Le mathématicien Cédric Villani, visiteur numéro 658462, a pu rencontrer Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, dans la prison de haute sécurité britannique où il est incarcéré depuis 2019. Voici son récit, en exclusivité dans « l’Obs », alors que l’Australien risque d’être extradé aux Etats-Unis où il encourt jusqu’à 175 ans d’emprisonnement.
A l’accueil de la prison de Belmarsh, ce matin d’octobre 2023, l’employée a immédiatement rendu son verdict. « Prisoner Julian Assange » n’aura pas droit au livre que je lui ai apporté, il en a déjà trop. Comment peut-on avoir trop de livres ? Est-ce qu’un prisonnier qui lit trop de livres est un danger plus grave pour la société ? Je pense aux milliers de livres de ma bibliothèque personnelle qui ont accablé tant de déménageurs, et je me demande ce qu’en dirait l’administration. Pas le temps de trop me poser de questions, je dois continuer les formalités. Mon passeport est vérifié, ma preuve de résidence enregistrée, ma main tamponnée à l’encre invisible.
« Vous ne pouvez garder avec vous que ceci. » Ceci : un feuillet administratif qui joue le rôle de laissez-passer et une petite pancarte à maintenir attachée autour du cou, portant les mots « visiteur social » et le numéro 658462. Et tout le reste – électronique, stylos, papiers, portefeuille, carnet, veste, mouchoirs, gourde, sacs, journaux… – va dans le casier. Ah si, j’ai le droit de conserver sur moi un maximum de 25 livres — des livres sterling, pas des livres que l’on lit. Je me déleste de tout, insère la pièce de 1 livre dans le mécanisme à clé de la consigne, attends tranquillement qu’on me fasse signe. Prêt à pénétrer dans un nouveau territoire.
Une prison, c’est un monde en soi. Avec son temps propre et son espace propre, ses laissez-passer, sa culture, son administration, ses rapports de force, son économie. Les prisonniers britanniques ont leur propre journal interne – rempli de témoignages d’évasions ratées, d’erreurs judiciaires, de nouvelles des prisons ailleurs dans le monde. Et dans quelques instants, je pénétrerai dans la plus célèbre prison britannique, His Majesty’s Prison Belmarsh, que l’on surnomma un temps le « Guantanamo britannique ». L’une des dix prisons de très haute sécurité (catégorie A) de Grande-Bretagne. Elle héberge certains des terroristes et serial killers les plus recherchés, et plus généralement des personnes dont l’évasion « ferait courir un grave risque » à la société. C’est là que survit Julian Assange, le journaliste le plus décoré du XXIe siècle.
« Vous voyez la première porte ouverte, là-bas, dans le grand bâtiment de l’autre côté de la cour ? Vous pouvez y aller. »
Nous sommes une dizaine de visiteurs et visiteuses de tous âges, ce matin, à entrer par cette porte. Vérification des papiers et empreintes digitales. Attente sous bonne garde. Barrière. Examen de sécurité façon aéroport (plus grand-chose à déposer, mais quand même les chaussures et la ceinture). Fouille au détecteur de métaux. Fouille des semelles des chaussures. Fouille au corps. Examen de votre gorge, du dessous de votre langue, de vos oreilles. Fouille au chien, qui vient vous sauter dessus comme débordant d’affection. Examen de vos accessoires.
« Les bracelets, c’est religieux ? Vous pourriez les enlever ? »
Mes bracelets d’accès à la Fête de « l’Huma » ? Ah non, je n’appellerais pas ça une religion. De toute façon, je ne peux les enlever, à moins de les couper. Une supérieure est consultée, elle m’autorise à garder les bracelets suspects.
Etape suivante. Une porte. Une cour encadrée de très hauts murs. Une porte, deux portes. Nous sommes silencieux, en rang derrière un garde, comme de petits canetons bien sages derrière leur maman. Des cris quelque part, d’une personne au bord de la crise de nerfs. Dans les couloirs, de grandes affiches font la morale aux prisonniers, avec gros plan sur le visage d’une mère dont la vie s’est arrêtée, d’une petite fille qu’ils ont abandonnée. Et si vous avez de la drogue, ou des objets interdits, c’est votre dernière chance de les déposer, les conséquences peuvent être terribles en cas contraire.
