités
Les États-Unis affichent un coefficient de Gini de 0,49, ce qui en fait le pays le plus inégalitaire parmi les membres du G7. La croissance économique profite de manière disproportionnée aux plus aisés, tandis que la classe moyenne, moteur de la prospérité américaine au 20e siècle, se rétrécit. Ces disparités soulèvent la question de la concentration exceptionnelle des richesses : aujourd'hui, les 10 % les plus riches perçoivent plus de la moitié des revenus du pays.
À ces inégalités salariales marquées s'ajoute un système fiscal favorable aux plus fortunés. Par exemple, les 400 familles de milliardaires les plus riches bénéficient d'un taux d'imposition moyen de 8,2 %, contre 13 % pour l'Américain moyen.
L'ampleur de ces inégalités socio-économiques ne soulève pas seulement des problèmes criants de justice sociale, elle érode également la confiance dans l'ascenseur social, un élément clé du rêve américain. Les inégalités touchent particulièrement les Noirs, surreprésentés parmi ceux qui restent dans leur milieu socio-économique d'origine : près de la moitié des enfants noirs nés dans des foyers parmi les plus pauvres y resteront toute leur vie, contre seulement 17 % des enfants blancs dans la même situation.
Isolement et dépression
De plus en plus d'Américains se disent isolés, un problème ayant des conséquences tangibles sur leur santé et bien-être. Plus de la moitié déclarent ressentir une solitude profonde, légèrement plus fréquente chez les hommes que chez les femmes, et fortement corrélée à l'utilisation croissante des réseaux sociaux : près des trois quarts des utilisateurs assidus souffrent de cet isolement, contre la moitié des utilisateurs occasionnels. Si toutes les générations sont touchées, les jeunes adultes (18-22 ans) semblent particulièrement vulnérables, tandis que les baby-boomers y résistent mieux.
Ce sentiment de solitude ne se limite pas à une expérience subjective : il reflète une réelle érosion des liens sociaux et de la convivialité, mesurable en termes d’interactions humaines. Selon le ministère américain de la santé, l’isolement social a augmenté de 24 heures par mois au cours des 20 dernières années. Les interactions familiales ont chuté de 5 heures par mois, tandis que le temps consacré aux loisirs collectifs et aux moments sociaux a également diminué.
La solitude, devenue une véritable crise de santé publique, a des conséquences physiques sévères : risque accru de maladies cardiaques (+30 %), d'AVC (+32 %) et une probabilité 50 % plus élevée de démence chez les seniors. Elle est aussi liée à l’obésité et à une mortalité précoce. Chez les enfants, l'isolement est un indicateur majeur de troubles psychiques tels que l'anxiété, la dépression et le suicide.
La dépression, devenue la pathologie la plus courante aux États-Unis, touche aujourd'hui un tiers des adultes et deux tiers des jeunes, les taux les plus élevés depuis 2015. L'épuisement psychologique, la pandémie de COVID-19, la toxicomanie et le manque d’accès aux soins sont les principaux facteurs aggravants. Cette crise de dépression conduit à un nombre croissant de suicides : en 2021, le nombre de suicides a presque atteint un niveau record, dépassant de loin celui des homicides. Une enquête récente a révélé que 57 % des jeunes filles et 29 % des garçons se sentent constamment tristes et sans espoir, et un tiers des filles ont envisagé le suicide.