Finalement, après la dernière porte, voici le parloir. C’est un réfectoire comptant une cinquantaine de tables, rangées selon une grille régulière, fixées au sol avec les chaises qui les entourent. Les murs sont décorés de mots « sociaux » – foi, famille, amitié… Je récite à voix basse un poème d’Aragon, me disant que c’est probablement la première fois qu’il est prononcé dans ces murs et que c’est aussi notre mission de répandre la poésie. Examen de mes papiers, de mes empreintes, pour la énième fois.
« Ce sera la table C1, vous voyez, là-bas. »
Les prisonniers ne sont pas encore arrivés. Eux devront rester bien en place à la table qui leur est assignée, leur brassard jaune indiquant leur statut. Vous aurez le droit de vous mouvoir dans le parloir, pour aller acheter de menues consommations à la buvette. Pendant une heure et demie, vous allez être leur bouffée d’oxygène, leur lien avec la société des humains.
Je ne sais pas vraiment ce que voudra Julian, je vais au plus simple pour commencer. « Two coffees, please. » Ce sont les machines à café les plus lentes que j’ai vues de toute ma vie, et les employées le reconnaissent sans rechigner. D’autant plus rageant que « mon » prisonnier vient d’arriver et de s’installer à sa place. Que cela soit dit : la première fois où il est apparu, il n’y a pas eu de moment de regard lumineux entre nous, de moment magique hollywoodien où je me suis jeté dans ses bras. A ce moment j’étais bien englué dans la petite réalité, trépignant à attendre que nos cafés soient exprimés par une technologie lambine.
Une première fois, oui ! Pas ma première fois dans le monde carcéral, tout en froide lenteur et en barrières – ça m’est déjà arrivé d’y donner des conférences de vulgarisation scientifique, ou d’y effectuer une visite de député –, mais c’est la première fois que je rends visite en prison à quelqu’un qui compte pour moi.
Un air de sage des contes de Tolkien
Il faut sans doute que je m’habitue : le monde compte plus de prisonniers que jamais – 11 millions, selon les observatoires, les deux plus gros fournisseurs étant les deux grands empires économico-technologiques, Chine et Etats-Unis d’Amérique. La dernière lauréate du prix Nobel de la paix, Narges Mohammadi, croupit dans un cachot iranien ; l’un de mes collègues mathématiciens a tâté des geôles turques ; et ma route a croisé pas mal de journalistes et intellectuels rescapés de prison, sans parler des militants écologistes qui se font régulièrement coincer en garde à vue. En France aussi, d’ailleurs, nous avons plus de prisonniers que jamais, et la Cour des Comptes vient de publier un rapport accablant à cet égard. La prison est dans l’air du temps.
Mais ma première interrogation, bien sûr, c’est celle de toute personne qui rend visite à un proche en prison. Comment va-t-il ?
Pas très bien, visiblement. Embonpoint, air neutre, traits las, et comment pourrait-il en être autrement ? Cela fait plus d’une décennie qu’il n’a pu marcher dans une rue, ni sortir pour un événement culturel, ni grimper la moindre collinette. Pourtant, les longs cheveux blanc-blond donnent à son visage un air de sage des contes de Tolkien, et la robustesse de sa posture évoque un roc, plutôt qu’un homme défait. Je m’approche sans précipitation, enfin se fait le contact des yeux et l’on s’étreint longuement. On ne s’est jamais rencontrés, pourtant c’est comme un ami, on a déjà discuté par personne interposée, et je connais bien sa femme, ses enfants, son père. Mais il y a une autre raison, quasi biologique, qui motive l’étreinte : pour un prisonnier qui vit dans une boîte de 6 m², passe 23 heures sur 24 à l’isolement complet, et ne jouit d’une présence amie que deux ou trois heures par semaine, c’est le seul moment où il peut assouvir son naturel besoin de contact humain.
L’accent australien est à peine perceptible – il blaguait qu’il perdait son accent déjà dans la réclusion à l’ambassade d’Equateur à Londres (sept ans). Et le ton est doux et calme. Ce n’est pas de la résignation mais l’économie d’un marathonien, qui sait qu’il doit ménager ses émotions pour tenir sur la durée – son calvaire dure depuis si longtemps déjà, et peut hélas durer longtemps encore.
« Merci à toi. C’est nous qui devrions te remercier, tout le monde. »
Oui, nous devrions tous et toutes être reconnaissantes envers Assange. Aucun journaliste n’a révélé autant de scandales que lui. Crimes de guerre, corruption dans le monde de la finance ou de la politique, espionnage industriel, mise sur écoute de chefs d’Etat (dont trois présidents de la République française)… Interminable est la liste des puissants, des conspirateurs, des entrepreneurs véreux qui ont de quoi lui en vouloir. Mais les gigantesques campagnes de dénigrement menées par ses ennemis, la durée et la complexité des procédures ont réduit comme peau de chagrin l’équipe de ses soutiens actifs. Pour ma part, cela fait trois ans seulement que je les ai rejoints, clamant son sort injuste sur tous les toits, y compris au Parlement, avec François Ruffin et quelques autres – mais si j’ai un regret, c’est bien de ne pas avoir ouvert les yeux plus tôt.
Je lui dis que j’ai groupé ma visite avec un séjour sur l’île de Wight – lieu mythique pour les arts, la poésie, la photographie naissante, siège du plus grand festival de musique de tous les temps… Mais lui avait un autre angle, auquel je ne m’attendais pas !
« Ah, l’Île de Wight, ils ont une prison dessus. C’est là qu’est emprisonné un ancien dirigeant yougoslave. »
C’est la première fois, mais pas la dernière, que Julian me surprend par son érudition. Oui, vous pouvez vérifier, Radovan Karadzic est enfermé sur l’île de Wight. Dans une prison de catégorie B, moins sécurisée que celle de Belmarsh. Mais Karadzic a seulement été jugé coupable de génocide et crimes contre l’humanité [commis lors de la guerre de Bosnie (1992-1995)]. Il faut croire que le journaliste Assange est plus dangereux.
En vrai, quel symbole qu’il soit détenu précisément dans cette prison de Belmarsh. C’est par ici que l’on fabriquait les munitions qui partaient à la conquête du monde et maintenaient l’ordre et la terreur dans tout l’Empire britannique. Ici, le quartier de l’Arsenal – qui a donné son nom au fameux club de foot. Et la prison se situe tout près d’un gigantesque entrepôt historique de données d’Etat sensibles. Qui aurait pu imaginer un lieu plus chargé de symboles pour incarcérer un pacifiste qui a osé se lever contre le dévoiement du secret-défense ?
« Persécution politique »
La conversation s’engage entre Julian et moi. J’ai l’habitude de prendre des notes sur tout et partout, mais cette fois je devrai m’en remettre à ma mémoire seule. Il est probable que notre conversation est discrètement écoutée, mais peu probable que j’aurai accès à l’enregistrement. Pas de plan bien organisé, on chemine d’un sujet à l’autre.
Et surtout pas la peine que je parle de son feuilleton politico-juridique : il sait par cœur tous les éléments et le monde entier les sait, du moins les personnes qui s’intéressent honnêtement au dossier. Voilà plus de deux ans que le professeur de droit humanitaire suisse Nils Melzer a fait paraître son ouvrage exhaustif, désormais publié en cinq langues ; la version française est sortie en 2022 sous le titre « l’Affaire Assange. Histoire d’une persécution politique » (Editions Critiques). Une affaire dont il avait été saisi en tant que rapporteur auprès des Nations unies sur la torture et les traitements inhumains. A travers ces centaines de pages, Melzer a méthodiquement démonté tout l’écran de fumée qui enténébrait l’affaire – et qui l’avait lui-même trompé dans un premier temps. Il a mis en lumière un monde de sombres miracles où les dépositions sont modifiées sans le consentement de plaignantes, où des juges oublient subitement leurs procédures, où des conflits d’intérêts sont résolus par jeux d’écriture, où les démocraties occidentales trahissent au quotidien leurs Constitutions et leurs engagements. Travail soigneux, de longue haleine, qui n’a pas empêché le gouvernement britannique (pourtant partie prenante dans l’instruction) de qualifier dédaigneusement son rapport de « travail d’amateur ». Comment prendre au sérieux une démocratie occidentale qui rejette ainsi la voix claire et étayée des Nations unies, tout en brandissant les règles internationales quand cela l’arrange ?
Julian sait tout cela et sait que je le sais. Mais ce que je peux lui apporter, aujourd’hui, c’est de la discussion. Un contact humain, une stimulation intellectuelle, le temps d’une conversation – quelque chose de presque aussi précieux, pour survivre, que l’espoir ou l’eau potable. Julian et moi avons baigné dans le même bain culturel, avons été biberonnés à la culture scientifique-geek, on se comprend. Il a lu dans le texte les grands mathématiciens – Turing, G. H. Hardy ou « The Princeton Companion to Mathematics » de Tim Gowers. Quand je lui dis, en passant, que je conseille une entreprise de cryptage homomorphe, il sait très bien de quoi il s’agit. Julian :
« Ha oui ! Le cryptage homomorphe, je ne pensais pas que c’était possible. Alors pour me convaincre j’ai programmé un bébé cryptage homomorphe. Juste la fonction +1. Genre le nombre d’amis.
– Ha ! Un bébé cryptage. Faut penser aussi à programmer la fonction -1, quand tu perds des amis.
– C’est comme le cryptage à clé publique. La première fois qu’on m’en a parlé, je n’y croyais pas.
– Pour le cryptage homomorphe, faut des compétences à la fois en algèbre et théorie des nombres et en analyse numérique.
– Et toi, tu as les deux.
– Non, non. Moi, je comprends l’analyse numérique, mais algèbre et théorie des nombres, ça m’est étranger. C’est rare de maîtriser les deux versants. Parmi les grands mathématiciens du moment, peut-être qu’il n’y a que Terry Tao à pouvoir le faire.
– Ah, Tao… Il était dans mon université, à Melbourne.
– Je croyais que tu étais de l’ANU [Australian National University, à Canberra] ?
– J’y suis allé aussi, un peu.
– Moi, j’y suis resté quelques mois, à Canberra, ils ont une équipe sur les EDP [équations aux dérivées partielles, une classe d’équations mathématiques] pleinement non linéaires, peut-être les meilleurs du monde. Il fallait que j’aille apprendre directement à leur contact. »
La conversation va et vient, multiplie les références à notre panthéon commun. On parle de Erwin Schrödinger, ses balades dans les montagnes tyroliennes, le forum de la construction européenne qu’il a fondé à Alpbach. De Heisenberg et sa conception de la technologie qui se reproduit comme un organisme. De G. H. Hardy et sa vision controversée des applications mathématiques. De l’intuition surnaturelle de Ramanujan. Ou encore de la sainte trinité de l’informatique, Turing-Shannon-Von Neumann, accomplissant la synthèse entre l’abstraction pure de la logique et les enjeux les plus concrets liés à la guerre…
Petit coup d’œil de côté. L’air gêné, Julian interrompt la conversation doucement pour me demander si je peux aller lui chercher d’autres choses à boire et à manger, maintenant qu’il n’y a pas de queue à la buvette. Bien sûr, j’aurais dû y penser. Café. Chocolat. Des fruits. Julian chamboule la géopolitique, mais à cet instant il dépend physiquement de moi, son visiteur du jour. Lui, symbole de liberté, dans cet environnement infantilisant, est incapable de se nourrir seul. Heureusement que l’esprit est toujours là, et la capacité de rire – récemment, il a fait fuiter une cocasse lettre au roi Charles III, décrivant avec panache, sur le mode de la dérision et de l’humour noir, la triste vie à Belmarsh, sa nourriture infâme et ses suicides.
« Je souffre de ne pas pouvoir bouger. On a besoin de bouger, de marcher pour mettre ses idées en mouvement. Mais je ne me plains pas. Soljenitsyne décrit le goulag en Sibérie… Etre emprisonné en Sibérie, c’est encore plus dur.
– Soljenitsyne, mais c’était un génie, le luxe de détails, l’érudition dans ses ouvrages !
– Il s’était confectionné un faux chapelet en boulettes de mie de pain. (Julian égrène des doigts un chapelet invisible) Ça lui servait d’aide mnémotechnique pour les chapitres de son livre qu’il conservait en vers dans sa mémoire…
– Un ami d’ami, emprisonné en guerre, a survécu en écrivant des poèmes dans sa tête.
– Pour moi, le plus dur, c’était les trois premiers mois ici, j’étais sans livres, et je partageais ma cellule avec un serial killer, je ne voulais pas lui parler. J’ai trouvé en moi les ressources… Je me suis mis à réfléchir à des choses si simples, à concentrer mon attention sur la géométrie élémentaire… repartant d’un triangle… indépendant de son orientation, de ses longueurs… un triangle que l’on peut décrire avec un seul nombre… J’ai reconstruit pour moi la géométrie la plus élémentaire, dans ma tête… Et petit à petit, de plus en plus complexe, jusqu’à reconstruire la relativité restreinte. »
L’emploi correct et sans effort des termes de « relativité restreinte » (special relativity), ou encore d’« équation de Vlasov » quand il évoque mon propre ouvrage, rappelle que Julian a une vraie formation de physicien. Dans un passionnant témoignage, son ancien camarade d’université Niraj Lal a expliqué comment la contribution de Julian a été d’importer dans le domaine de la démocratie la réflexion systémique chère aux scientifiques, l’analyse dimensionnelle qui sous-tend les cours de physique. Ayant reconnu la tendance du système à toujours concentrer l’information à son avantage, il s’est demandé comment la renverser structurellement. Donner aux citoyens davantage de contrôle, aux puissants plus d’obligations de transparence : et c’est bien pour cela qu’il a sa place dans une fameuse conférence programme du célèbre cryptographe Phillip Rogaway, « The Moral Character of Cryptographic Work ».
Snowden et Assange, liés par le destin jusqu’au sacrifice.
Quand je lui demande ce que serait une bonne formation aux enjeux du journalisme d’aujourd’hui, il hésite, réfléchit, botte en touche : ce qu’il a pu faire, il l’a réussi parce qu’il pensait flux d’information et technique, mais il n’a pas la culture universitaire du journalisme, pas de conseils ou de consignes à donner. Et pas si sûr d’avoir encore son mot à dire, après tout.
« Je crois… que je suis devenu un symbole. Quelqu’un qui se lève contre le système. »
Il a dit ça sur un ton pensif, comme en s’excusant, comme si la prison avait anéanti la chair de son personnage public pour ne plus laisser qu’un squelette abstrait, désincarné. Pas question que je le laisse se dévaloriser.
« Ça peut être très puissant, un symbole ou une image. Comme le manifestant seul face aux chars, place Tiananmen. Ou David contre Goliath.
– Et les gens sentent confusément que si Goliath gagne, ils perdent tout…
– Un symbole, c’est souvent bien plus important qu’un programme, en politique.
– Ah ah, moi j’étais un très mauvais politique. J’ai fait 1,2 % aux sénatoriales [en Ausralie en 2013]… Il faut dire que je n’avais pas la tête à la campagne, plus occupé à aider à l’évasion de Snowden… C’est sans doute pour ça que je suis encore en prison aujourd’hui… »
Une brume dans le regard, et on le comprend. Manning, Snowden, Assange – les deux lanceurs d’alerte et l’éditeur –, ces trois-là ont lié leur destin jusqu’au sacrifice. Quand l’administration américaine faisait du chantage à Manning pour qu’elle charge Assange en échange de sa libération, elle leur a répondu qu’elle préférerait mourir de faim que de dévier de la vérité. Et Assange a toutes les raisons d’être fier d’avoir facilité l’évasion de Snowden, l’homme qui a révélé l’espionnage de masse effectué sans mandat par la NSA et la CIA sur des millions de citoyens, américains et étrangers, présumés suspects sans raison. Interception de conversations téléphoniques, écoute des câbles Internet. Snowden était persuadé qu’il recevrait sans doute une balle dans la tête pour ses révélations, mais c’était quelque chose de plus grand que lui, il a laissé parler ses idéaux. Sans son héroïsme, l’Europe ne se serait jamais décidée à adopter le Règlement général de protection des données. Quand Snowden a demandé l’asile politique en France, la France a décliné, à deux reprises. Héroïsme de l’individu, couardise des Etats. Et rares sont les nations qui ont saisi les enjeux, enfermées dans leur propre petit jeu politique.
Les acteurs d’une pièce de théâtre mondiale
Une garde passe pour dire que mon café doit rester recouvert à tout moment. Bonne remarque : dans mes mains puissantes, le gobelet de café sans couvercle pourrait être une arme redoutable.
« L’opinion publique australienne est pour toi maintenant, et pas seulement parce que tu es l’un des leurs.
– La politique australienne est superficielle, c’est une jeune démocratie. Mais il y a aussi du bon. »
Autour d’Assange, les Etats se positionnent, comme les acteurs d’une pièce de théâtre. Dans le rôle du persécuteur, les Etats-Unis. Mortellement vexés d’avoir vu exposés leurs crimes de guerre et leur délire techno-contrôleur. Dans le rôle de l’âme damnée zélée, exécuteur des basses œuvres, le Royaume-Uni. Prêt pour cela à trahir ses valeurs, ses règles constitutionnelles, sa glorieuse histoire, et à mentir, mentir, mentir encore par la voix de ses ministres. Dans le rôle des faibles, collaborant sous la pression, la Suède, qui a permis d’allumer la titanesque procédure juridique. Dans le rôle de l’ingénu, dindon de la farce, tenant à ses alliances mais souhaitant le retour de son brillant enfant turbulent : l’Australie. Et pour la France ? Le rôle des lâches qui détournent le regard. Que d’excuses minables j’ai pu entendre de la part de membres du gouvernement, pour ne pas s’occuper de Assange…
« Ah, tu sais, je préfère Snowden… » « On a un conflit d’intérêts car un de nos ministres était son défenseur… » « Comment soutenir que la Grande-Bretagne n’est pas un Etat de droit ? » « Le contexte géopolitique n’est pas favorable… » Aucun membre du gouvernement n’ose dire mot quand l’administration Biden réclame l’extradition pour juger un journaliste australien, et utilise tous les tiroirs d’une loi contre l’espionnage de 1917 (Espionage Act) pour réclamer 175 ans de prison (oui, vous avez bien lu). Histoire d’envoyer un signal au monde : où que vous soyez, qui que vous soyez, si vous exposez des vérités qui nous dérangent, nous vous poursuivrons.
« Je leur dis que les livres sont mes amis »
Julian est le centre d’une pièce de théâtre mondiale, mais c’est aussi un humain qui souffre dans son corps. Je remarque que ses doigts ont du mal à éplucher la banane, je l’aide comme on aide un enfant maladroit. Et la discussion reprend. Julian n’est pas seulement un geek, comme on s’y attend il a aussi une solide culture politique. Il a lu dans le texte Churchill (« un bon écrivain mais pas une bonne personne, un oppresseur, et il a fait perdre beaucoup de soldats avec ses tactiques. C’est pour ça que les élections lui ont été si défavorables après la guerre »), Soljenitsyne (« il faut absolument que tu lises “le Premier Cercle” ») ou Gramsci. On glisse vers l’anticipation et le fantastique, Philip K. Dick et Neil Gaiman… Assange et moi, on a connu les livres depuis notre enfance et on a grandi avec, ce sont des amis indispensables.
« Les livres. Heureusement qu’ils me laissent en lire maintenant. Je serais mort sans eux. J’en ai fait des piles dans ma cellule. J’ai enlevé le lit, qui ne me servait à rien, j’ai gardé juste un petit matelas, genre yoga, et l’espace gagné, je l’ai rempli de livres. De temps en temps, ils veulent me les enlever, les expulser. Je leur dis que ce sont mes amis. »
Je parle de Pavel Florensky, ce scientifique et penseur inclassable écrasé par les Soviétiques, qui ont été jusqu’à détruire sa bibliothèque. Je promets de lui envoyer ses écrits, s’ils sont traduits en anglais.
C’est fou comme c’est passé vite. Il me reste 5 livres à dépenser, je voudrais vite aller lui acheter quelques fruits de plus. Mais trop tard, ils ont déjà refermé la buvette. Damn them. Je fais le point avec lui, les auteurs que je dois vraiment approfondir, c’est Gramsci et Soljenitsyne. Il faut conclure sur une note d’espoir. J’insiste une fois encore sur le dévouement de ses amis lumineux à l’extérieur. Sylvi qui a transmis mon dossier à l’administration pénitentiaire et garde les enfants de Julian quand son épouse doit partir à l’étranger chercher en son nom tel ou tel prix remis au nom du journalisme ou de la liberté de parole. Niels, le bénévole qui a plaqué son job pour aider la cause et qui viendra me rejoindre à la sortie de prison pour enregistrer une vidéo témoignage. Et les innombrables qui ont conscience, précisément ou confusément, de l’investissement de ce David qui s’est engagé pour eux contre le Léviathan-Système.
C’est le moment de l’au revoir. L’étreinte sera encore plus longue qu’à l’arrivée. Je repars, rends le plateau-repas. Un dernier regard au prisonnier de la table C1, son brassard jaune à l’avant-bras. Déjà, il a repris son air stable et neutre. Toujours en course de fond. Je lève le poing gauche et il répond de même. La lutte continue, malgré tout. Me reviennent en tête les vers d’Eluard :
« Un homme… qui continue la lutte
Contre la mort contre l’oubli
Car tout ce qu’il voulait nous le voulions aussi
Nous le voulons aujourd’hui. »